L'aventure de Belle-Beille

Klo Artières
Baptiste Besse-Patin
Rémi Cadier
Thomas Charlot
Simon Guillon
Damien Lulé
Gilles Raveneau

Belle-beille
Ce travail a été réalisé dans le cadre du labex Les passés dans le présent et a donc bénéficié de l’aide de l’État géré par l’ANR au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-LABX-0026-01

Résumé

Après quarante ans de souvenirs épars et d’informations dispersées, les habitant⋅e⋅s du quartier Belle-Beille à Angers ont vu réapparaître un terrain d’aventure pendant quelques semaines durant l’été 2019 suite à une première expérimentation l’année précédente. Cet article se propose de revenir sur ces expérimentations et les cheminements parcourus par l’équipe instigatrice de ce dispositif atypique dans le paysage des institutions contemporaines qui accueillent des enfants ou des jeunes durant leur loisir, dans un lieu dédié au jeu.

Introduction

Angers, le 29 juillet 2019. Après quelques kilomètres, nous avons rejoint le point de repère qu’est le centre social Jacques Tati, entouré de petits immeubles et de barres HLM. Inévitablement, des images de Mon Oncle (1958) reviennent en mémoire alors même que ce quartier est issu des opérations d’urbanisation à la sortie de la guerre et de la construction de grands ensembles pour soutenir le développement d’une zone industrielle. À défaut de rencontrer Gérard et M. Hulot au détour de la place de la Dauversière, nous avons croisé Jason, un jeune garçon de 16 ans, poussant un chariot rempli de palettes et de rebuts dont des meubles destinés aux encombrants. Entre le poids et les chutes d’objets, nous ne pouvions que l’aider et suivre son chemin. Il allait justement jusqu’au square Champagny, nous nous en doutions au regard de son chargement hétéroclite, lieu d’implantation d’une expérience renouvelée d’un terrain pour l’aventure. À travers le dédale du quartier apparaît bientôt l’objet de notre visite, bien encadré par des barres d’immeubles et ombragé par quelques arbres. Invisible pour le néophyte, entouré d’une clôture symbolique, une simple canisse, un panneau annonçait heureusement l’entrée du terrain d’aventure. La présence des enfants, de cabanes en construction et de toutes sortes de matériaux de récupération confirmaient immédiatement que nous étions arrivés à bon port.

Le cœur un peu serré, nous avions l’impression de faire un bond dans le temps. En effet, le terrain d’aventure était jusque-là lié à des archives et au passé révolu d’une expérience pédagogique et d’animation des années 1970-80 qui n’avait pas eu de suite en France. Immédiatement, la sensation d’être en terrain connu s’imposait. Un air de familiarité s’installait avec les photos, les rares vidéos et les quelques ouvrages des années 1980 consultés. Le passé était tout à coup conjugué au présent et le terrain d’aventure prenait une tournure concrète. Des cabanes en tous genres, du tipi à la construction à étage, des filets et des cordages, des balançoires, des guirlandes de scotch, des installations plus ou moins éphémères, des endroits pour se poser et flâner, discuter ou se restaurer… et une diversité de matériaux entreposés et triés, adossés à un container détenant les outils nécessaires pour construire et bricoler. Le tableau d’ensemble, pour le moins bigarré, hétéroclite et un peu anarchique, ressemblait plus à un joyeux chantier qu’à un espace de jeu pour enfants. Cette sensation était d’autant plus renforcée que le terrain était installé face à une aire de jeux ordinaire, bien sage, respectant la normalisation actuelle résumée par les « 4S » (Barbara Solomon, citée par Romagny, 2019, p. 7) : son toboggan, son ressort et sa structure à grimper, sans angles ni aspérités, sur un lit de sable… Comme un fait exprès, nous avions ainsi sous les yeux, accolés à quelques mètres d’écart, deux modèles idéal-typiques du jeu et de l’enfance : deux conceptions contrastées du jeu et de sa matérialisation concrète, deux représentations de l’enfance et des usages de la ville. Ce square, perdu au cœur d’un quartier d’Angers témoignait tout à coup à lui seul de l’évolution historique et des changements vécus dans les conceptions du jeu et de l’aménagement urbain consacré aux enfants ces 50 dernières années (Delaunay, 2018). Cette année encore, pour la troisième année consécutive, le terrain d’aventure de Belle-Beille a réouvert ses portes début juillet malgré la pandémie du covid-19.

Photo 1- Le terrain d’aventure d’Angers et l’aire de jeu normalisé (Belle-Beille, août 2020, cliché Gilles Raveneau)

L’objectif de cet article est de rendre compte de cette expérimentation originale et des conditions qui ont permis son avènement aujourd’hui après des dizaines d’années de (quasi-)disparition. Il s’agit de présenter et de décrire les pratiques du terrain d’aventure et la vie quotidienne du terrain d’aventure pour tenter de comprendre l’originalité de ce dispositif ludique et pédagogique au regard des autres institutions qui accueillent des enfants et des adolescents durant leurs loisirs. Mais avant cela, nous replacerons cette aventure dans la perspective d’une histoire plus longue de ces terrains. Cela permettra de faire apparaître le contraste entre cette expérience et celles des années 1970-80 et de réfléchir, dans la dernière partie de l’article, aux raisons pour lesquelles elle conserve toute sa pertinence aujourd’hui. Écrit à plusieurs mains, cet article est aussi une trace de la collaboration entre des professionnel⋅le⋅s de l’animation et des professionnel⋅le⋅s de la recherche. Il témoigne de l’intérêt de la recherche qualitative et des acteurs sociaux dans l’expérimentation et de la transformation des conditions sociales dans la perspective du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. En effet, la temporalité et l’intérêt des initiatives sociales et pédagogiques et ceux de la recherche se trouvent avec bonheur parfois, comme c’est le cas ici avec le projet de recherche TAPLA (Terrains d’aventure du passé/pour l’avenir) dont ce numéro rend compte également et qui fait le pendant à cet article.

Des traces éparses des années 1970

Pour qui s’intéressait aux terrains d’aventure en France, on ne pouvait que constater le faible nombre de ressources et leur caractère daté. En passant outre les références à l’escalade en pleine nature ou le réaménagement d’un jardin public parisien, la plupart des références françaises datent des années 1980 : des ouvrages relatant des expériences terminées (D’Allaines-Margot, 1975 ; Savoye, 1978 ; Vergnes et al., 1975), quelques articles et documents sous l’égide du CoDEJ (Comité de Développement d’Espaces pour le Jeu, en particulier), des photos parfois compilées (Flatard & Prémel, 1982) et de rares vidéos d’un terrain à la Meinau[1] ou à Courbevoie lors de la construction du quartier de La Défense… Aux yeux de n’importe quel⋅le professionnel⋅le, ces images peuvent relever d’un passé révolu post-68 aux accents libertaires ou d’un idéal disparu. En quelque sorte, on peut dire que le « mythe » a même été entretenu par le blog des Petits Pierrots[2], dernier terrain parisien fermé en 2012 après plusieurs mois de mobilisation des habitant⋅e⋅s (Grandeau, 2020) en plus des articles de presse présentant quelques aires de jeux « novatrices » qui s’inspiraient d’anciennes tentatives[3] .

Aujourd’hui, le terrain d’aventure – le dispositif comme son histoire – est et reste méconnu par les dernières générations de l’animation socioculturelle à l’image des expériences dite des 1000 clubs ou des républiques d’enfants (Boussion et al., 2020). Devant les constructions de bric et de broc, leur hauteur, une tyrolienne ou des balançoires géantes, un toboggan artisanal autrement large et pentu, des outils en main et à disposition, les visages salis et les vêtements tâchés, la présence d’un feu ou d’animaux, animatrices et animateurs ne peuvent que remettre en question l’existence de ces réalisations en mettant en avant – ou en cause – la réglementation considérée comme restrictive, les risques encourus, les perceptions – souvent négatives – des parents ou des positions pédagogiques… Qui plus est, ces pratiques sont difficilement imaginables au sein des « accueils collectifs de mineurs » (ACM) actuels, renvoyant cette éventualité à un passé révolu, peut-être un souvenir nostalgique. Peut-on raisonnablement transposer un dispositif à partir d’anciennes références, plus de 40 ans plus tard, à une société dont les préoccupations ont indéniablement et largement évolué ?

Si l’on s’extrait du contexte français, la personne curieuse découvrirait que les pratiques du terrain d’aventure sont toujours présentes et développées dans d’autres pays européens : Allemagne, Angleterre, Pays de Galles, Belgique ou Suisse, par exemple. Autrement dit, par rapport aux pays voisins, la France se distingue plutôt par la disparition de ce dispositif qui s’est pourtant maintenu ailleurs. Si les causes de cette disparition sont multiples et constituent l’objet de la recherche TAPLA, leur persistance interroge, malgré tout, les manières française de faire et de penser, qu’elles concernent les aires de jeu, le loisir des enfants et les professions qui les encadrent, le partage de l’espace public ou encore le rapport au risque… Si ce n’est pas l’objet de ce texte d’aborder les spécificités de ces pratiques, elles ont néanmoins été d’un appui important pour le renouvellement des pratiques françaises.

Le terrain de Belle-Beille

Comment en vient-on à rapprocher plus de 1000 personnes différentes dont une centaine d’habitué⋅e⋅s, à leur permettre d’occuper un espace de 1600 m² et d’utiliser des kilos de clous et de vis, des kilomètres de cordes et des centaines de palettes pendant l’été ? Avant de présenter l’installation et le fonctionnement du terrain d’aventure qui a pris place au square Champagny, nous revenons sur les premières tentatives pour en appréhender au mieux son histoire. Objectif à long terme formulé au début des années 2010, il s’est peu à peu concrétisé au fil des voyages, des rencontres et des partenariats pour aboutir à son installation et, peut-être, à sa pérennisation.

Les premières tentatives « ceméatiques »

Dans le cadre du dispositif européen Léonardo da Vinci (intégré à Erasmus+ depuis), plusieurs militant⋅e⋅s de l’association régionale des Ceméa Pays de la Loire ont pu partir en Allemagne et prendre part aux actions de Bauspielplatz à Hambourg et sa banlieue durant l’automne 2012. Ces quelques semaines ont été l’occasion de découvrir le travail des Sozialpädagogin (pédagogues sociaux, voir Ott, 2011) et l’accueil des enfants – parfois dans un cadre périscolaire – le temps d’une (demie-)journée. À la suite de ces stages et de nombreux échanges maintenus avec les organisations hambourgeoises, ces militant⋅e⋅s ont souhaité poursuivre leurs réflexions en continuant à se réunir, à réfléchir aux différences nationales et aux potentialités existantes, mais aussi à faire partager l’intérêt de tels lieux dont témoignent des articles publiés peu après (Cadier, 2013, 2014 ; Martinon, 2013 ; Anim’Acteur⋅ice, 2013). Autant de signes d’une volonté de concrétiser un terrain d’aventure adapté au contexte français.

En bénéficiant d’un autre financement européen (Grundtvig), une semaine de formation a pu être organisée en mai 2013 dans la Sarthe en regroupant une vingtaine d’animatrices et d’animateurs européen⋅ne⋅s autour des spécificités des terrains d’aventure. Durant l’été 2013, plusieurs installations éphémères ont été éprouvées en Loire-Atlantique, notamment au Croisic pendant une semaine et à Chéméré pendant un mois dans le cadre d’accueils de loisirs destinés à des enfants. Puis, en étant plus proche des principes originels, un terrain a été monté pendant quelques jours lors d’un festival à Paimbœuf, accueillant une variété de publics et des familles. Dans le même temps, les échanges ont continué avec la fédération des terrains hambourgeois pour approfondir les analyses et les réflexions après ces premiers essais dans une logique de recherche-action.

Quand bien même réussies, ces expérimentations restaient limitées par leur caractère éphémère. S’est alors posée la question d’établir plus concrètement et durablement l’existence d’un terrain d’aventure sur un territoire. À l’occasion d’autres actions de formation et par l’intermédiaire des réseaux de l’association, la possibilité d’investir le terrain d’un bailleur social dont des bâtiments allaient être détruits prochainement s’est présentée. Cette opportunité a conduit à tenter une nouvelle expérimentation, à la fin juillet 2018 pendant cinq jours, dans le quartier de Belle-Beille à Angers.

L’inscription dans le quartier

Comme pour une partie des terrains explorés à Hambourg ou les premiers apparus en France (Paris, Rennes, Bordeaux…), le terrain d’aventure s’est installé dans un quartier (historiquement) populaire et ouvrier d’Angers. Construit dans les années 1950, il fait partie de la première vague de construction de grands ensembles pour répondre aux problématiques de logement dans le contexte de l’Après-guerre. Il se structure le long d’une avenue, bordée par des tours et des barres imposantes et réunit des équipements (écoles, cinéma, piscine, centre social…) qui cohabitent avec des maisons autoconstruites (maisons castors d’ouvriers) et quelques maisons individuelles. Depuis les années 2000, et devant la vétusté des logements bâtis, le quartier a connu plusieurs opérations – conséquentes – de « rénovation urbaine » pour détruire, réhabiliter et construire de nouveaux logements, mais aussi réaménager les espaces publics et les accès aux transports en commun. Présentement, le quartier reste principalement composé de logements sociaux, collectifs, loués, et est inclus comme « quartier prioritaire » dans plusieurs dispositifs de politique de la ville, dont celui de zone franche urbaine.

Avec une part importante de jeunes (41 % de la population a moins de 25 ans en 2015[4]), les habitant⋅e⋅s de Belle-Beille sont néanmoins marqués par un faible taux d’emploi (44 %) et plusieurs formes de précarité alors que près de 41 % de la population se situait sous le seuil de pauvreté (2014). Même si une entreprise informatique avait participé à l’essor économique du quartier dans les années 1960 en étant le principal pourvoyeur d’emploi, elle a été rachetée par d’autres entreprises concurrentes, réduisant au fur et à mesure ses effectifs. Par ailleurs, on peut s’apercevoir que 43 % (en 2015) des ménages sont des personnes seules, ce qui pose un enjeu fort autour du développement du lien social dans le quartier. Ce contexte socio-économique induit inévitablement des difficultés d’accès à plusieurs équipements, en particulier pour les enfants et les jeunes.

Ainsi, par l’intermédiaire des animations organisées par le centre social, notamment au pied des bâtiments « Belle-Beille Plage », il a été constaté comment des enfants et des jeunes n’accédaient pas aux activités proposées, à la fois par méconnaissance mais aussi en raison du tarif qui pouvait être un frein non négligeable, une partie de la population du quartier ne pouvant partir en vacances. À plusieurs reprises, les souhaits exprimés (ou non) par les enfants démontraient une forte envie d’avoir une prise avec leur environnement. D’ailleurs, plusieurs enfants « s’encabanaient » (Bachelart, 2012) déjà dans des lieux « cachés » qui ont pu être identifiés, mais ceux-ci étaient bien souvent rapidement détruits car « non-autorisés », par des agents garants de la « propreté ». Dans le contexte des démolitions et de nouvelles constructions, ces pratiques ont pu profiter des lieux, porteurs de mémoire, laissés en friche durant quelques années dans l’attente de nouveaux aménagements. Et d’ici quelques années, il en sera de même pour les barres qui entourent le square Champagny, vouées à être démolies.

Des liens tissés

Présent à Belle-Beille depuis plus de 40 ans, le centre social Jacques Tati est à l’origine et le porteur du projet de terrain d’aventure. Au jour le jour, il a pour ambition d’accompagner les habitant⋅e⋅s – quel que soit leur âge – dans leurs quotidiens et de développer le lien social sur le quartier. Si ces actions prennent place « dans les murs » (ateliers, clubs, etc.), il a aussi vocation à intervenir « hors les murs », en allant à la rencontre des personnes ainsi qu’en initiant des interventions dans la rue. Qui plus est, le centre est aussi en lien avec les autres institutions du quartier, que ce soient les établissements scolaires et leurs accueils périscolaires ou d’autres établissements de loisirs ou culturels voisins. Grâce au relais de ces derniers comme à l’accueil de plusieurs groupes (sur le temps scolaire ou périscolaire) avant la période estivale, des enfants ont pu découvrir et situer plus rapidement ce nouveau terrain de jeu.

À destination des parents, des sessions de porte-à-porte ont été réalisées auprès du voisinage et aux alentours du centre social afin de les informer du projet et de son ouverture, avant une réunion d’information sur le square. De manière générale, l’accueil du terrain par les habitant⋅e⋅s a été très positif, car il répondait aussi à une forte demande d’activités de loisir au plus près de chez soi.

Par ailleurs, à un autre niveau institutionnel, le centre social et les Ceméa avaient pu se réunir avec la CAF (Caisse d’Allocations Familiales) et la DDCS (Direction départementale de la Cohésion Sociale), en charge – notamment – de l’accueil des enfants en dehors de leur domicile. Ces deux institutions responsables de l’organisation d’offres de loisirs adressés aux enfants, par l’intermédiaire des ACM par exemple, se sont montrées très intéressées pour suivre le développement de cette expérimentation. En y associant le bailleur social, propriétaire du terrain, ces partenaires ont constitué un comité de pilotage qui, réuni régulièrement, a suivi son organisation et son évaluation.

Le quotidien d’un terrain

Le principe du terrain d’aventure tel qu’il a été proposé est simple : c’est un village de jeux et d’expérimentation permanent, qui évolue avec le temps, en fonction des besoins, des désirs, des nécessités aussi… Il est encadré par des limites visibles (barrières) et des personnes (animateurs et animatrices, bénévoles, parents) qui sont là pour proposer aux enfants un espace de liberté, de créativité, d’inventivité, en toute sécurité.

Après la fête d’ouverture où plus d’une centaine de personnes étaient présentes et les premiers accueils de groupes, le terrain est ouvert du lundi au jeudi de 11 h à 19 h, le vendredi de 11 h à 21 h et le samedi de 14 h à 18 h. Au total, cela correspond à 46 heures par semaine et, pour le temps d’expérimentation à près de 260 heures d’ouverture. Dès les préparations, c’était une des conditions de réussite repérée car sans une grande amplitude horaire, ou à défaut de disponibilité, le risque était que les habitant⋅e⋅s ne puissent pas s’approprier les lieux. Au regard de la fréquentation du terrain, par âge et par sexe, il s’avère que le but a été atteint en comparaison à d’autres équipements de loisirs du quartier. Dès le démarrage, plusieurs espaces ont été délimités et aménagés sommairement : bar à peinture, lieu de stockage (un container verrouillable), lieu pour visser, clouer, etc., lieu de repos, toilettes sèches, point d’eau… Sans être fixés ou immuables, ils étaient les supports des constructions.

Au quotidien, des rituels se sont rapidement institués, non sans liens avec la pédagogie institutionnelle promue par les Ceméa afin que les enfants investissent pleinement le dispositif. Ainsi, tout accueil de nouvelle personne (enfant comme adulte) était l’occasion d’une présentation – par une animatrice ou un enfant – du terrain, du cadre, des règles, des horaires, des possibilités. Un temps de rangement journalier a été établi ainsi que des réunions hebdomadaires avec les participant⋅e⋅s. Il s’agissait de pouvoir questionner le cadre du terrain, de discuter de l’avenir des constructions, ou encore d’organiser des événements festifs particuliers. Les enfants étaient interrogé⋅e⋅s sur leurs envies en amont de la réunion afin de définir un ordre du jour, et un compte-rendu était affiché sur le terrain à la vue de tou⋅te⋅s. Ce type de réunion avait également été envisagé à destination de l’ensemble des publics du terrain, mais seul⋅e⋅s les enfants s’en sont vraiment emparés. En parallèle, des « métiers » ont été proposés au fur et à mesure des expériences afin d’organiser, au mieux, le fonctionnement du terrain. En voici quelques exemples :

  • l’aimant : passer l’aimant sur le terrain pour ramasser les clous et vis qui traînent ;
  • l’horloge : il rappelait à tout le monde l’heure qu’il était notamment pour l’heure du rangement (une horloge était installée sur le terrain d’aventure) ;
  • le magasin : gérer les entrées et sorties d’outils (métier confié aux enfants plus âgés).

En lien avec le magasin et ses outils, leurs usages étaient dépendants d’un « permis ». Avant de pouvoir utiliser les outils en toute autonomie, les personnes devaient passer un « permis » qui consistait en une présentation de l’outil, de son fonctionnement, et de ses règles de sécurité. Une mise en pratique était effectuée pour vérifier que l’outil était utilisé correctement. Évidemment, aucun papier n’était donné pour attester du passage, mais il reposait sur une confiance mutuelle et il pouvait être retiré temporairement avant d’être repassé. Une fois la présentation du terrain et les « permis » (selon les outils convoités) passés, les personnes étaient libres d’aller et venir à l’envi sur le terrain.

L’équipe d’animation était surtout dans une posture d’accompagnement des habitant-e-s et de démonstration des techniques de constructions (maniement des outils, pour scier une planche ou arracher un clou, etc.) sachant que, le plus souvent, quelques nœuds suffisaient pour établir les assemblages temporaires recherchés. L’équipe d’animation faisait principalement vivre le projet en « l’alimentant », en assurant la gestion du matériel et son approvisionnement. Aidé⋅e⋅s par les habitant⋅e⋅s,des matériaux divers ont régulièrement été apportés : du bois (palettes, planches, tasseaux, madriers…), des rouleaux de tissus, du cordage, de la moquette ou du lino, de la peinture, des bâches, gouttières et autres tuyaux en PVC, des pneus, des bidons (plastique et/ou métal), et des kilos de visserie… La liste n’est pas exhaustive. De même et dans le désordre des constructions réalisées sur le terrain, on dénombre : 18 tipis, 29 petites cabanes, 7 grosses cabanes, 32 meubles, 9 balançoires, 6 chars et bateaux, une centaine d’épées et de boucliers, 1 hamac géant en scotch… Au niveau de la sécurité, et en plus de la présence lors des fabrications, un tour des structures était effectué à chaque fin de journée afin de s’assurer de leur solidité, et en cas de besoin, démontaient ou modifiaient les constructions si un danger était repéré. Aussi, les animatrices et animateurs ont eu un rôle dans l’écoute, l’information et l’orientation auprès des habitant⋅e⋅s à l’occasion de leurs passages sans que cela concerne directement le terrain.

Belle-beille

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Photo 3 – Des constructions et des cabanes (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Baptiste Besse-Patin)

Ainsi, à la différence de la plupart des structures et espaces dédiés aux loisirs et aux vacances aujourd’hui en France, sur le terrain de Belle-Beille, il n’y a pas besoin d’inscription ni de file d’attente, il n’y a pas de prix à payer, même modique, il n’y a pas d’horaires hormis ceux de la présence de l’équipe d’animation. Cet espace rompt donc avec les structures classiques type « accueils de loisirs » ou « centres socio-culturels » par plusieurs points. D’abord, l’absence de murs et de portes à franchir pour y entrer et en sortir, au-delà du symbole, l’animation « hors les murs » offre la possibilité d’être là où sont les habitant⋅e⋅s, au pied de leurs logements, à portée de voix de leurs fenêtres. L’espace de loisirs n’est plus un endroit spécialisé ou dédié, mais un lieu de vie quotidien pouvant devenir un espace de loisir.

Le terrain reste accessible même lorsqu’il est – symboliquement – fermé (en dehors du container contenant les outils). Cette accessibilité a, semble-t-il, facilité son appropriation alors que les habitant⋅e⋅s (enfants comme adultes) se sont saisis des aménagements et des constructions en dehors des heures d’ouverture. Il permet à chaque personne de pouvoir, même temporairement, investir et agir sur cet espace, en bas de chez soi. Et au fil du temps, un mini-village voit le jour au pied des immeubles, avec son auberge, son bar et sa cabane de sieste…

Vers de nouvelles expériences

À la suite de ces premières expériences, un important travail de documentation a été réalisé pour garder des traces, consigner et rapporter les événements qui ont entouré l’installation et traversé le terrain durant les semaines d’ouverture. En plus des rapports rendus aux différentes institutions partenaires, l’équipe organisatrice a souhaité élaborer un ensemble d’outils pouvant permettre à d’autres personnes de mettre en place un terrain d’aventure. Afin de poursuivre les réflexions et la diffusion de ces outils, une journée d’étude a été organisée en février 2020 et a été l’occasion d’engager la rédaction d’une charte ainsi qu’un travail autour de la réglementation avec les partenaires institutionnels réunis dans le comité de pilotage. À défaut de pouvoir bénéficier d’un cadre légal établi, qui fait écho aux difficultés rencontrées par les terrains pionniers dans les années 1970, se dessine peu à peu un cadre commun entre un organisateur et son assurance, la collectivité ou le bailleur propriétaire du terrain, la CAF et les services étatiques déconcentrés dédiés à la jeunesse. Par ailleurs, en écho aux Enfants bâtisseurs de Flatard & Prémel (1982), un nouveau livre collectif – suivant sur une maquette similaire – a été édité par les éditions Cafard : Terrains d’aventure (Collectif, 2020).

Avec une volonté de diffusion affichée, tous ces travaux réactualisent et renouvellent les rares documents des années 1980. S’ils valorisent le terrain d’aventure de Belle-Beille, ce sont autant d’outils qui soutiennent d’autres projets d’aventure dans la région, une future délégation d’élu⋅e⋅s d’Angers à Hambourg comme la constitution d’un réseau français autour de ce dispositif atypique.

Un terrain de jeu peu ordinaire

Peut-on avancer que le terrain d’aventure est le terrain de jeu idéal ? Pour répondre à cette question, il convient d’abord de s’accorder sur la manière dont on appréhende les pratiques ludiques, et ensuite, montrer en quoi et comment un terrain d’aventure, à travers le cas de Belle-Beille, soutient ces pratiques ludiques en offrant un espace et un contexte favorables à leur développement. Pour cela, précisons déjà ce que l’on entend par « jeu ». Le seul terme apposé pour décrire une pratique sociale ou un objet vendu ne saurait garantir à lui seul que des personnes en viennent effectivement à jouer. Avant d’entrer dans les détails, on peut déjà noter que, « le jeu est une affaire de coproduction » (Brougère, 1994, p. 80) entre des joueurs et des joueuses et que celle-ci est indissociable d’un contexte social et culturel, historique et spatial. Dès les premiers mois, les enfants ont peu à peu appris à jouer avec leurs parents et, au gré des expériences, jouent essentiellement à partir des pratiques et des références qui constituent leur environnement. En d’autres termes, le jeu est aussi « une co-construction avec l[es] adulte[s]” (Brougère, 2005, p. 82) qui au-delà du jeu, encadrent sa pratique à des degrés variables.

Photo 4 : Des enfants au milieu des constructions (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Klo Artières)

Toujours à l’appui des travaux de Brougère (2005), notons que le jeu n’est pas tant une activité distincte ou spécifique qu’une dimension ou une forme que peut prendre toute activité sociale. Comme l’avance Reynolds (1976), « [l]e caractère ludique d’un acte ne provient pas de la nature de ce qui est fait mais de la manière dont s’est fait… Le jeu ne comporte aucune activité instrumentale qui lui soit propre. » En ce sens, une caractéristique fondamentale du jeu est le « second-degré » : bien que réelle, le sens de l’activité est à comprendre à un degré second à la manière de l’humour ou du théâtre. Marcher et jouer à marcher se différencient par le sens ludique attribué au deuxième, suite aux décisions du ou de la joueuse. En effet, plutôt que d’invoquer la délicate notion de liberté, Brougère (2005) mobilise un deuxième critère qui est la décision, autrement opérationnelle et observable. Sans elle, on imagine difficilement une personne forcée à jouer contre son gré, mais il s’agit aussi de décider de continuer à jouer et de prendre part aux actions engagées sur un mode ludique. Partant de là, jouer – entendu comme la transformation d’une situation sur un mode ludique – est une activité réalisable en tout temps et en tout lieu (avec un canapé dans un salon comme avec de la nourriture à table), même si elle peut s’adosser à des supports (jouets) ou d’autres pratiques (loisirs, sports, etc.).

Pour reprendre les propos introductifs, contrairement aux aires de jeux, conçues pour cet usage et adressées spécifiquement aux enfants (voire à des tranches d’âge), le terrain d’aventure ne met pas à disposition d’équipements ludiques d’ores et déjà définis, déterminés et ne prescrit aucun usage particulier. Il s’agit moins d’une aire bâtie qu’un espace à construire où il est possible d’inventer et de fabriquer les équipements souhaités, voire de les démonter (ou les détruire) pour en assembler de nouveaux. Selon les périodes, les conditions météorologiques ou, évidemment, les participant⋅e⋅s, le terrain va être façonné et il va évoluer au gré des envies et des négociations enfantines. Partant de là, on comprend mieux comment les matériaux récoltés et amassés offrent une grande « jouabilité » (Besse-Patin & Delaunay, 2020). Alors qu’ils sont détachés de leurs fonctions premières, démontés, parfois indéterminés, les matériaux mis à disposition doivent être (ré)assemblés pour acquérir une nouvelle signification et une nouvelle utilité grâce à quelques outils. S’il arrive que, d’un point de vue extérieur, les objets récupérés et (r)amassés donnent une allure de « dépotoir », il reste à toute personne de faire œuvre de compréhension pour saisir le sens ludique donné aux assemblages fortuits et aux constructions bricolées, même de façon sommaire. Quelques planches peuvent devenir une arme de Fortnite, des cordes se transforment en pont ou en balançoire, des roulettes aident à fabriquer une carriole… Autant de supports qui alimenteront les histoires mises en scène à l’ombre des cabanes… Autrement dit, l’espace accordé comme les ressources mises à disposition donnent l’occasion d’en décider les usages et de les (ré)investir d’un sens personnel, distinct de leur conception initiale et potentiellement partagé avec les autres participant⋅e⋅s. On retrouve ici la « théorie des éléments indéterminés » proposée par Nicholson (2010 [1972]) sur laquelle s’est largement appuyé le playwork, profession développée à partir des terrains d’aventure au Royaume-Uni (Newstead, 2019). Qui plus est, on retrouve aussi les « trois conditions essentielles à la source des activités et à la réussite d’un terrain d’aventure » qu’avait pu repérer Raveneau (2020, p. 85), à savoir : “[m]ilieu transformable, matériaux à disposition et liberté d’action ».

Photo 6 – Des constructions en cours (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Klo Artières)

Aux deux critères de second-degré et de décision qui fondent la forme ludique d’une situation, Brougère y associe trois critères qui en découlent. Une pratique ludique est réglée, qu’elle suive une règle d’un jeu traditionnel transmis depuis plusieurs générations ou la décision d’un enfant supposant « et on dirait que… ». Un accord souvent tacite et fluctuant oriente et guide les participant⋅e⋅s qui peuvent tout aussi bien s’arrêter et négocier un nouveau sens à donner à la situation. De ce fait, et on l’imagine sans mal pour les plus jeunes enfants, selon les événements et l’enchaînement d’actions, le jeu est marqué par une incertitude quant à son issue. C’est une évidence pour une rencontre sportive ou une partie de jeu de société (à quoi bon jouer quand on connaît déjà le résultat). Il en va de même pour un terrain d’aventure dont l’organisation temporelle souple et l’absence de programmation d’activités ouvrent un espace des possibles, autorisant les imprévus ; obligeant les animatrices et les animateurs à les accueillir et les accompagner.

Enfin, reste la frivolité. Futile ou à utilité discutable, jouer n’a pas ou peu d’effets ou d’incidences sur le cours de nos vies ou, avec un autre terme, il est autotélique et se suffit à lui-même. Forcément associé au plaisir, jouer peut être considéré comme une maîtrise de celui-ci : par ses décisions et le second-degré ajouté, une personne peut le faire advenir et, pour ce faire, pourra puiser dans les ressources disponibles comme sa culture ludique. Et c’est parce qu’il y a cette frivolité, une « minimisation des conséquences » (Brougère 2005, p. 56), que le ou la joueuse pourra d’autant plus transformer, voire subvertir le cadre ordinaire : devenir un⋅e héro⋅ïne, dompter des animaux, adopter de nouveaux rôles, etc. C’est en ce sens que Bruner (1983, p. 83) y voit un « superbe moyen d’exploration » mais c’est aussi un élément fragile « dès que l’éducateur s’y intéresse » (Brougère 1997, p. 50). Sans s’étendre sur les « jouets éducatifs » ou les « jeux pédagogiques » (voire « sérieux » dans la formation d’adultes), la formalisation éducative des jeux, notamment par les animatrices ou animateurs qui attribuent des objectifs (pédagogiques) aux pratiques ludiques, peut affecter et minorer cette frivolité tout comme les décisions possibles des participant⋅e⋅s et le sens attribué aux objets ou à la situation : l’enseignant⋅e ou l’animatrice ayant décidé d’une histoire ou d’un thème, du déroulement et d’une « fin »… (Besse-Patin 2018). Dans le cadre du terrain d’aventure, la description précédente a bien souligné comment les postures des animateurs et des animatrices ont évolué ou se sont différenciées de celles, plus ordinaires, des centres de loisirs en se fondant sur l’accompagnement.

Même si l’article de Hayward et al. (1974) est déjà ancien, c’est une des rares études comparatives s’intéressant aux pratiques ludiques des enfants dans des aires de jeux – « traditionnelles » et « contemporaines » – et un terrain d’aventure à partir d’observations systématiques des comportements et des entretiens. Sans confirmer leurs résultats, ils permettent toutefois de conforter les propos précédents. D’une part, les pratiques des enfants sont fortement dépendantes de l’aire de jeux, de ses équipements, des adultes encadrants ou la présence de loose parts. D’autre part, les auteurs notent une complémentarité des activités effectuées sur chacun des lieux et montrent comment le terrain d’aventure permet des pratiques autrement « libres » et « ouvertes » qui sont recherchées par les enfants et jeunes plus âgé⋅e⋅s, et peuvent décider de leurs appropriations. En résumé, on note la forte congruence entre le dispositif du terrain d’aventure, ou sa forme d’organisation, et le jeu ou la forme ludique composée des cinq critères retenus par Brougère (2005). Même si la traduction française n’en conserve pas le terme, l’adventure playground est un espace ouvert et dédié au « jouer », qui donne les opportunités – matérielles et relationnelles – de transformer, au moins symboliquement, voire concrètement, son environnement. Il devient ainsi l’occasion – un temps et un espace dédié – prompte à générer et supporter des expériences ludiques d’enfants et de jeunes qu’il serait difficile de vivre ailleurs.

Conclusion : un renouveau du jeu en extérieur

Pour finir, la dimension ludique du terrain d’aventure est indissociable de ses dimensions sociale et spatiale. En plus d’offrir un contexte favorable aux initiatives décidées par des enfants (ou des jeunes), il offre aussi l’opportunité de rencontrer d’autres personnes de tout âge, d’autres habitant⋅e⋅s au-delà des sociabilités familiales ou scolaires habituelles mais aussi de construire une autre relation à son environnement proche dont témoignent les personnes et qui sont rapportées dans les bilans ou le livre publié (Collectif, 2020). En somme, et cela resterait à approfondir, il peut être considéré comme une forme d’appropriation du square, voire de réappropriation de l’espace public, pour des personnes et des groupes sociaux qui en sont souvent écartées et éloignées.

Photo 8 – Une cabane à étage (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Baptiste Besse-Patin)

Aujourd’hui, quels lieux permettent à des enfants ou des jeunes de prendre place ? de s’installer et monter des cabanes ? d’investir un lieu et de s’arranger un territoire pour leurs usages ? Ainsi, en plus d’une frivolité ludique, le terrain d’aventure porte une autre considération des enfants (ou des mineur⋅e⋅s) et défend leur « droit à la ville » en prenant le contre-pied de processus sociaux qui les ont peu à peu exclus de l’espace public (Paquot, 2015). De nombreux travaux récents des géographies de l’enfance ont montré leurs incidences sur les rapports des enfants (ou des jeunes) à l’espace urbain. Ces dernières décennies, en réponse à l’urbanisation croissante associée à l’augmentation du trafic routier, la restriction de la mobilité autonome, la réduction et la sécurisation des lieux pour jouer, se sont largement développées une sociabilité intérieure et une « culture de la chambre » (Glévarec, 2009) avec l’élargissement des logements et la spécialisation d’activités en direction des enfants (structures dédiées, fermées, avec des professionnelles et des orientations éducatives marquées). En somme, Zeiher (2003) dénote cette « archipélisation » (islandization) des enfants, déplacés par des adultes en voiture entre plusieurs îlots intérieurs, tenus à l’écart de leurs environs, voire déconnectés de l’espace public.

Au regard de ces processus spatiaux, établir un lieu pour jouer – dans le sens le plus simple et mécanique du terme (voir Henriot, 1989) – relève de la gageure. Introduire du « jeu », un intervalle dans les rouages de la ville contemporaine où l’on peut prendre de la distance avec les contraintes est un pari ambitieux pour le terrain d’aventure, à l’opposé de la discipline proposée par les aires de jeux normalisées et sécurisées (Cavallo, 1981 ; Murnaghan, 2016). Par le « vide » de significations et l’absence de fonctions, les ressources mises à disposition sont autant d’interstices ou de marges propices à des usages ludiques que les enfants ou les jeunes peuvent rechercher et investir (Maurin, 2010). Autrement dit, le terrain d’aventure se distingue des « lieux (conçus) pour les enfants » (spaces for children) et visent à être un « lieu (investis par des) d’enfants » (children’s spaces) (Rasmussen, 2004) à l’image des terrains vagues de Mon Oncle (1958).

Enfin, plus largement, cette expérience atypique peut être associée à d’autres actualités qui indiquent un mouvement de fond conséquent concernant les opportunités de jouer offertes aux enfants. Sans exhaustivité, on peut évoquer, dans un premier lieu, le mouvement des “rues aux enfants”[5] réservant ponctuellement (ou de façon récurrente) une rue dans l’espace public pour les pratiques ludiques enfantines et familiales en France ainsi qu’en Angleterre avec l’association Playing Out [6]. En deuxième lieu, les réfections et le réaménagement des cours de récréation que ce soit à Paris avec les cours OASIS[7] ou à Grenoble[8]. Aménagement qui peut aussi concerner la présence de matériaux ludiques dont des « loose parts » comme peut le proposer le dispositif des « boîtes à jouer » (voir Brougère et al., 2016). En dernier lieu, ces actions participent probablement d’un mouvement et d’une réflexion plus larges sur la place des enfants dans la ville, notamment à Rennes[9], et prolongent des travaux déjà anciens, mais récemment traduits, de Tonucci (2019), auquel le terrain d’aventure de Belle-Beille contribue à son échelle.

Références

  • d’Allaines-Margot, Dominique. 1975. Terrain d’aventure et enfants des cités nouvelles : aperçu d’une expérience. Paris, ESF.
  • Bachelart, Dominique. 2011. « « S’encabaner », art constructeur et fonctions de la cabane selon les âges Exploration biographique et photographique », Éducation relative à l’environnement – Regards, Recherches, Réflexions, 10 : 35‑61.
  • Besse-Patin, Baptiste. 2018. « Loisir et éducation. La formalisation éducative des jeux dans un accueil périscolaire », Revue française de pédagogie, 204 : 5‑16.
  • Besse-Patin, Baptiste et Fanny Delaunay. 2020. « Mécaniques de la jouabilité. Les cas d’une aire de jeux et d’un centre de loisirs », Colloque international « Le jeu : entre familles et institutions » Bordeaux.
  • Boussion, Samuel, Mathias Gardet et Martine Ruchat. 2020. L’Internationale des républiques d’enfants (1939-1955). Paris, Anamosa.
  • Brougère, Gilles. 1994. « Jeu, sociabilité et socialisation », dans Martine Glaumaud-Carré (dir.). Plaisirs d’enfances. L’enfant, acteur de lien social. Paris, Syros : 79‑88.
  • ———. 1997. « Jeu et objectifs pédagogiques : une approche comparative de l’éducation préscolaire », Revue française de pédagogie, 119 : 47‑56.
  • ———. 2005. Jouer/Apprendre. Paris, Anthropos Economica.
  • Brougère, Gilles, Nathalie Roucous, Baptiste Besse-Patin et Véronique Claude. 2016. Une boîte pour jouer : pratiques et discours autour d’objets recyclés Paris, Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité. Rapport d’évaluation, 128 p.
  • Bruner, Jerome Seymour. 1983. Le développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire. Paris, Presses Universitaires de France.
  • Cadier, Rémi. 2013. « La place centrale de l’activité sur un terrain d’aventure », Anim’Acteur.ice, 11 : 2‑3.
  • ———. 2014a. « Qu’est-ce qu’un terrain d’aventure », Les Cahiers de l’animation, 87 : 10‑11.
  • ———. 2014b. « Une journée au Bauspielplatz », Cahiers de l’animation, 87 : 12‑15.
  • Cavallo, Dominick. 1981. Muscles and Morals : Organized Playgrounds and Urban Reform, 1880-1920. Philadelphia, University of Pennsylvania Press.
  • Collectif. 2013. « Voyage en terrain d’aventure », Anim’Acteur.ice, 11 : 10‑11.
  • ———. 2020. Terrains d’aventure. Enfants bâtisseurs, enfants bâtisseuses. Nantes, Cafard.
  • Delaunay, Fanny. 2018. « Des sculptures récréatives des années 1970 aux aires de jeux contemporaines à la Grande Borne : jouer n’est pas joué. Le cas de la Grande Borne, opération d’aménagement français emblématique d’un urbanisme dédié à l’enfant », Enfances, Familles, Générations, 30, url : http://journals.openedition.org/efg/3147.
  • Flatard, Yve et Gérard Prémel. 1982. Enfants bâtisseurs. Images d’un terrain d’aventures. Paris, Scarabée.
  • Glevarec, Hervé. 2009. La culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l’espace familial. Paris, La Documentation française.
  • Grandeau, François. 2020. Ces jeunes, et si on les aimait… À Paris, des jeunes et des terrains d’aventure… Paris, L’Harmattan.
  • Hayward, D. Geoffrey, Marylin Rothenberg et Robert B. Beasley. 1974. « Children’s Play and Urban Playground Environments : A Comparison of Traditional, Contemporary, and Adventure Playground Types », Environment and Behavior, 6, 2 : 131‑168.
  • Henriot, Jacques. 1989. Sous couleur de jouer. La métaphore ludique. Paris, José Corti.
  • Martinon, Thomas. 2013. « Au détour d’un terrain d’aventure. Promenade à Hambourg », Vers l’Éducation nouvelle, 552 : 40‑41.
  • Murnaghan, Ann Marie F. 2016. « Disciplining Children in Toronto Playgrounds in the Early Twentieth Century », Jeunesse : Young People, Texts, Cultures, 8, 1 : 111‑132.
  • Newstead, Shelly. 2019. « Le playwork à la recherche d’une identité perdue », Sciences du jeu, 12.
  • Nicholson, Simon. 2010. « La théorie des éléments indéterminés », dans Vincent Romagny (dir.). Anthologie, aires de jeux d’artistes. Gollion, Infolio.
  • Ott, Laurent. 2011. Pédagogie sociale. Une pédagogie pour tous les éducateurs. Lyon, Chronique sociale.
  • Paquot, Thierry dir. 2015. La ville récréative. Enfants joueurs et écoles buissonnières. Gollion, Infolio.
  • Raveneau, Gilles. 2020. « Les terrains d’aventure en France dans les années 1970 ou la contestation en acte de la notion d’équipement socioculturel », dans Laurent Besse et Clarisse (dir.). Des lieux pour l’éducation populaire (1930-1970). Histoire des équipements socioculturels. Villes et territoires. Tours, Presses Universitaires François-Rabelais.
  • Reynolds, Peter. 1976. « Play, Language, and Human Evolution », dans Jerome Seymour Bruner, Alison Jolly, et Kathy Sylva (dir.). Play : Its Role in Development and Evolution. Penguin education. Harmondsworth, Penguin : 621‑633.
  • ———. 2019. « L’art de l’aire de jeux de Group Ludic », dans Xavier de La Salle (dir.). Group Ludic. L’imagination au pouvoir. Bruxelles, Facteur humain : 7‑16.
  • Savoye, Philippe. 1978. Terrain d’aventure : espace de vie. Lyon, Fédérop.
  • Tonucci, Francesco. 2019. La ville des enfants. Pour une [r]évolution urbaine. Marseille, Parenthèses.
  • Vergnes, Bernard, Pierre Kling et Marie-Christine Guéant. 1975. Du terrain ! pour l’aventure. Pratique anti-autoritaire de l’animation des loisirs en milieu urbain. Paris, Maspéro.
  • Zeiher, Helga. 2003. « Shaping Daily Life in Urban Environments », dans Pia Monrad Christensen et Margaret O’Brien (dir.). Children in the City : Home, Neighbourhood Community. London, Routledge : 66‑81.

Renvois

[1]L’INA en a conservé et diffusé une vidéo sur internet : https://www.dailymotion.com/video/xfe2w8

[2]Voir le site internet : http://lespetitspierrots.blogspot.com/

[3]On peut se reporter aux articles de presse de Claire Levenson (2014, http://www.slate.fr/culture/85803/enfants-aventure), Julie Pêcheur (2015, http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2015/02/17/les-nouvelles-aires-de-jeux_4574455_4497916.html) et Vincent Romagny (2016, https://www.la-croix.com/Journal/Les-aires-jeux-beaucoup-evolue-2016-11-15-1100803391).

[4]On se réfère dans ce paragraphe aux chiffres collectées par le service d’information géographique de la politique de la ville : https://sig.ville.gouv.fr/Cartographie/QP049001

[5]Voir le site : http://www.ruesauxenfants.com/

[6]Voir le site : https://playingout.net/

[7]Voir le site du CAEU de Paris : https://www.caue75.fr/ateliers-a-l-ecole/ateliers-cours-oasis

[8]Voir l’article de presse : https://www.liberation.fr/france/2020/07/20/grenoble-fini-le-bleu-et-le-rose-la-recre-passe-au-vert_1794785

[9]Voir l’article de presse : https://www.liberation.fr/futurs/2020/07/14/rennes-la-ville-taille-enfant_1794145

Par Klo Artières, Baptiste Besse-Patin, Rémi Cadier, Thomas Charlot, Simon Guillon, Damien Lule, Gilles Raveneau

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