Archipel

Écrit par
Nicolas Goubier

Mise en abyme [Je]

J’habite l’appartement du septième étage. La baie vitrée qui s’étend sur la longueur de mon salon propose un cadre singulier sur la ville. Au pied de ce tableau vivant, l’eau de la Meuse se répand de manière uniforme entre de larges murs de soutènement. La surface de l’eau renvoie l’image du ciel, à l’exception ponctuelle du franchissement du pont Kennedy et de la passerelle Saucy. Dans le plan immédiatement supérieur, le quai Paul Van Hoeagaerden reprend les contours du fleuve pour assurer le passage d’un autre fluide, celui du trafic routier. Les bus, les voitures, les camions, se suivent en un flot continu, sans se toucher. Au centre de la composition, un objet circulaire. Les véhicules le contournent en une danse aux courbes gracieuses qui pointent dans des directions multiples. A la convergence de ces lignes, un vinyle poussiéreux, une île déserte à la végétation hésitante, une pizza à la garniture parsemée : un terre-plein central. Ainsi, la fluidité du trafic automobile serait assurée par cet obstacle. Inaccessible. Infranchissable. Décontextualisé de tout continuum spatial. Une tache aux abords impossibles à connecter à tout espoir de ville. Un rond-point.
Le front collé contre la vitre froide je me questionne sur le statut de cet espace. Nous avons donc accordé tant d’importance aux voitures dans nos villes que nous acceptons de tourner sans fin autour de ces no man’s land? Il est évident que ces infrastructures sont une réponse fonctionnelle à la volonté de réguler le trafic, en plaçant l’automobile au centre des choix d’aménagements urbains. J’entrevois un sujet complexe, qui ne peut se limiter à un constat réducteur.

 

L’espace de représentation symbolique [Je]

Je repense à mes escapades routières sur un territoire que je connais bien, autour de ma ville natale qu’est Saint-Étienne. Quelques pièces ont particulièrement retenu mon attention. Je pense au rond-point sur la D10 à l’entrée Est de Roche-la-Molière et à sa réplique démesurée de lampe à huile au centre de toutes les attentions. Je pense au carrefour giratoire sur la rue Jean Rostand à la rencontre des communes de La Talaudière, Sorbiers et Saint-Jean Bonnefonds, qui met en scène des rails et des wagonnets qui s’engouffrent vers une peinture en trompe-l’œil à l’entrée d’une galerie. Je pense enfin à Unieux à hauteur du pont du Pertuiset où les routes convergent autour d’une roue en métal portée par deux appuis maçonnés. Ceux-ci sont ornementés d’une illustration qui met en scène la roue dans un bâtiment industriel. Ces différents exemples ont pour point commun d’évoquer l’imaginaire collectif du passé industriel et houiller du territoire stéphanois, en usant de signes et de symboles.
Ainsi, les îlots centraux des carrefours giratoires peuvent constituer des espaces de représentation symbolique du pittoresque ou de spécificités locales, visibles gratuitement depuis l’espace public, ponctuant le parcours des automobilistes. Il s’agit de vitrines hors de tout contexte spatial mais qui renvoient à une imagerie du territoire que l’on parcourt. Nous pourrions ainsi soumettre des lectures d’une région à partir de ces thématiques. Il émerge de ces installations un registre que nous pourrions nommer l’art giratoire qui vacille entre la sculpture et le land art dans une poétique qui lui est propre. Celui-ci n’est pas systématiquement lié à son territoire puisqu’il peut se contenter de mettre en scène un geste sculptural complètement gratuit.
La posture de cette forme d’art demeure toutefois discutable; et ne s’applique pas non plus à l’ensemble des giratoires, certains se contentant de mettre en scène de simples rondelles de croûte terrestre. Il est alors nécessaire d’élargir le propos.

 

L’espace des possibles? [Nous]

La France en 2016 est parsemée d’un archipel de plus de trente-mille carrefours giratoires, situés en majeure partie dans les zones péri-urbaines. Environ cinq-cent nouvelles îles émergent chaque année1. Nous pouvons d’une part nous questionner sur le coût lié à l’aménagement et à l’entretien des rond-points.
D’autre part, cette infrastructure routière à l’emprise large et génératrice d’espaces enclavés mobilise une réflexion sur la maîtrise de l’étalement urbain.
Ainsi, nous pouvons réfléchir sur la pertinence d’envisager cet espace comme un foncier disponible, une typologie cadastrale singulière à laquelle il conviendrait de proposer des réponses architecturales. Pouvons nous imaginer des fonctions susceptibles de s’intégrer sur ces parcelles circulaires enclavées, polluées par un flux continu ?
Avant d’entamer toute réflexion, il convient d’appuyer que les carrefours giratoires sont de natures très variées, qu’il s’agisse du diamètre, du contexte immédiat, qu’ils soient simples ou doubles, les propositions potentielles devant intégrer ces différents paramètres.
Intéressons nous au Grand Prix d’architecture de l’Académie des beaux-arts qui distingue des étudiants et des jeunes architectes de moins de trente-cinq ans. Il portait en 2011 sur le logement étudiant et a lors distingué un projet qui fait écho à notre sujet.
Intégrant l’augmentation globale du nombre d’étudiants en France, le prix de l’immobilier à Paris et anticipant l’extension du campus de Saclay, Simon Moisière alors étudiant à l’ENSA de Versailles propose l’implantation d’une résidence étudiante sur un giratoire de quatre-vingt mètres de diamètre. Le plan est circulaire, les façades sont à distance de la route et les logements s’ouvrent sur un patio au centre de la composition pour se mettre à distance de la voirie.2
Le projet est séduisant mais nous devons rester critiques. D’une part, il s’agit d’une esquisse et il est difficile d’anticiper à l’usage la viabilité d’une telle configuration. D’autre part, cette situation est particulièrement rendue possible par ses caractéristiques propres (rond point très large, coûts de l’immobilier à Paris) et ne semble pas applicable de manière élargie.
La mise en place de formes architecturales adaptées aux rond-points peut se fonder sur une ambition profonde de réinvestir ces non-lieux tout en maîtrisant l’étalement urbain. Néanmoins, cette éventualité ne parvient pas à estomper des doutes quant à son potentiel d’urbanité.

 

Postures [Nous]

Tandis que la morphologie du rond-point trouve une origine dans la géométrie des jardins à la française du XVIIe siècle sous l’égide d’architectes tels que André Le Nôtre, sa perversion actuelle en infrastructure routière nous met face à des problématiques symptomatiques de notre époque. Devons-nous continuer à développer des équipements routiers à l’heure où nous nous questionnons sur nos moyens de mobilité? Réfléchir à les reconvertir en anticipant une diminution de l’usage de la voiture? Se réjouir de l’esthétique des mises en scènes pittoresques et chercher de nouvelles thématiques? Travailler à leur investissement en tant qu’espaces pavillonnaires d’exposition d’art en plein air? Estimer ces résidus parcellaires comme un potentiel foncier et imaginer les formes urbaines qui permettront de limiter l’étalement urbain?
Le rond point est un espace sans fin. Il se prend pour le nombril du monde, ramenant tout à lui, bien qu’il renvoie à tout ce qui l’entoure.

1 La France, terre de ronds-points, Sylvie BOMMEL, 12 Août 2013, leparisien.fr
2 Chambres étudiantes avec vue sur un rond-point, Anne-Marie FÈVRE, 14 décembre 2011, libération.fr

L'auteur
Nicolas Goubier

Ses articles

Extrait de la revue

1
La recherche à l’ENSA•M
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