Les laboratoire utopiques du bonheur

Écrit par
Sylvia Amar

Avant-propos sur l’évolution du sujet de thèse : Cette note propose un point d’étape sur un sujet qui connaît des évolutions dans sa formulation. Les terrains de référence identifiés sont situés aux Etats-Unis. Un premier voyage effectué en avril 2017 permet de confronter les problématiques et les hypothèses énoncées avec la réalité de ces terrains.

Résumé :

Face aux enjeux écologiques qui nécessitent un changement profond de nos modes de vie et d’habiter, les propositions architecturales des plus récentes communautés intentionnelles sont-elles en train d’inventer des alternatives crédibles et durables ? Dans un cadre comparatif des expériences historiques et actuelles, on se propose de montrer que, contrairement aux expériences des années 1960-70, leur engagement se positionne, non plus en miroir mais en complément de l’univers urbain.

 

I. SUJET DE THÈSE INITIAL ET PREMIÈRES INVESTIGATIONS

A. Définition et périmètre

Le sujet proposé s’intéresse aux communautés de vie dites « intentionnelles » dont le projet social s’accompagne d’une production architecturale spécifique.

D’un point de vue sociologique, Ronald Creagh[1] en propose la définition suivante :

« (…) les participants ont délibérément choisi de vivre dans un même lieu. Ils rejettent un certain style de vie devenu la norme dominante en Occident. Ils construisent un autre type de société, où ils partagent les tâches, multiplient les échanges et, parfois, mènent ensemble toutes les autres activités. Ils se voient comme les membres d’une société alternative. »

Cette volonté affirmée de sortir du « mainstream » des sociétés occidentales recouvre une remise en question du modèle bourgeois, de la société de consommation, du capitalisme industriel et plus récemment financier, et enfin une nécessité profonde de retrouver une connexion avec la nature.

Ce désir de changement peut être rapproché d’une démarche de réappropriation du mode de vie, mais surtout des valeurs dont une existence individuelle et collective est investie.

Ainsi, la formule « Construire sa vie » prend ici une signification simultanément sociale et architecturale. Tout en liant ces deux disciplines, elle induit une rupture avec le contexte urbain et un déplacement physique vers un ailleurs. Cet « autre » espace est à son tour investi d’une dimension spécifique qui va emprunter autant aux utopies qu’au pragmatisme pour s’inscrire dans la mouvance des contre-cultures.[2]

Pour Yona Friedman, une Utopie réalisable[3] est bien un passage à l’acte, que l’on agisse seul ou collectivement. Dans le cas des expériences communautaires, le rapport fond-forme (le projet communautaire face à sa production architecturale) produit nécessairement un paradoxe : l’acte qui permet de passer de l’idée à sa formalisation nécessite de renoncer à un idéal de référence, par définition inatteignable. Avec Michel Foucault, l’utopie de départ bascule une deuxième fois, se transformant en hétérotopie lorsqu’il s’agit de choisir une localisation géographique ancrée dans le monde réel pour établir la communauté.[4]

Il n’est donc pas rare que le passage de la théorie à la pratique génère des tensions et des contradictions dans l’organisation de ces nouvelles formes de vie et d’habitat.

Les Etats-Unis ont été choisis comme territoire de référence historique. Comme le montre Pierre Lagayette[5], le pays constitue une terre de prédilection pour combiner d’une part l’expérimentation (le work in progress )[6], d’autre part l’installation de nombreux projets utopiques fondée sur l’arrivée des premiers colons en 1620, Les Pilgrims. L’identité et les valeurs américaines se sont structurées sur des thématiques que l’on retrouve chez la plupart des communautés intentionnelles : fuite d’un système oppresseur pour partir en quête d’un bonheur individuel et collectif, une conquête territoriale repoussant sans cesse ses frontières (des terres vierges à la conquête spatiale) et une culture des idéologies contestataires (transcendantalisme, désobéissance civique) mettant en avant une défense farouche des libertés individuelles.

Le périmètre historique étudié s’étend des années 60 à nos jours, une période de cinq décennies au cours de laquelle les vagues de créations communautaires entretiennent des liens avec des événements historiques et des mouvements de contestation marquants (le refus de la guerre du Vietnam, la lutte pour les droits civiques, la critique de la société de consommation, la montée du féminisme et les premières alertes écologiques). Certains de ces thèmes ne vont faire que se renforcer au cours de la période pour être encore plus présents au niveau mondial dans la période contemporaine notamment à travers les crises énergétiques, le rejet du capitalisme financier et les impacts d’un changement climatique désormais à l’œuvre.

 

B. Problématiques et hypothèses initiales

Pour la plupart des communautés, le projet social et économique ne requiert pas une forme propre. De fait, l’habitat et l’organisation spatiale investissent des formes du passé, existantes ou revisitées. D’autres se distinguent au sens où elles cherchent à générer des architectures qui s’inspirent du projet de vie lui-même pour en incarner le sens. Dans ce cas, les formes sont la matérialisation symbolique d’une impulsion contre-culturelle plus vaste. Elles tentent de se situer hors d’une référence à la norme, pour cela de chercher l’innovation, technique et/ou formelle.

La coexistence de ces deux courants montre l’importance des contextes historiques, et pose des questions sur les motivations théoriques, ainsi que sur le fond et la forme des productions architecturales.

Pour explorer ce constat, une problématique centrale et une hypothèse générale ont été posées et déclinées en amont des visites de terrain. La problématique centrale pose la question suivante : quel rôle joue l’architecture dans un projet social communautaire en réaction aux modèles conventionnels ?

En réponse, l’hypothèse générale propose que l’architecture (à toutes les échelles) et les formes d’organisation sociale qu’elle suscite permettent d’apporter une réponse aux contradictions inhérentes à mode de vie, en s’appuyant sur un socle de procédures expérimentales.

Trois grands points interrogent le caractère alternatif de ces expériences.

Une économie pauvre : l’architecture entre références savantes et populaires.

Comment échapper aux modes de vie bourgeois et à l’architecture dominante qui les abrite, tout en adoptant ou en inventant des règles constructives répondant à une logique économique minimaliste ?

On a posé l’hypothèse que les réponses à ces contradictions sont des propositions alternatives. D’une part, elles font référence à des modèles savants (certains, eux-mêmes orientés vers la notion d’architecture expérimentale) ; d’autre part, elles empruntent à des stratégies de détournement, telles que l’auto-construction, le recyclage, la réinterprétation.

Le rapport homme/nature : l’architecture entre archaïsme et technologie

Comment poser sur divers plans la recherche d’une vie meilleure — contrôle des impacts de l’activité humaine sur l’environnement, production de nourriture et d’objets — dans un nouveau rapport à la Nature, sans pour autant renoncer aux acquis de l’évolution sociale et technique, voire en y apportant des améliorations ?

L’hypothèse avancée est que les projets architecturaux élaborés sont en capacité d’apporter une réponse à cette contradiction en mobilisant simultanément des références archaïques et technologiques, dans une tentative de synthèse ; par ailleurs, ils font émerger des visions syncrétiques qui mettent en relation et font dialoguer des contradictions (faire avec des matériaux simples, naturels et/ou réutiliser des rebuts industriels, concilier l’ancien rêve virgilien avec une approche moderne et raisonnée des problématiques environnementales..

Le rêve communautaire : l’architecture entre « l’ordre et l’aventure ».

Interroger le rêve communautaire — valeurs de partage égalitaire, nouvelles règles sociales, valeur d’exemple —induit d’inventer une voie pour construire une architecture, mais aussi l’espace collectif d’une cité. Comment projeter un rapport au territoire (lieux habités, lieux de production, espaces « naturels ») dont les formes supportent et symbolisent un laboratoire social, soit un dispositif non stable, en perpétuelle évolution ?

Nous avons fait l’hypothèse que ce type de projet architectural relève de l’expérimentation. En rupture avec les protocoles opérationnels les plus établis, il se développe comme un work in progress, proposant des règles et des degrés de liberté évolutifs. Enfin, cette typologie de projet architectural interroge une capacité à « soutenir », dans l’espace et dans le temps, l’idéologie du projet social sur un prisme large qui est loin d’être maîtrisable (de la disparition à la gentrification).

 

C. Des études de cas historiques identifiées

Parmi les communautés qui se créent dans les années 1960, 1970, 1980, trois avaient été retenues, chacune pouvant représenter une décennie et ayant un projet socio-architectural spécifique.

Drop City (1965-1970): une communauté d’artistes qui fuit la norme, devenue symbole d’une époque, qui a totalement disparu aujourd’hui pour devenir un mythe

Arcosanti (1970- ): une vision d’architecte en réaction à la ville américaine, basée sur une économie artisanale

Cal Earth (1991- ): une vision d’architecte basée sur une technique de construction appropriable (visée éducative et humanitaire)

 

D. Des visites de terrain

1- une adaptation à la réalité et une ouverture

La préparation du voyage a mis en évidence une nécessité d’adaptation aux possibilités effectives de visite de sites et de rencontres.

Le cas de Drop City a nécessité une première adaptation. Située dans le sud du Colorado à proximité de Trinidad, Drop City (19655-1970) est toujours considérée comme mythique pour le contexte contre-culturel des années 1960. Un documentaire[7], montrant des images actuelles et des témoignages des fondateurs, a permis de comprendre qu’il n’existait plus rien sur le site. L’ensemble de dômes géodésiques, bricolé avec des carcasses de voitures par Steve Baer et le groupe d’artistes fondateurs, a été complètement démantelé après abandon des derniers résidents.

Drop City reste cependant une toile de fond historique incontournable. Plusieurs articles montrent qu’elle avait inspiré d’autres initiatives communautaires, telles Lama Foundation, Synergia Ranch et Libre, existant encore aujourd’hui. Sur les trois, seule Lama Foundation (située à San Cristobal, Nouveau Mexique) a accepté une rencontre.

A l’instar de la Californie qui est habituellement considérée comme l’état américain le plus prolifique en matière de communautés intentionnelles, le Colorado et le Nouveau Mexique sont également des territoires de prédilection. L’immensité des espaces « vierges », des paysages grandioses confrontant montagnes et déserts, très peu de grandes villes, des terres très peu chères à acquérir dans les années 1960, et probablement la proximité avec Drop City, sont sans doute une partie de l’explication.

Ce constat étant fait, il semblait intéressant de saisir l’opportunité d’être sur place pour élargir le périmètre des visites.

2- descriptif synthétique des terrains visités

Deux expériences situées au Nouveau Mexique, à proximité de Taos : Lama Foundation et the Greater World Earthship Community, plus connue sous le nom de Earthship.

Lama Foundation est une communauté dont le projet social spirituel universaliste passe par une reconnexion avec la nature. Fondée en partie par des anciens de Drop City, elle se caractérise par la présence de constructions empruntant au dôme géodésique ou au Zome[8]. Elle est habitée par moins de 10 résidents de l’automne au printemps. Les workshops et séminaires d’été peuvent faire grimper la population jusqu’à une centaine.

La visite a permis d’accéder aux bâtiments collectifs (cuisine, terrasse, espaces de méditation, bibliothèque, salle de bain), deux logements de résidents permanents, l’atelier de sérigraphie (petite activité économique), logements et sanitaires utilisés en été par les résidents temporaires.

Sous la neige, la beauté du paysage avec une vue surplombant une vallée, mettait en évidence la relation entre la localisation dans le paysage et le projet spirituel qui s’appuie sur une reconnexion avec la nature environnante. Les bâtiments semblent avoir été conçus non pas pour disparaître dans ce paysage grandiose, mais plutôt pour s’en faire une chambre d’écho, chaque ouverture étant positionnée, dessinée pour le capter et le faire entrer dans les espaces intérieurs.

Earthship est un laboratoire d’architecture, plutôt qu’une communauté intentionnelle. Initié par l’architecte Michael Reynolds à partir des années 1970, il est à double entrée : une académie pour apprendre la technique de construction, adossée à un terrain dont le statut permet la construction d’architectures expérimentales soutenables[9]. Propriétaire des lieux, Michael Reynolds (1945-) revend des parcelles de différentes tailles et y construit des maisons individuelles 100% autonomes pour des commanditaires privés. L’objectif de Reynolds est de montrer que son modèle de construction fonctionne, qu’il est adaptable à différents contextes, sans renoncement à aucune forme de confort. A Taos, son entreprise commence à ressembler à un village.

Bien que les habitants des Earthships ne partagent pas des espaces de vie collective, ils sont régis par un règlement intérieur qui définit leurs droits et obligations. Le modèle communautaire est pris à contre-sens : partant d’un modèle architectural original, le staff de Michael Reynolds, compagnons de route des trente dernières années voire plus, semble faire communauté, gère l’accueil du public, l’organisation, la tenue des workshops, et une diffusion du projet à l’échelle internationale. La visite et le logement sur place ont permis de mesurer la crédibilité de sa proposition de maison autonome.

Dans le désert de l’Arizona, Arcosanti Urban Laboratory (panneau à l’entrée du site) s’appuie fortement sur un projet communautaire. A 60 km de Phoenix, Arcosanti a été fondé par l’architecte Paolo Soleri (1919-2013). D’origine italienne, élève prodigue et rebelle de Franck Lloyd Wright, Soleri base son projet sur une critique de la ville américaine caractérisée par l’étalement, aboutissant à un éloignement lieux de vie/lieux de travail, à une prédominance de la voiture et des autoroutes urbaines embouteillées, à la pollution et à une perte de connexion avec la nature.

A ce jour, seule une petite partie du projet urbain de Soleri a été réalisée. Conçu et mis en œuvre à partir de 1970 pour accueillir 5000 personnes au final, le projet communautaire compte aujourd’hui environ 60 résidents permanents, dont la plupart sont membres du staff, ainsi que des résidents temporaires (volunteers) qui prolongent leur workshop par des séjours plus ou moins longs (gîte et couvert assuré contre des tâches d’entretien, de gestion du café-restaurant-bar, de travail dans les ateliers de production de cloches, visites guidées du site, accueil librairie-galerie, hôtellerie). Le site est touristique aujourd’hui (public d’architectes, d’étudiants) et les résidents sont ouverts à la discussion.

En Californie, Cal-Earth Institute est un laboratoire d’architecture fondé par l’architecte Nader Khalili en 1991 (1936-2008), situé à Hesperia, à 140km de Los Angeles. Le lieu est dédié à des workshops de formation à la technique de l’adobe, clairement inspirée d’Hassan Fathy, de façon à la rendre appropriable par tous. Enclos sur un terrain aux dimensions modestes qui côtoie des maisons individuelles classiques, le laboratoire dispose d’un site internet attrayant qui laisse supposer une entreprise de grande ampleur. Mais …impossible à contacter, ni par e-mail ni par téléphone, aucun rendez-vous préalable n’a pu être fixé. Le lieu étant fermé au public contrairement à l’information trouvée, la visite et la possibilité de faire des photos sont négociées sur place.

La visite permet de constater que la documentation accumulée est assez déconnectée de la réalité et que le projet se résume à promouvoir une technique de construction pour de l’habitat d’urgence.

Sausalito Houseboats Community, située à 15 km de San Francisco, cultive plusieurs points communs avec Drop City, mais un destin moins tragique. Fondée dès les années 1950, par un groupe d’artistes, la communauté émerge et s’installe progressivement sur ce site où le recyclage permet la construction d’habitations mobiles (non taxées) à moindre frais (récupération des matériaux mis au rebut par le petit chantier naval voisin). Un mode de vie « bohème », rattrapé par le mouvement hippie émerge et finit par former une communauté de fait d’après la documentation trouvée à ce jour. Le site comprend à présent plus de 400 maisons bâties sur des supports flottants (béton ou fibre de verre) amarrées le long de plusieurs quais. Les quais sont devenus des promenades fleuries qui permettent de constater la gentrification du site. Si Drop City a disparu, Sausalito est devenue une marina luxueuse. Certains quais ont déjà basculé du côté de la gatted community, fermés par un portail, ils ne sont plus accessibles à la visite.

3 – le bilan des visites des communautés historiques

L’échantillon retenu se situe dans des états américains où le mouvement communautaire a toujours été très fort. Les sites repérés devaient répondre à la conjonction de deux critères : un projet social axé sur la recherche d’une vie différente et/ou harmonieuse et une architecture spécifique au service de cet objectif. Au final, cinq sites ont été visités à travers trois états qui ont des spécificités historiques, culturelles et climatiques différentes, impactant sur les modes de vie et les styles de construction.

Les différentes situations rencontrées enseignent que le croisement projet social-projet architectural relève d’une question de dosage, chaque entrée étant plus ou moins prononcée, ou n’étant pas priorisée avec la même urgence. Cependant, ce croisement n’est jamais formulé de façon consciente ou spontanée. Par exemple, à Earthship et Arcosanti, le projet architectural est l’entrée principale. Ce qui « fait communauté » aujourd’hui à Arcosanti, et qui le fera peut-être dans quelques années avec la multiplication des Earthships dans un même périmètre, c’est bien le projet architectural (qui comprend une technique de construction, une forme, une vision).

A Lama Foundation, le rapport des résidents actuels à leur héritage architectural semble assez distancié, leur motivation première reste le projet communautaire. Que celui-ci soit facilité par une architecture propice à la méditation ou qui leur permette de reconnecter plus facilement avec l’environnement naturel semble évident lorsqu’on l’évoque avec eux, mais il n’est pas mis en avant dans le discours.

Ce bricolage tout à fait perceptible dans chacune des initiatives n’exclut cependant pas la sincérité du projet et l’attachement à des valeurs fortes, déjà émergeantes dans les années 1970 et particulièrement présentes aujourd’hui, notamment celles liées aux enjeux écologiques.

Plusieurs constats et questionnements émergent de ces visites de terrain.

Drop City, malgré sa disparition, reste une référence historique : beaucoup analysée, beaucoup relatée jusqu’à nos jours. N’est-il pas plus pertinent de l’aborder en rapprochant son échec du succès des Houseboats de Sausalito, communauté elle aussi fondée par une poignée d’artistes dès les années 1950, qui a connu des moments difficiles dans les années 1960 et 1970, avant de devenir une banlieue bourgeoise de San Francisco ?

Lama Foundation, héritière de Drop City par certains aspects, existe toujours. Elle a opté pour une économie pauvre, mais elle semble chercher des ouvertures notamment par une volonté de réparer les bâtiments anciens et de mettre en œuvre de nouvelles constructions en lien avec une école d’architecture. Ces deux axes de développement pourront-il aider le projet communautaire à assumer plus consciemment son héritage architectural et à travailler dans le sens d’un équilibre ?

Arcosanti semble avoir développé de façon conjointe son équation architecture/vie communautaire à travers près de 50 années d’existence. Elle est visiblement confrontée à de nombreuses tensions de part et d’autre : une architecture de béton qui va devoir être restaurée sous peine de dégradations importantes, des blocages financiers et légaux à poursuivre la construction, auxquels s’ajoutent la disparition de Paolo Soleri, ce qui implique d’après les témoignages des réorientations nécessaires du projet communautaire.

Comment un laboratoire d’urbanisme peut-il intégrer la gestion d’une production architecturale qui revêt aujourd’hui une dimension patrimoniale ? La finalisation du projet dessiné par Soleri est-elle nécessaire ­ ou bien son projet doit-il être réinterprété et trouver des adaptations ?

Earthship, en tant que projet global et méthode de construction de maison autonome, s’est révélé beaucoup plus intéressant et crédible que Cal-Earth Institute qui diffuse une technique de construction limitée à de l’habitat d’urgence. Cal-Earth ne propose pas de projet communautaire. Earthship non plus à proprement parler, mais semble cependant fonctionner comme une famille élargie qui partage les mêmes convictions et le même mode de vie. Habiter sur le site de la Greater World Earthship Community induit-il pas une adhésion à des valeurs incarnées par un habitat alternatif à même de répondre aux enjeux écologiques ? Ces valeurs pourraient-elles être l’embryon d’un projet communautaire plus vaste qui, à moyen terme, pourrait prendre en compte la création d’espaces collectifs et d’aménagement de son territoire ?

Ces nouveaux questionnements résultant des visites de terrain nécessitent un retour vers la problématique et les hypothèses énoncées en amont.

 

II. REDÉFINITION DU SUJET DE THÈSE

Cette deuxième partie tente de tirer parti autant des enseignements des visites de terrains et des nouvelles pistes de recherche qu’ils ont apportées.

A. Évolution du cadre de connaissances constitué

1- un contexte historique différent avec des constantes fortes

Sur la totalité de la période étudiée (1965-2015), les expériences communautaires n’ont cessé de perdurer ou d’émerger[10]. Leurs motivations sont formulées différemment et les comportements semblent s’être assagis (en contraste avec certains excès du mouvement hippie), mais des solutions toujours nouvelles sont proposées, sans doute plus pragmatiques dans leur volonté de mettre en place des systèmes viables, tant la prise de conscience d’une urgence à agir semble avoir mûri.

Une aggravation des symptômes qui motive la création de ces communautés est évidente : le rejet de la société de consommation, des médias et du spectacle ; le mode de vie associé à la ville contemporaine et ses impacts (pollution, qualité de vie) ; les crises énergétiques successives (limite des énergies fossiles) ; les crises économiques en série (dépressions, crises financières) ; la crise climatique encore controversée malgré toutes les démonstrations scientifiques.

Ces diverses crises successives depuis les années 1970 semblent profiter à un système économique qui mute sans jamais se renouveler en profondeur. De même, les artisans des technologies simples, appropriables sans être archaïques, restent isolés et font figure de « héro rêveur » (tels Steve Baer à Drop City, Michael Reynolds avec ses Earthships).

Les expériences communautaires restent cependant la preuve sans cesse renouvelée qu’un désir d’acter pour des changements sociaux s’exprime au niveau international. Elles sont à présent majoritairement centrées sur les enjeux écologiques, ce qui les conduits à interroger différemment les enjeux architecturaux.

Les mouvements de pensée historiques ­ bioregionalism et deep ecology ­ trouvent quant à eux une audience plus large et au-delà du territoire américain, mais ne sont pas forcément reliés à des expériences de terrain.

Cette situation, déjà mondiale en 1965, peut être qualifiée de globale à présent. Elle interroge de fait autant le périmètre géographique de cette étude, que les dates de création des terrains sélectionnés. De nouveaux terrains d’étude, apparus dans les années 2000 (Etats-Unis, Canada, France) sont repérés.

2- Des questionnements liés à un contexte historique mondialisé

Au stade actuel des réflexions et des connaissances constituées, des interrogations émergent. Ainsi, pourquoi ce mouvement mondial de contestation que représentent les communautés intentionnelles de par le monde, et dont on connaît l’existence depuis le XIXe siècle, ne trouve pas d’issues plus convaincantes ?

Pourquoi également le virage écologique à une échelle sociétale ne se produit-il ni dans les modes de vie, ni dans les modes de construction proposés, qui restent marginaux, bien que beaucoup de propositions tout à fait innovantes, faciles à mettre en œuvre et souvent moins coûteuses que les techniques courantes existent et se développent tous les jours un peu plus ?[11] Enfin, on essaie de comprendre si les enjeux financiers liés à la transition énergétique sont une raison suffisante pour bloquer une situation mondiale.

Les expériences communautaires des cinquante dernières années montrent clairement qu’elles sont des lieux d’innovation où les ferments d’un « construire autrement » semblent à l’œuvre. Basées sur la volonté des individus de prendre en charge la responsabilité d’une rupture et d’un changement profond de leurs habitudes de vie, les expériences communautaires semblent aujourd’hui les seuls refuges d’une transition incontournable, voire les avant-postes.

Ces interrogations semblent constituer un point d’articulation du sujet à différents niveaux (historique, technologique, écologique social, idéologique) qui fait apparaître aussi bien des avancées que des blocages. Peut-être vivons-nous des années charnières et l’ensemble des processus en cours serait le symptôme d’un changement de paradigme à l’œuvre ­ soit le passage de l’âge mécanique à l’ère de la physique quantique, comme l’avance John Baird Calicott[12].

L’ouvrage de Serge Audier[13] ­ La Société écologique et ses ennemis, paru récemment ­ retrace l’histoire d’une prise de conscience, à travers des mouvements de pensée dissidents et émancipateurs, qui devrait nous aider à mesurer la pertinence d’une telle approche.

Les communautés historiques visitées, et celles contemporaines à venir, pourraient être considérées comme un échantillonnage grandeur nature ­ certes non exhaustif, mais tel n’est pas l’objectif ­ d’une situation mondiale en mouvement.

Les enjeux identifiés étant partagés au niveau planétaire, l’élargissement de l’échantillon à d’autres territoires permettra de sonder la pertinence d’une mise en relation projet social/projet architectural.

 

B. Reformulation des problématiques et les hypothèses initiales

Le cadre du sujet ayant évolué, le phénomène communautaire est mis en perspective depuis le XXIème siècle, sur une séquence de temps définie de 1965-2015, soit 50 ans. Au sein de cette période, on distingue deux temporalités. Une période dite historique regroupant les communautés émergeant de 1965 aux années 90 ; une période dite contemporaine regroupant les communautés émergeant à partir des années 2000.

Si les expériences perdurent, on l’a déjà évoqué, les contenus et les formes évoluent. Ainsi, on propose d’étudier la mutation des contenus des projets sociaux et des formes dans lesquels ils s’expriment.

Les problématiques et les hypothèses initiales évoquées dans le premier point de cette note connaissent également des ajustements.

Quel rôle joue l’architecture dans un projet social communautaire en réaction aux modèles conventionnels ? Mais aussi, comment les contenus des projets communautaires alternatifs ont évolué en un demi-siècle, en fonction du contexte ? Quelles conséquences sur la manière d’appréhender les formes d’organisation de l’espace ?

Deux hypothèses principales sont à présent posées : l’architecture (à toutes les échelles) et les expériences qu’elle suscite permettent d’apporter une réponse aux contradictions inhérentes à ce type d’expérience de vie. Mais aussi, depuis les années 1990/2000, les enjeux écologiques sont passés au premier plan du projet social des alternatives communautaires. Les dispositifs d’aménagement évoquent des formes d’habitat rural traditionnel et sont davantage préoccupés d’intégration au paysage que de créer un repère identifiable sur un territoire. Le signal identitaire exprime ici une volonté d’empathie avec l’environnement naturel. Le périmètre géographique se caractérise par des frontières plus floues pour permettre une plus grande porosité avec l’extérieur.

Elles continuent à être déclinées en trois parties intitulées respectivement :

  • une économie « pauvre » : l’architecture entre références savantes et populaires
  • une redéfinition du rapport homme/nature : l’architecture entre archaïsme et technologie
  • l’architecture entre « l’ordre et l’aventure »

Ces trois parties intègrent désormais une approche davantage liée à l’intégration au paysage et une relation au territoire.

 

C. Méthodologie

La comparaison entre des expériences communautaires tentées avec un demi-siècle d’écart, dans des contextes historiques radicalement différents, devrait nous permettre de mesurer les différences de fond entre deux imaginaires contre-culturels de l’habitat (ce dernier est ici posé comme une articulation d’échelles: édifices-groupement-territoire).

Pour cela, une étude comparative (expériences historiques, expériences actuelles) permettra d’une part de définir l’origine des communautés, de qualifier leur typologie d’expérience (alternatives sociales, expériences spirituelles ou libertaires), d’autre part d’analyser leur position critique, leurs propositions, leurs choix architecturaux.

L’étude d’expériences actuelles devrait concerner trois nouveaux terrains contemporains, dont deux sont repérés en France et au Canada-Etats-Unis. Il s’agit du Hameau des Buis (initiative de Sophie Rabhi) et de La Cité écologique d’Ham-Nord et La Cité écologique of New Hampshire.

 

Références

[1] Ronald Creagh (1929- ), est sociologue, professeur de civilisation américaine à l’Université de Montpellier et historien du mouvement libertaire. CREAGH Ronald, Utopies américaines: expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours, Mémoires sociales‪, Agone, Marseille, 2009, p.12.

[2] PLASSART Marie, La contre-culture américaine, années 60, révoltes et utopies, Atlande, Paris-Neuilly, 2011, 254p.

[3] FRIEDMAN Yona, Utopies réalisables, 1976. Nouvelle édition : Editions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2000-2008.

[4] FOUCAULT Michel, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.

[5] LAGAYETTE Pierre, Terre d’Utopie: l’Ouest américain et les constructions extravagantes du bonheur. ‪Pierre Lagayette, Terre d'Utopie

[consulté le 2 avril 2016]

[7] GROSSMAN Joan, Drop City, Pinball Films, 82’, New York, 2012.

[8] Steve Baer, ingénieur américain, est l’inventeur d’une nouvelle forme de dôme, des coupoles composées de facettes géométriques planes nommées zonagones. Il leur a donc donné ce nom, “zome”, avec le “zo” de zonagones (ou zonaèdres) et le “me” de dôme. Il en a construit ou conseillé quelques-uns dans les années 1970, en particulier à Drop City et à la Lama Foundation, puis a orienté son entreprise Zomeworks vers la fabrication de systèmes solaires.

[9] HODGE Oliver, Garbage Warrior, documentaire 86’, 2007

[10] Op. cit., CREAGH 2009.

[11] BORASI Giovanna, ZARDINI Mirko, Désolé plus d’essence – L’innovation architecturale en réponse à la crise pétrolière de 1973, Centre Canadien d’Architecture-Corraini Edizioni, Montréal, 2007. Catalogue de l’exposition du même nom qui s’est tenue au CCA de novembre2007 à avril 2008.

[12] CALLICOTT J. Baird, Ethique de la Terre, Wildproject, Marseille, 2010

[13] AUDIER Serge, La Société écologique et ses ennemis – pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte, Paris, mars 2017.

Photos :

The Greater Earthship Community, Taos (Nouveau Mexique), avril 2017

L'auteur
Sylvia Amar

Doctorante au sein du laboratoire INAMA

Ses articles

Extrait de la revue

1
La recherche à l’ENSA•M
Voir l'ensemble des articles du numéro...

Autres articles

Le « Grand paysage comme ressources(s), une recherche POPSU AMP Métropole. L’étang de Berre, un terrain-atelier.

Le paysage comme question métropolitaine a réuni des enseignants-chercheurs des trois établissements de l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires au sein de la  plateforme de recherche POPSU Aix-Marseille-Provence Métropole[1] (2018-2022) et autour du thème le « Grand » Paysage comme ressource(s). En partenariat avec la DGA au projet métropolitain et avec l’appui de la DGA […]

Lire l'article
Une plongée en paysage avec le Bureau des Guides

Dans le cadre du workshop organisé sur le pourtour de l’Étang de Berre, deux journées d’arpentage à pied ont été organisées par l’ENSP, l’ENSA-M et l’IUAR en collaboration avec le Bureau des Guides avec Alexandre Field et son équipe en éclaireurs[1]. Le principe était de conduire le groupe à découvrir la pluralité des espaces qui […]

Lire l'article
Résilience des milieux anthropiques, ou comment réconcilier nature et industrie ?

Dans le cadre du workshop « Ressourcer l’étang de Berre » organisé conjointement par l’ENSA-M, l’ENSP-Marseille et l’IUAR en juillet 2021, un groupe de participants a souhaité travailler sur la résilience des paysages marqués par l’empreinte industrielle historique et encore palpable du site. Après deux jours d’immersion sur le terrain avec comme moyen de découverte des lieux […]

Lire l'article