Dessiner les limites de la grande ville

Au début du XXe siècle, Paris demeure assurément la grande référence en matière d’Art urbain, tant pour la qualité de son réseau d’espaces publics que pour l’excellence du savoir-faire que prodigue la section architecture de son École des Beaux-Arts (Lortie, 1995). Pour autant, la suite se joue déjà ailleurs. En effet, alors que la capitale française peine à s’affranchir de sa dernière enceinte, la plupart des grandes villes du monde industrialisé s’inquiètent d’intégrer des périphéries dont la croissance interroge leur propre centralité. Le plus souvent dans le cadre de consultations internationales, elles envisagent leur avenir sur des territoires de plus en plus vastes, dans le cadre de programmes de plus en plus complexes. Et si la culture classique française continue à s’exporter, son interprétation, sur d’autres terrains, à d’autres échelles, s’accompagne de la reconnaissance d’autres approches, comme celle de la cité-jardin, d’autres références, comme celle du park system, et d’autres savoir-faire, comme celui développé de longue date par les concepteurs et les techniciens allemands. En prélude et en écho à ces moments de synthèse que constituent les manifestations organisées à Berlin et à Londres, toute une génération de concours, d’expositions et de congrès, relayée par des publications, témoigne, au-delà d’un panorama de situations singulières, de la genèse d’une pensée « urbaniste », qui se spécialise et s’internationalise, interrogeant l’identité générique de la grande ville moderne, ses modes de production et de gouvernance, mais aussi le devenir de ses limites dans un cadre territorial. Pour explorer les apports en la matière d’un mouvement foisonnant, nous partirons de trois thèmes majeurs associés à leurs terrains de référence, la grande composition, qui défend le principe d’une vision unitaire de la ville notamment dans le cadre des concours, le concept de cité-jardin, qui se veut une alternative radicale à l’expansion continue de la métropole londonienne, et l’idée même de la grande ville, qui devient une ambition allemande et berlinoise.

 

De Barcelone à Canberra via Chicago : la grande composition à l’épreuve du territoire

 

Telle une marque de fabrique, la grande composition semble intimement liée à la formation délivrée par l’École des Beaux-Arts de Paris et plus particulièrement au concours du Grand Prix de Rome dont les lauréats sont rompus à cette approche du projet, unitaire et hiérarchisée, alimentée par un grand répertoire[1]. Cette méthode parait infaillible pour aborder les terrains et les programmes les plus complexes, parmi lesquels s’impose alors la figure de la grande ville. Que ce soit sous la forme de concours ou de commandes directes, les premières années du XXe siècle voit se multiplier des programmes visant aussi bien la définition même de cette grande ville, la fondation de villes nouvelles que la recomposition de capitales existantes. Parmi les situations investies par les tenants de la grande composition, trois les ont plus particulièrement obligés à se poser la question des limites. Signe des temps, après s’être imposée « naturellement » à Barcelone et à Chicago, l’école parisienne s‘incline en terra incognita, à Canberra.

 

Barcelone : composer avec la trame de Cerda et le grand paysage

En 1903, Barcelone lance un concours international pour la conception d’un plan d’aménagement visant à articuler les communes limitrophes à sa propre extension, l’ensanche conçue 50 ans plus tôt par lldefonso Cerda. À l’origine de cette consultation, l’annexion en 1897 de six de ces communes alors en pleine croissance démographique et économique. Forte désormais de près de 8 000 hectares et de plus de 500 000 habitants, la plus grande ville industrielle d’Espagne rejoint Paris, en terme de surface, et Madrid, en terme de population Ce réajustement territorial s’accompagne de l’arrivée au pouvoir d’une élite réformiste et régionaliste dans les rangs de laquelle l’architecte Puig y Gadafalch, farouche détracteur de l’ensanche, milite pour une recomposition de la capitale catalane dans l’esprit du Paris haussmannien (Gondouin, 2004). Le seul envoi qui réponde pleinement à ces attentes révèle en 1905 un jeune architecte français d’origine toulousaine, récent Grand Prix de Rome et pensionnaire de la villa Médicis, Léon Jaussely[2]. La mise au point particulièrement fouillée que ce dernier finalise en 1907 après un court séjour sur place est également l’occasion d’un ambitieux mémoire (Jaussely, 1907). Si le nouveau maître des lieux y reconnaît la force et l’efficacité de la grille de Cerda, il en critique l’uniformité qu’il propose de réformer en s’appuyant tout à la fois sur le milieu et de multiples références où se mêle aussi bien l’expérience allemande, à laquelle il emprunte le principe du zoning, que sa propre culture, parisienne, illustrée par le recours à des logiques radioconcentriques, ou catalane. De manière significative, le texte, rédigé en espagnol, utilise la terminologie locale ; ici pas de boulevards ou de radiales donc, mais des paseos et des diagonales que l’on retrouve au sein d’une armature viaire, le squelette, dont la complexité requiert un regard informé[3].

Dans l’écheveau viaire que met en scène le rendu du concours, un premier regard identifie d’emblée l’épicentre monumental de la composition, à savoir la place des gloires Catalanes dont l’étoile systématise la croisée des deux diagonales originelles[4]. S’impose également la volonté d’encadrer et de hiérarchiser la grille de l’ensanche, à partir de la gestion des flux, par une trame première plus large. En revanche, la compréhension des tracés qui articulent ces deux systèmes élémentaires suppose d’entrer plus avant dans le projet dont deux schémas livrent les clefs[5]. L’un concerne un modèle théorique global, et l’autre, les seules grandes voies de circulation. Le premier illustre une ville moderne étagée dans la pente, entre mer et montagne, avec en première ligne la ville de l’industrie et celle du commerce, et en second rang celle des habitations, le tout inscrit dans une grille recoupée, en son centre, par deux diagonales majeures, et sur les côtés, par des diagonales mineures qualifiées de circonvallation[6]. Le second met en scène les deux diagonales majeures et l’ensemble des voies susceptibles de participer à un contournement, en soulignant le parcours dans ce réseau primaire d’une circonvallacio industriale qui dessert les zones industrielles dont le port. Dans l’un comme dans l’autre, il n’y a donc pas de voie ayant pour seule fonction d’assurer le contournement de la ville. De ce point de vue, le paseo del ronda, qui relie les communes annexées au pied des reliefs du massif de la Collserola peut être considéré aussi bien comme une traverse intermédiaire, parallèle à la Gran via, que comme le fragment d’un boulevard de ceinture. Par ailleurs, dans sa mise au point du rendu du concours[7], Jaussely développe en profondeur le principe de ces voies parallèles, en investissant graduellement le massif avec un paseo rural surmonté d’un paseo mediano et d’un paseo alto qui desservent successivement une zona rural et les premières pentes boisées. Ainsi, la proposition de Jaussely peut-elle se lire comme une réinterprétation globale de l’ensanche qui vise à déconstruire l’hétérotopie de la grille originelle pour créer un nouveau maillage mieux articulé avec le cadre naturel de la nouvelle agglomération.

Chicago : transcender une trame territoriale

De l’autre côté de l’Atlantique, tout commence avec la rencontre de Daniel Burnham et de Frederick Law Olmsted autour de la préparation de l’exposition colombienne de 1893 (Roche, 2009). Ces deux grands interprètes de l’héritage haussmannien inventent de concert une ville analogue, la ville blanche, dont le paysage et les tracés font rêver l’élite réformiste américaine. De Washington à Cleveland, une série de projets d’embellissement dessine un City beautiful movement qui permet à Burnham de faire ses classes en tant que city maker. Dans le même temps, à Chicago, il défend le principe d’un parc linéaire longeant les rives du Lac Michigan auprès d’une association d’entrepreneurs et d’hommes d’affaires, laquelle le relance bientôt pour élargir cette vision à l’ensemble d’une ville au bord du chaos. Capitale économique des Etats-Unis, Chicago est alors en passe d’atteindre les 2 millions d’habitants dans le cadre d’une croissance qui lui en promet plus de dix, dans les décennies à venir. Six terminaux de chemin de fer, un port et une multitude d’usines et d’entrepôts y génèrent des problèmes de flux, de pollution et de cohabitation sociale qui, devenus incontrôlables, menacent la prospérité de la ville. Si l’hyper densité du centre y appelle le déploiement d’une ville verticale, l’ampleur du développement attendu conduit à la prise en compte d’un territoire le plus large possible. Par ailleurs, l’origine privée du projet lui impose une forme d’efficacité démonstrative immédiate (Castex, 2010). Pour répondre à ces multiples enjeux, le plan de Chicago élaboré sous la direction de Burnham entre 1906 et 1909, met en avant un schéma radioconcentrique élémentaire dont la déclinaison spatiale s’appuie en premier lieu sur le modèle parisien, une valeur sûre en termes de références et de savoir-faire que réactualise à point nommé les Études sur les transformations de Paris d’Eugène Hénard (Draper, 1987)[8].

Si les célèbres aquarelles de Jules Guérin désignent incontestablement l’aménagement des rives du Lac Michigan comme la pièce maîtresse du projet, la place du nouveau capitole y apparaît tout aussi clairement comme le point focal d’une composition centralisatrice d’échelle métropolitaine. Ce parti fondateur se développe en étoile dans un rayon d’environ 100 kilomètres, maillé par deux séries de voies concentriques recomposées, quatre grandes routes de ceinture à l’échelle territoriale, et quatre contournements à l’échelle urbaine. Entre ces deux séries s’impose une figure singulière, dite du grand circuit[9] ; partiellement circulaire, d’environ 5 kilomètres de rayon et d’une quarantaine pour son périmètre, elle délimite la partie la plus urbanisée de l’agglomération et joue le double rôle de contournement et de ceinture verte. Son tracé englobant permet d’articuler l’ensemble des voies radiales partant du centre, tandis que sa largeur, d’environ 120 mètres, permet d’y développer des espaces de « respiration » qui font le lien entre trois nouveaux parcs. Mais, ce grand parkway périphérique entend également incarner l’esprit de ces boulevards de ceinture propres aux villes européennes, que l’absence de fortifications semblait interdire à Chicago. Cette dimension symbolique est d’autant plus forte qu’à l’intérieur de cette figure, le dessin des autres contournements projetés repose sur l’ouverture d’une trentaine de diagonales à négocier avec une trame orthogonale fortement urbanisée. Au de là de cette nouvelle limite, le rapport insiste sur l’accompagnement végétal des grandes routes qui participent à l’accessibilité de forêts à protéger et à la structuration de campagnes à équiper. Étonnamment absent de la série des aquarelles de Guérin, le grand circuit est revanche au centre de la tout aussi remarquable série de cartes gigognes qui pose la question du cadre métropolitain. À la croisée du schéma et de la trame, de la ville dense et de la ville territoire, de la ville fluide et de la ville sociale rêvée par Burnham[10], le grand circuit apparaît ainsi comme une grande figure identitaire du plan de Chicago.

Canberra, du territoire au paysage

Aux antipodes de Barcelone et de Chicago, la future capitale de l’Australie semble également relever d’une tout autre ambition. La rivalité qui oppose Sydney à Melbourne au moment de l’indépendance en 1900 a en effet décidé d’emblée de la création d’une ville nouvelle dans le cadre d’une enclave territoriale inspirée par celle de Washington (Vernon, 2012). Situé au sud est de l’Australie à l’écart de l’océan, l’emplacement choisi en 1908 dans la vallée du Molonglo, symbolise l’identité pastorale revendiquée par le nouvel état, sous la forme d’un système collinaire mis en scène par une série de points hauts. Ce paysage devient l’argument premier d’un programme de concours qui engage les concurrents à en préserver le pittoresque, voire à l’accentuer par la mise en œuvre d’un plan d’eau[11]. La tenue de la Town planning conference (TPC) de Londres va permettre à l’architecte John Sulman, futur membre du jury, de défendre cette ambition paysagère et sa propre vision de la future capitale (Sulman, 1911). Entre autres recommandations, il écarte notamment la forme du boulevard qu’il juge inadaptée au mode de vie australien, mais aussi et surtout le principe des trames orthogonales auquel il oppose les mérites des tracés radioconcentriques, plus favorables à la circulation, jusqu’à proposer le dessin d’un noyau urbain rayonnant fondé sur une base octogonale. Publié dans les actes de la TPC, ce dessin va inspirer plus d’un des concurrents de cette compétition essentiellement anglo-saxonne, à commencer par les surprenants lauréats, Walter et Marion Griffin (Van Zanten, 1987). Leur réussite nous ramène de manière inattendue à la scène américaine et à Chicago même, mais cette fois du côté d’une autre vision du territoire, à l’opposé du monde parisien, celle de la Prairie School et de Frank Lloyd Wright dont ils furent les collaborateurs.

Le succès des Griffin repose en effet avant tout sur une prise de site remarquable qui superpose trois partis différents : une croisée majeure, entre la rivière et un axe monumental perpendiculaire dédié aux principaux équipements, une ossature d’axes, composée de deux faisceaux convergents vers les points hauts surplombant le site, et un réseau de huit noyaux urbains, basés sur une libre interprétation du modèle proposé par Sulman, traité ici comme un module de base. La synthèse donne l’image d’une ville polynucléaire, triangulée à la manière d’une structure cristalline, inscrite dans le grand paysage de la vallée, ancrée dans le site par une série de plans d’eau, et lovée entre ses multiples microreliefs par le jeu de nombreuses variations de trame. La cohérence formelle vient d’un effet de système et non d’une forme englobante : point de boulevard circulaire ou d’infrastructure périphérique, mais un traitement des limites qui opère une transition très graphique entre les tracés géométriques de la trame multidirectionnelle des différents noyaux, et ceux plus organiques reliant la frange de leurs tissus à la nature environnante. Pour autant, le projet ne renonce pas à la régularité d’une trame orthogonale qui reste dominante, jusqu’à éviter tout îlot triangulaire[12], pas plus qu’à la hiérarchisation des fonctions urbaines entre centre et périphérie, comme en témoigne, dans une première évolution du projet, la distinction opérée entre un triptyque central associant équipements et commerces, d’une série de noyaux satellites dédiés à l’habitat, à l’industrie ou plus étonnamment à l’agriculture. Quels qu’en soient les revers, ce parti novateur déqualifie alors la quasi-totalité des réponses des autres concurrents empêtrés dans une hiérarchisation classique, comme si le savoir-faire parisien, qui était parvenu à s’exprimer avec succès à Barcelone et à Chicago, avait trouvé, dans ce cadre et ce programme d’un tout autre monde, ses propres limites.

 

Autour de Londres : entre ville et campagne, la cité-jardin en catalyseur

 

En 1909, à l’heure de l’adoption du Town Planning Act (TPA) qui vise à donner aux villes anglaises les moyens de maîtriser leur extension à l’image des villes allemandes, le développement de Londres n’a toujours pas fait l’objet d’une véritable réflexion d’ensemble comme Barcelone, Chicago Vienne ou Berlin. Relancée un siècle plus tôt par la première vague d’urbanisation engendrée par une Révolution industrielle précoce, la croissance de la plus grande ville du monde semble alors devenue un processus incontrôlable. Ce sentiment d’impuissance n’est pas étranger à l’émergence du concept de cité jardin : cette vision refondatrice de la ville n’incarne t-elle pas le principe même d’une croissance urbaine maîtrisée ? Imaginée de manière radicale par Ebenezer Howard dès 1898, sur la base d’un projet social coopératif, ce nouvel idéal urbain acquiert rapidement une dimension universelle (Girard, 1996). Cependant l’interprétation qu’en propose Raymond Unwin à partir de 1904, dans le cadre d’une scène anglaise tiraillée entre ville et campagne, n’échappe pas longtemps à la question plus générale de l’extension des villes existantes et du traitement de leurs limites avec l’émergence du TPA. En témoigne, aussi bien Town planning in practice… [13], publié la même année, que les actes de la TPC (TPC, 1911), organisée par le RIBA, dans lesquels deux interventions esquissent les contours d’un Greater London en termes de boulevard périphérique et de villes nouvelles.

 

Howard, et le système de la cité-jardin

Garden cities of tomorow, la deuxième édition du texte de Howard, comporte 5 diagrammes ou figures schématiques dont trois formalisent le projet de la cité-jardin à différentes échelles[14]. En dépit de la célèbre formule qui les accompagne, A diagram only. Plan must depend upon site selected, ces figures font davantage qu’illustrer la pensée de Howard, elles révèlent, au delà des dispositifs spatiaux d’une cité-jardin type, toute la dimension territoriale de son projet. Cette échelle apparaît vers la fin de l’ouvrage, après que l’auteur ait précisé qu’une fois atteint le seuil des 32 000 habitants, il conviendrait d’établir à faible distance « une autre ville » sur les mêmes bases, jusqu’à constituer un groupe de villes hiérarchisé. En complément de ces propos, le cinquième diagramme esquisse un ensemble de six cités-jardins gravitant autour d’une cité centrale de 58 000 habitants selon un schéma rayonnant maillé par des grandes routes et des voies ferrées. Au travers de cet ultime diagramme Howard ouvre la porte à une véritable recolonisation de la campagne anglaise par un réseau de villes nouvelles à croissance limitée[15]. Mais il ne s’agit pas là d’une simple mise en perspective comme en témoigne le troisième diagramme qui dès le premier chapitre installe la cité-jardin de base au centre d’un territoire de forme annulaire qui correspond au schéma rayonnant décrit par le cinquième diagramme. Cette mise en système par duplication doit être considérée comme un principe de base qui participe du contrôle de la croissance et de la densité d’une cité-jardin type, au même titre que son organisation telle que la décrivent plus précisément le troisième et le quatrième diagramme.

À l’échelle d’une unité de base du système, le troisième diagramme met en scène la cité-jardin comme une ville circulaire composée de plusieurs anneaux, entourée d’une couronne rurale à dominante agricole, et desservie tout à la fois par une étoile routière à six branches qui définit son centre, et une boucle ferrée qui la ceinture au plus près. Ce premier schéma est précisé par le quatrième diagramme qui détaille un des six secteurs découpés par l’étoile routière. L’élément majeur prend la forme d’une voie circulaire de près de 100 mètres de large qui peut se lire comme un parkway desservant une ville linéaire annulaire, avec au centre de cet anneau une galerie commerciale encerclant un parc regroupant les principaux équipements institutionnels, et à sa périphérie, une couronne d’établissements industriels ainsi qu’une ceinture maraîchère desservies par une double boucle de voies ferrées. Howard prend ainsi le contrepied de la composition de la plupart des villes européennes contemporaines en instaurant au centre de son prototype un vide paysagé en guise de lieu dédié aux échanges, et à sa périphérie une zone productive qui joue le rôle d’une véritable enceinte. L’inversion se lit également dans la dénomination des voies puisque les voies circulaires prennent le nom d’avenue et les voies radiales, celui de boulevard. Si l’argument majeur de Howard demeure le principe d’une maîtrise foncière collective, sa conception spatiale de la cité-jardin entend manifestement renforcer ce principe par l’aménagement d’une coupure radicale entre ville et campagne qui appelle de nouvelles références.

 

Unwin, garden city et Town planning in practice….

Le modèle de ville nouvelle promu par Howard ne pouvait manquer d’interpeler les tenants du mouvement Arts and Crafts, et tout particulièrement des maîtres d’œuvres comme Barry Parker et Raymond Unwin qui travaillent alors ensemble depuis plusieurs années au développement d’un l’habitat individuel accessible à la classe ouvrière anglaise[16]. À Letchworth, l’emprise urbanisable est déployée entre deux routes existantes reliant les bourgs voisins pour former un parallélépipède d’environ 500 hectares qui offre la particularité d’être coupé en deux par la voie ferrée Londres Cambridge. La gare s’impose ainsi d’emblée comme le point central d’une composition d’ensemble qui s’appuie sur deux axes parallèles dont l’un relie les deux rives de la voie ferrée et découpe la future ville en secteurs, tandis que l’autre commande son centre installé dans le secteur sud sur la base d’un tracé rayonnant, étonnamment inspiré du plan de Christopher Wren pour la reconstruction de Londres. La plupart des ingrédients de la cité jardin sont là, mais décalés, redistribués ou reformatés à l’aune du site. Le premier plan daté de 1904 suggère même l’idée d’une voie périphérique qui unifierait et délimiterait le tout face à la ceinture agricole. Elle disparaît cependant des premiers états des lieux réalisés à partir de 1906, qui voient le centre monumental délaissé au profit des alignements de l’axe de liaison, puis de toute une série de variations sur le thème du close. À l’heure des premières visites, Letchworth devient ainsi le laboratoire d’un urbanisme dédié à la maison individuelle dans la continuité des expérimentations menées en premier lieu à New Earswirck et à Hampstead, délivrant au passage une nouvelle vision de la limite.

Au delà de l’actualité du TPA, Town planning in practice… rend compte d’une expérience qui s’est ouverte par nécessité aux transformations des villes en général. Refusant tout dogmatisme, Unwin y défend le double préalable de l’enquête et de l’analyse in situ pour justifier une approche thématique de la problématique du plan qu’il ouvre justement par la question des limites[17]. S’interrogeant sur la possibilité même de limiter l’extension d’une ville, il souligne néanmoins l’intérêt qu’il y aurait d’aménager de larges bandes séparatives de parcs, de terrains de jeux, ou même de terrains de culture, en un mot, des ceintures d’espaces libres, entre les différentes composantes d’une ville, jusqu’à créer […] une ligne jusqu’à laquelle la ville et la campagne pourraient chacune de son côté s’étendre et s’arrêter nettement. Si de manière prémonitoire, il voit dans ces espaces libres une réserve pour la faune et la flore, il estime cependant que, dans les villes modernes, les routes sont moins importantes comme moyens d’accès que les voies ferrées, voyant encore dans les gares, les nouvelles portes de la cité. S’il fait une brève allusion aux larges boulevards, avenues et ceintures de promenades, nés du déclassement d’enceintes intérieures, le mot boulevard et ses synonymes européens sont totalement absents du reste de l’ouvrage. Par ailleurs, force est de constater qu’Unwin passe rapidement sur la question des flux routiers, rapidement réduite à une affaire de radiales et de carrefours inspirée par les travaux de Hénard.

 

Retour sur Londres, à la TPC

Chez Howard comme chez Unwin, la situation londonienne n’est jamais très loin, mais sans jamais être abordée de front. S’il revient dessus dans l’ultime chapitre d son ouvrage, Howard peine à dessiner un avenir à sa ville natale dont il espère la décroissance. Loin d’extrapoler son cinquième diagramme à l’échelle d’un Greater London, il se borne à signaler qu’il faudra tout reprendre, tout reconstruire[18]. De son côté, Town Planning in practice… prend rarement Londres en exemple, et Unwin ne semble pas encore envisager la création de villes nouvelles comme une solution pour maîtriser la croissance londonienne. C’est d’ailleurs Hampstead qu’il présente et qu’il fait visiter à l’occasion de la TPC, constatant au passage que Letchworth se trouve à ses yeux dans une périphérie trop lointaine, sans en dire davantage[19]. S’il est alors question de l’avenir de Londres, ce n’est donc pas le fait des principaux tenants de la cité jardin, mais d’acteurs moins connus, directement impliqués dans la gestion de la capitale anglaise, à l’image d’Arthur Crow[20], District Surveyor de Whitechapel, voire d’inconnus comme George Pepler[21].

Les interventions de Crow et Pepler partagent une même dénonciation des conditions de circulation dans l’agglomération londonienne et la même conviction que ce problème doit être résolu dans le cadre d’un territoire élargi en l’occurrence à un rayon de plus de 20 kilomètres du centre de Londres. Pour sa part, Crow envisage une double action d’aménagement et d’extension avec le percement d’une dizaine de radiales de plus de 30 mètres de large, et la création, à une vingtaine de kilomètres du centre, d’une couronne d’une dizaine de villes nouvelles qualifiées de city of health. Le schéma n’est pas sans rappeler le cinquième diagramme de Howard, à ceci près que ces villes, reliées au centre par des trains rapides accueilleraient jusqu’à 500 000 habitants sur 10 000 hectares, contre 32 000 sur 400 pour le modèle howardien. Pepler quant à lui dénonce la quasi-inexistence de ring roads, et reprend à son compte un projet de grand boulevard de ceinture proposé quelques mois plus tôt dans Architectural Review[22]. Située, elle aussi, à une vingtaine de kilomètres du centre de Londres, au sein d’une couronne agricole épargnée par l’urbanisation, cette infrastructure d’une centaine de mètres de large, longée par des parcs et des zones de nature, juxtapose plusieurs modes de transports. Aux yeux de Pepler, elle permettait de détourner du centre de Londres un trafic de transit en pleine croissance, tout en desservant aussi bien des usines et des faubourgs-jardins que des lieux de commerce. Une perspective que salue sur le champ un représentant de l’association des cités-jardins qui voit là l’occasion d’accélérer le déménagement des lieux de production du centre de Londres vers sa périphérie[23]. Ainsi, l’idée de cité-jardin participe t-elle dès ce moment à l’élaboration d’une nouvelle vision des franges londoniennes dans le cadre d’une vision d’un Greater London directement alimenté par l’expérience du Groß Berlin citée à plusieurs reprises.

 

 

De Vienne à Berlin : à la recherche de la Großstadt

 

Alors que Howard avait puisé une part de ses idées dans le creuset américain des années 1870, vingt ans plus tard, Unwin et les promoteurs du TPA se sont tournés spontanément vers l’Allemagne qui s’impose alors comme la référence en matière d’extension urbaine. Il est vrai qu’aux textes de loi et aux manuels, aux essais et aux débats de la première heure, sont venus s’ajouter des concours et une exposition, une revue dédiée et un enseignement spécialisé, mais aussi, et surtout, des dizaines de réalisations (Dethier, 1994). Fort de cet incontestable savoir-faire, ses principaux protagonistes ambitionnent désormais d’investir Berlin et de faire de la capitale allemande le modèle de la grande ville moderne. Un concours international est envisagé dès 1905, puis une exposition dont la conception est confiée à un jeune économiste féru d’architecture, Werner Hegemann. Ses séjours aux États-Unis vont confirmer l’émergence de nouveaux liens entre les expériences européennes et la vision américaine. Cependant, si la deuxième édition de l’exposition à Düsseldorf fin 1911 s’ouvre sur le plan de Chicago, un an plus tôt, à Berlin même, c’était une grande maquette de Vienne[24] qui servait d’introduction aux résultats du concours, comme un hommage à la capitale voisine qui dès 1893 avait la première posée la question de la Großstadt et de ses limites au travers d’un concours remporté conjointement par Joseph Stübben et Otto Wagner.

L’antécédent de Vienne

En 1892, Vienne entreprend d’annexer une vaste banlieue industrielle très dispersée qu’elle a contribué à créer par le rejet de plus en plus lointain de ses activités les plus polluantes. L’opération triple sa surface qui avoisine désormais les 180 kilomètres-carrés, mais n’augmente que de moitié sa population qui atteint désormais 1,3 millions d’habitants. Un concours est lancé dès l’année suivante pour l’établissement d’un plan régulateur dont les objectifs sont des plus ambitieux puisqu’il s’agit pour les concurrents aussi bien d’articuler les différentes composantes de la nouvelle agglomération, d’intégrer le projet d’un réseau ferroviaire de transport urbain, d’établir une réglementation pour les constructions nouvelles, que d’envisager la préservation de la forêt voisine. En un mot, il s’agit de dégager une vision d’ensemble de ce vaste territoire. La consultation, qui reste une affaire germanique, consacre parmi une quinzaine de réponses, deux interprétations différentes d’un même parti radioconcentrique[25].

Tandis que Stübben répond sans surprise aux recommandations paysagères de l’argumentaire du concours, directement inspirées par Camillo Sitte, Wagner s’en démarque volontairement pour affirmer un point de vue opposé, réinterprétant le carroyage des lotissements caractérisant la périphérie viennoise, en se référant explicitement à la géométrie des paysages urbains parisiens[26]. À ses yeux, le grand avantage que possède Vienne sur d’autres capitales européennes est d’avoir transformé à temps sa deuxième couronne fortifiée en une voie de ceinture. Il propose pour sa part de constituer, au delà de cette limite héritée, deux nouvelles voies du même type qu’il calibre à 80 mètres de large. Il ajoute même dans son mémoire même que la ville devrait mettre à l’étude une nouvelle couronne de ce genre tous les 50 ans[27].

Wagner reviendra sur cette expérience à l’occasion d’une conférence donnée à New York en 1910[28] dont le texte et les illustrations témoignent de la radicalisation de sa vision de la Großstadt[29]. Fidèle au schéma radioconcentrique, il imagine dans un rayon de 14 kilomètres un large maillage de voies radiales et circulaires, dites cette fois voies zonales, qui distribue, à la manière de grandes plaques urbaines, des arrondissements de 100 000 à 150 000 habitants basés sur un damier d’îlots ponctué de placettes et d’axes monumentaux commandant de grands équipements. Imaginant cette grande ville illimitée, par essence, il se déclare hostile à la constitution de toute barrière, de tout « boulevard périphérique », de toute ceinture, agricole ou forestière. Il s’oppose ainsi clairement au projet de ceinture verte proposée par l’un de ses concurrents malheureux lors du concours, l’architecte viennois Eugen Fassbender[30], sous la forme d’une couronne de 750 mètres de large située en lisière de la forêt viennoise. Cependant l’idée a ses partisans de longue date, et en 1905, Vienne se signale à nouveau en adoptant la première en Europe, la mise en place d’une ceinture verte encore qui associe la protection de la forêt située au Nord-Ouest de Vienne et d’une zone agricole limitrophe de 6 000 ha (Lohrberg, 2001).

Berlin, l’émergence du concours et de l’exposition

Tout comme Vienne, Berlin se trouve confrontée à une périphérie industrielle en plein développement. Mais avec bientôt 2 millions d’habitants au début des années 1900 elle devient alors la ville la plus densément peuplée d’Europe sans pour autant afficher le visage d’une grande capitale, alors même que le savoir-faire allemand en matière d’extension urbaine s’affirme sur la scène internationale. Pour résoudre cette anomalie, les deux principales associations allemandes rassemblant architectes et ingénieurs unissent leurs efforts pour convaincre les autorités berlinoises de lancer un concours en vue de jeter les bases d’un Grand Berlin et donc de réfléchir à la forme et aux limites de la capitale (Bodenschatz, 2010, Jacquand 2013). Initiée en 1905, leur action se concrétise dès 1907 par la publication d’un manifeste qui aborde le programme de la Großstadt en termes de démographie et d’économie, de réseaux de transport, mais aussi de formes urbaines. Dans un passage consacré aux trames vertes, Theodor Goecke, le rédacteur en chef de la revue Der Städtebau, cite en exemple la toute récente ceinture verte de Vienne[31] ainsi que les systèmes de parcs américains, et notamment celui de Boston dont la découverte va enthousiasmer Hegemann l’année suivante[32]. Sur le terrain, le lancement en 1908 d’un concours pour une cité-jardin à Frohnau[33], à une quinzaine de kilomètres au Nord du centre de Berlin, témoigne à son tour tout à la fois de l’ampleur du territoire concerné et de l’élargissement des références qui accompagne les préparatifs de la consultation engagée.

De fait, à l’image du plan de Chicago, l’ambition s’avère immense puisque le périmètre envisagé se déploie entre 25 et 30 kilomètres autour de la ville centre sur près de 2 000 kilomètres-carrés. Une nouvelle cartographie détaillée se révèle nécessaire, et ce d’autant plus que le programme du concours sollicite des concurrents une réflexion à de multiples échelles, de celle du territoire pour l’amélioration des réseaux de transports, à celle du quartier pour la conception de projets urbains, au centre comme en périphérie, et plus particulièrement d’opérations d’habitat déclinant de nouvelles typologies. L’élaboration de ce fond de plan calé au 1/10 000e retarde d’un an le lancement du concours qui est rendu en décembre 1909. D’une trentaine de réponses, essentiellement d’origine germanique, le jury va retenir quatre projets, à commencer par les deux premiers classés ex æquo, celui de Hermann Jansen qui a contribué à établir le fond de plan du concours, et celui de Joseph Brix et Félix Genzmer[34] associés à une compagnie de chemin de fer, suivis par celui de l’équipe composé par l’économiste Rudolf Eberstadt, l’architecte Bruno Mörhing et l’ingénieur Richard Petersen, et par celui de l’architecte Bruno Schmitz associé au bureau d’études Havestag et Contag[35]. Derrière la question première des réseaux, alimentée par cette présence nouvelle des ingénieurs au sein même des équipes, c’est le rapport à la nature de cette ville territoriale qui s’impose dans les débats.

Les résultats du concours

À l’exposition, de spectaculaires vues à vol d’oiseau signés par l’architecte Bruno Schmitz captent dans un premier temps l’attention des visiteurs en leur offrant au travers d’une série d’espaces publics centraux une vision monumentale de la grande ville que certains commentateurs jugent d’emblée démesurée[36]. Mais au bout du compte, ce sont deux modestes schémas, produits par l’équipe Eberstatd, Mörhing, Petersen, qui condensent le mieux tous les apports de cette consultation. Sur la base d’une figure annulaire, ce trio oppose à une vision traditionnelle de la croissance des villes, par limites et couronnes successives, la vision d’une croissance urbaine radioconcentrique portée par des radiales. Articulées à des voies de transports rapides, ces radiales prennent la forme de coulées vertes qui pénètrent jusqu’au cœur de la ville et fragmentent l’extension urbaine en secteurs. L’argumentaire déployé dans le mémoire (Eberstadt, 2010) s’appuie tout à la fois sur l’observation d’évolutions générales comme le développement des banlieues autour des lignes de chemin de fer, mais aussi sur l’analyse d’exemples singuliers comme la ville balnéaire de Wiesbaden. Cependant, c’est Jansen, l’un des deux lauréats, qui livre sans doute l’interprétation la plus explicite et la plus complète de cette mise en tension entre ces relations centre-périphérie, et les logiques de croissance et de contournement (Borsi, 2015)[37].

Dans un contexte qui donne encore la priorité au réseau ferré, Jansen se borne à doubler l’étoile routière existante par des lignes de tramways, en revanche, il se distingue en proposant la création à une douzaine de kilomètres du centre d’un second chemin de fer de ceinture pour articuler entre elles les lignes radiales, mais aussi les banlieues les plus éloignées et donc les plus dispersées. Cette ultime ceinture se situe au delà de la principale originalité du projet que constitue la formation de deux ceintures vertes, forestières et agricoles, d’une largeur variant de moins de 100 mètres à près de 2 kilomètres, situées à respectivement à 6/7 et à 10/12 kilomètres du centre. Cependant, Jansen ne se limite pas à ce dispositif annulaire. Il le relie au cœur de la ville par de multiples ramifications interstitielles qu’il détaille au 1/10 000e sur les entrées Sud et Nord, et plus encore dans les deux projets de quartiers d’habitation qu’il donne pour le secteur de Tempelhof et la commune périphérique de Radow. La trame ainsi déclinée sert de fil conducteur et de lien entre deux échantillons d’un gradient de situation et de densité du centre vers la périphérie. À un ensemble collectif dense situé en frange du centre, Jansen oppose ainsi un ensemble mixte de moyenne densité, situé en troisième couronne à proximité de la ceinture verte extérieure, qui peut se lire comme une cité-jardin satellitaire d’une Großstadt aux contours fragmentés.

 

À l’issue de ce panorama sélectif qui balaye une décennie de réflexions théoriques et de projets, mais aussi de réalisations, se dégage d’abord une impression de diversité qu’incarne bien l’opposition radicale entre un Howard qui vise à déconstruire la métropole londonienne par le biais d’entités urbaines isolées strictement délimitées et un Wagner qui prône une croissance illimitée de la métropole viennoise par le biais d’anneaux successifs composés d’unités urbaines juxtaposées. Entre ces deux visions extrêmes, se dessine au fil du temps une évolution des modèles de pensée sur la forme générale de la ville qui part d’un modèle compact post-haussmannien au tissu continu, illustré par le premier projet de Jaussely pour Barcelone ou celui de Burnham pour Chicago, et qui tend vers un modèle fragmenté au tissu discontinu – que l’on pourrait qualifier de post-howardien, en ce qu’il découle des premières interprétations du concept de cité-jardin -, illustré par la plupart des projets en lice à Berlin, mais aussi dans un tout autre registre par celui des Griffin pour Canberra. Dans le cas de Barcelone et de Berlin, l’extension du périmètre de réflexion, qui se traduit par l’inclusion de territoires essentiellement ruraux, impose de penser le rapport entre le front urbain et les domaines agricole, forestier ou naturel. De ce point de vue, le second projet de Jaussely et celui de Jansen sont particulièrement représentatifs de la mise en place d’une logique de gradient de densité du centre vers la périphérie. Du côté des figures, force est de constater que le recours à des voies annulaires n’est pas systématique, de même que l’emploi du terme de boulevard. À la grand avenue imaginée par Howard, répond le grand circuit promu par Burnham ainsi que l’étonnante infrastructure multimodale annulaire proposée – ring road – par Pepler pour Londres qui n’a pas d’équivalent par ailleurs. En revanche tous les protagonistes mettent en avant l’importance des radiales en s’appuyant de manière plus ou moins explicite sur les travaux de Hénard. Détournée d’emblée par Unwin lui-même, la cité-jardin, quant à elle, ne s’impose dans l’immédiat qu’à Londres et à Berlin, soit sous la forme de quartiers résidentiels de maisons comme dans les projets berlinois, soit sous la forme de villes nouvelles périphériques, les city health de Crow. Enfin pour ce qui des rapports avec les zones de nature et de culture, le principe des systèmes de parcs trouve des échos à Vienne et sur la scène berlinoise sous la forme de ceintures vertes et/ou de coulées vertes par Jansen et par l’équipe Eberstadt, Möhring, Petersen qui esquisse l’idée de trame verte également suggérée par Unwin et conforte la représentation d’une ville fragmentée. Une vision que synthétise la perspective à vol d’oiseau donnée par un des concurrents du concours de Berlin, l’architecte Albert Gessner[38].

Références

[1] Voir Lucan, 2009, chapitre 11, « La fin du système de l’École des beaux-arts » pp. 191-207.

[2] Jaussely rejoint la villa Médicis en janvier 1904. S’il n’y rencontre pas Tony Garnier qui est déjà reparti, mais Henri Prost, les échos du séjour de Garnier ont pu jouer un rôle dans le choix de participer à ce concours.

[3] Dans Nice, capitale d’hiver, Robert De Souza expose de manière synthétique la méthode que s’est forgée Jaussely pour élaborer le plan de Barcelone à partir du mémoire de 1907.

[4] Le rendu du concours est consultable sur Wikipedia dans le cadre d’une notice en espagnol intitulée « Plan Jaussely ».

[5] Voir De Souza, 1913, p 411, et Gondouin, 2004, vol. 2, p. 64.

[6] Ce schéma qui s’appuie sur un étagement très méditerranéen n’est sans évoquer la Cité industrielle de Garnier.

[7] De Souza, 1913, pp. 416-417.

[8] Si Burnham n’est alors pas encore allé en Europe, la plupart de ses collaborateurs, et son associé Edward H. Bennett, ont été formés à Paris. Leur culture, et notamment les souvenirs de l’exposition de 1900, vont fortement influencer la mise au point du projet.

[9] Voir Burhnam, 1909, le chapitre VI consacré à la voirie, et plus particulièrement les pages 92-96.

[10] Schaffer, « The Plan of Chicago : published, unplublished, and the treachery of images », in Bodenschatz, 2010, pp 96-99

[11] National Archives of Australia, NAA: A1818,12

[12] Peut-être faut-il voir là un effet des débats suscités par la multiplication des îlots triangulaires que supposait les radiales projetées par Burnham.

[13] Voir Unwin, 1909, 1981 [1922].

[14] p. 22 et 128, dans l’édition de 1902, et p. 42, 44 et 178, dans l’édition française de 1998.

[15] Chambers, « The garden and the city. Dispositifs architecturaux et progrès social dans le modèle urbain d’Ebenezer Howard », in Baty-Tornikian, 2001, pp 13-25.

[16] Miller, « De Letchworth aux cités-jardins anglaises, 1904-1946 », et Jackson, « Sir Raymond Unwin et le mouvement des cités-jardins, 1902-1940 », in Baty-Tornikian, 2001, pp. 35-48 et 49-57.

[17] Unwin, 1981, chapitre V « Du moyen d’entourer les villes modernes et les entrées des villes » pp. 137-151.

[18] Howard, 1998, p. 197.

[19] Unwin Raymond, »The City development plan », in TPC, 1911, pp. 250.

[20] Arthur Crow (1860-1937), membre fondateur du Royal Town Planning Institute. Crow, « Town planning in relation to old and congested areas, with special reference to London », », in TPC, 1911, pp. 407-426.

[21] George Pepler (1882-1959) deviendra membre de la Garden Cities Association, puis président du Royal Town Planning Institute en 1919, et responsable du Town and Country Planning. Pepler, « Greater London », in TPC, 1911, pp. 611-620.

[22] TPC, 1911, p. 627.

[23] TPC, 1911, p. 623.

[24] Hegemann, 1913, pp. 248-249, et Bodenschatz, 2010, p. 20.

[25] Hagen, 2015, p. 51.

[26] Graf 1994, p. 94.

[27] Ibid., p. 96.

[28] Conférence donnée à New York, le 18 mars 1910, à l’occasion de l’International Congress of Municipal Arts.

[29] Graf, 1994, pp. 640-646, et Wagner, 1980, pp 83-95.

[30] Eugen Fassbender (1854-1923).

[31] Jaquand, 2013, p 113. Voir également Goecke, « Der Wald- und Wiesengürtel von Wien und Seine bedeutung für den Städtebau », in Der Städtebau, 1906, vol. 3.

[32] Jaquand, 2009, p. 286.

[33] Bodenschatz, « Gartenstadt Frohnau », in Bodenschatz, 2010, pp 180-181

[34] Bodenschatz, « Joseph Brix und Felix Genzmer, Grunflachenplan, Beitrag zum Wettbewerb Groß-Berlin 1908/1910 », in Bodenschatz, 2010, pp 198-199. Voir également, pp. 138-139, et 182-183.

[35] Nägelke, « Havestadt & Contag, Schmitz und Blum, Monumentalisierung des Stadtzentrums Beitrag zum Wettbewerb Groß-Berlin 1908/1910, in Bodenschatz, 2010, pp. 134-135.

[36] « Architektonisches von der allgemeinen städtebau-ausstellung zu Berlin », in Berliner Architekturwelt, juillet 1910, pp. 123-162.

[37] Nägelke, « Hermann Jansen, Bebauung des Tempelhofer Feldes, Beitrag zum Wettbewerb Groß-Berlin 1908/1910 », in Bodenschatz, 2010, pp. 164-165. Voir également, pp. 110-111, et 186-187.

[38] Bodenschatz, « Albert Gessner, vision einer urbanen Stadtregion : Von der Südbanhofstrasse zum Mügelsee Beitrag für den Wettbewerb Groß-Berlin 1908-1910 », in Bodenschatz, 2010, pp. 114-115.

Le style bugnato a punta di diamente

À propos du musée Ragnarock des agences MVRDV et COBE à Roskilde, Danemark.

Les agences MVRDV (1993-) et COBE (2005-) viennent de livrer un musée consacré à la culture rock (2016) à Roskilde, au Danemark. Le projet reprend les dispositifs, maintenant bien rodés, de reconversion d’une friche industrielle en lieu culturel, à savoir : créer un fort contraste entre une intervention contemporaine et une partie réhabilitée qui quant à elle, conserve son caractère brut et informel d’origine. Dans le cas du musée Ragnarock, la nouvelle construction se singularise par le fort impact visuel du volume en porte-à-faux de l’édifice d’entrée. Un effet spectaculaire que l’agence hollandaise avait déjà utilisé pour l’immeuble de logements WOZOCO (1997) à Amsterdam, il y a déjà vingt ans. Un effet dont on s’est assez vite lassé à Marseille, avec le Centre Régional de la Méditerranée, CRM, (2012) de Stefano Boeri (1956-). Le deuxième effet employé, pour faire clasher la construction neuve par rapport à son environnement industriel, est l’utilisation en façade de l’aluminium anodisé couleur or. C’est un rendu employé récemment par l’OMA (1975-) pour la Fondation Prada à Milan (2015), où l’ancienne tour de l’alambic a été dorée à la feuille d’or ; un rendu « prolo-chic », ou comme on dit chez Prada « bitch-chic » (source interne agence OMA). Pour l’intérieur, l’agence MVRDV a utilisé un monochrome rouge vif, très capiteux, censé évoquer le velours intérieur d’un étui à guitare. Les deux traitements cumulés confèrent au bâtiment un caractère « bling bling » voir « porno-chic » où l’on retrouve les codes du célèbre chausseur Louboutin et les matières métalliques des robes de Paco Rabanne (1934-2017). Dans le pitch, un long tapis rouge à l’entrée doit amener le visiteur à vivre l’expérience d’une entrée de rockstars. Une bien étrange confusion des genres, entre la montée des marches du Festival de Cannes et l’ambiance plutôt trash d’un backstage de salle de rock.

Le véritable effet qui a attiré mon attention dans le projet du Ragnarock, est le traitement du bossage en pointe de diamant de l’enveloppe métallique, une sorte de façade cloutée. S’il ne s’agit que d’une simple analogie aux blousons de cuir à clous ou aux poignets de force de la culture Punk, Sid Vicious (1957-1979), ex-bassiste des Sex Pistols, peut se convulser dans sa tombe. C’est le no future récupéré par le mainstream, comme le montre la dernière paire de mules à pompon de chez Valentino. Mais, s’il s’agit de convoquer la longue culture du style bugnato et plus spécifiquement celle des bugnato a punta di diamente, la démarche devient plus intéressante car ces façades singulières forment un corpus à la marge dans l’histoire de l’architecture.

Le motif contre l’appareillage

Le parement à bossage de pierre de taille est un élément caractéristique de la première Renaissance Florentine. Dans le cadre de ce grand programme de construction de la discipline, ces architectes florentins ont puisé leurs références dans les vestiges de la Rome antique. On peut imaginer qu’ils ont dû observer les appareillages des ouvrages d’art comme les aqueducs, les ponts ou les fragments de murailles mais aussi les parois dénudées des ruines des palais et des thermes qui devaient être omniprésents dans les faubourgs et les campagnes italiennes au XVème siècle. C’est peut-être ce qui donne ce caractère infrastructurel à ces premiers palais florentins comme  :  le palazzo Rucellai (1446-1451) de Leon Battista Alberti (1404-1472), le palazzo Pitti (1458-1464) de Filippo Brunelleschi (1377 – 1446) agrandi par Luca Fancelli (1430-1502), le palazzo Strozzi (1489 – 1662) commencé par Benedetto da Maiano ( 1442 -1498) et fini par Simone del Pollaiolo dit il Cronaca (1457 – 1508) et Giuliano da Sangallo (1445 – 1516) ou qui explique l’utilisation des bugnato rustica du soubassement du palazzo Medici Riccardi (1444-1459) de Michelozzo Michelozzi de son vrai nom Michelozzo di Bartolommeo Michelozzi (1306-1472).). Alors que les nouveaux codes de la Renaissance s’imposent, ils sont rapidement mis en crise par le Maniérisme. Les bossages de Giulio Romano (1492-1499) pour le palazzo Te (1525-1536) à Mantoue, sont totalement fantaisistes, quasi hérétiques ; les triglyphes tombent et les clefs de voûte sautent, mais la référence à l’appareillage constructif reste, révélant toujours plus son caractère d’artéfact. Jean Castex, parlant du palazzo Te, évoque ses origines archéologiques et cette manière de convoquer la fragilité de l’architecture face au temps : « Le bossage rustique et grossier qu’emploie Jules Romain est peut-être d’abord un excès de réalisme archéologique (il reproduit la ruine telle qu’elle est) : mais c’est la durée du bâtiment qu’il dramatise comme une parenthèse dans la fixité du chaos. » (1).

Avec les façades à pointe de diamant, le bossage quitte la référence à l’appareillage où les éléments peuvent être décomposés, pour convoquer un tout autre registre formel, où les éléments sont indissociables parce qu’ils forment un motif géométrique sériel. Lorsqu’il n’est pas utilisé comme élément ponctuel d’ornement, pour une corniche ou un soubassement, ce motif agit comme un effet de texture renforçant la massivité de la façade. On peut lire ce passage du bossage comme artéfact d’appareillage au bossage comme pattern dans la gradation verticale des parements du palazzo Sanuti Bevilacqua Degli Ariosti (1477-1482), à Bologne. En soubassement, on trouve une représentation d’une maçonnerie appareillée plein-sur-joint, au premier étage le motif est dans un état intermédiaire en bossages rectangulaires diamantés mais c’est seulement au deuxième étage qu’il est sur une base carré taillée en pointe ; dans sa forme pure.

facade palais

Ce qui compte, ce n’est plus la composition de la façade mais l’effet de surface. Il ne s’agit plus de façades ordonnancées mais bien de parois en all over. Comme dans un tableau de Jackson Pollock (1912-1956), ces façades n’ont plus de centre ou de périphérie, plus de bas ou de haut, on ne perçoit plus aucune intensité spécifique sur la surface. Lorsque Biagio Rossetti (1447-1516) réalise le palazzo dei Diamanti (1492) à Ferrare, il marque le soubassement par un léger fruit dans l’aplomb du mur, de manière à ne pas interrompre la continuité du motif. Ce pattern peut prendre un aspect textile comme sur la façade du Palais à Facettes (1487-1491) de Marco Ruffo et Pietro Antonio Solari (1445-1493) à Moscou où le motif évoque le tissage. Pour ne pas affaiblir l’effet de surface, ces murs sont anormalement peu percés et les rares fenêtres sont hors d’échelle. Elles sont des trous dans un mur, sans souci particulier de mise en scène. C’est tout à fait manifeste dans palazzo Sanseverino (1480) à Naples de Novello da San-Lucano, (1435-1516) où la façade n’est percée que par trois fenêtres et trois portes : une grande au centre et deux petites de part et d’autre, le degré zéro de la composition.

 

Avec la Casa dos Bicos (1523), à Lisbonne, construite pour et par Brás de Albuquerque (1501-1581), la surface de l’enveloppe, en motif à damier, est percée par une multitude de baies de formes et de tailles hétéroclites, dans un style manuélin. Elles sont disposées avec une grande liberté afin de ne pas concurrencer l’effet de surface par une figure, une composition. Elles sont le hasard dans la trame. Au mieux, on peut parler de composition par pondération, pour justifier l’incongruité des percements.

facade casa dos bicos

Cette dichotomie entre la surface murale et les percements se retrouve dans le palazzo Ducale d’Alessano (XVème siècle) dans la province de Lecce, ou les pointes de diamant sont posées en ligne formant un zébra vertical seulement interrompue par les baies.  L’effet visuel produit par ces façades est d’autant plus saisissant qu’elles sont le plus souvent en pierre blanche ou noire, ce qui les distingue des immeubles urbains courants. La sophistication et la pureté géométrique du motif pyramidal rendent ces édifices, tout simplement puissants. Les jeux des ombres projetées renforcent les effets de vibration et surtout quand elles jouent avec la blancheur d’une pierre calcaire.

C’est suivant ce registre formel que s’exprime le volume du musée de MVRDV. Il n’y a plus de fenêtre, c’est seulement un micro perforage de l’enveloppe qui permet les vues et les apports de lumière. Toutefois, l’analogie entre le musée de MVRDV et les architectures de la Renaissance a ses limites et en premier lieu celui de la matérialité, entre la massivité de la pierre et la superficialité  de la tôle emboutie. Le bâtiment de MVRDV doit sonner creux : « blong-blong » ou « bling-bling » suivant l’épaisseur de matière.

 

Le mystérieux palazzo Sanseverino

Le premier bâtiment de cette série a été construit à Naples entre 1470 et 1480. La façade du palais du condottiere et prince de Salerne, Roberto Sanseverino (1430-1474), est un sublime bossage à pointes de diamant noir, la version Dark Vador du style bugnato a punta di diamente. La pierre de parement est le Piperno, une roche magmatique certainement extraite des entrailles des quartiers napolitains de Soccavo et Pianura ou des champs Phlégréens. C’est un matériau plutôt courant à Naples, d’un gris anthracite proche d’un béton noir teinté dans la masse. La massivité de la façade impose indiscutablement le respect, voire la crainte comme quand on est au pied d’une muraille. Un traitement que l’on trouve sur les bases des tours du Castel Nuovo (1279), à Naples, qui ont une sorte de bossage à pointe de diamant disposée en spirale qui en dehors de l’effet plastique laisse imaginer tout l’intérêt défensif. On retrouve le même type de traitement sur les deux tours qui encadre la porte de Averulino dit le Filarète (1400 – 1469) au palazzo Sforza (XVème siècle) à Milan. Le palais a été réalisé sous l’autorité de son commanditaire Roberto Sanseverino. La commande est simple : « Le prince voulait un palais somptueux et il n’imposait à l’architecte aucune autre condition. » (2). De ce que l’on en sait, ce bâtiment était connu pour la richesse des ses intérieurs et la luxuriance du jardin. Mais tout était caché derrière la puissante et spectaculaire façade. Après quelques déboires avec la Sainte Inquisition à Salerne, cette grande famille, issue d’une longue lignée Normande, doit s’exiler en France, après s’être fait confisquer tous ses biens. En 1584, soit à peine un siècle après son édification, le palais fut entièrement rasé, à l’exception, évidemment, de la façade. Une paroi dont se sont accommodés les architectes et frères jésuites, Giuseppe Valeriano (1526-1596) et Pietro Provendi (1562-1623) pour ériger la chiesa del Gesù Nuovo (1584-1725).

facade palais

Parmi les extraordinaires mystères napolitains qui entourent ce palais, on trouve d’étonnantes interprétations des marques gravées dans les pointes de diamant. Les pyramides sont comme scarifiées par des symboles dont la légende voudrait que ce soient des glyphes de protection pour éloigner le mauvais œil. Dans le même genre, les pyramides étaient censées canaliser les énergies positives vers l’intérieur du palais. Mais pour expliquer la disgrâce, attestée, de la famille Sanseverino, on postule que les symboles ont été gravés à l’envers, une grosse bévue. Une sorte de contre-sort digne d’Harry Potter. En 2010, Vincenzo de Pasquale, historien d’art,  Dors Csar et Lorant Réz, musicologues hongrois et experts en langues orientales, apportent une explication nouvelle, plus scientifique mais guère moins rocambolesque. Ces symboles seraient une succession de notes de musique en langue araméenne, qui s’écrit de droite à gauche et de bas en haut, ce qui peut expliquer, par un malentendu le contre-sort . Le fait, que cette grande surface soit une partition musicale, conforte l’idée que ces façades convoquent un registre formel bien spécifique celui de la trame. L’interprétation musicale du motif permet d’obtenir une musique renaissance en canon grégorien que l’on peut écouter, dans une version très synthétique, sur un site internet (3).

 

L’exception urbaine le palazzo dei Diamanti

Le bâtiment le plus connu de cette série est certainement le palazzo dei Diamanti (1492) de Biagio Rossetti à Ferrare. Biagio Rossetti est chargé par Ercole I d’Este (1471-1505) de la réalisation de l’extension de Ferrare, Addizione Erculea, en 1492. On dirait aujourd’hui qu’il est l’architecte coordinateur de la ZAC. Il compose le tracé des espaces publics, le découpage des lots et définit les types architecturaux ; une démarche particulièrement aboutie bien qu’éloignée de nous de plus de 500 ans. Jean Castex attire notre attention sur le projet urbain pensé à partir d’une typologie ; « Rarement une typologie plus complète aura été définie ; maisons populaires, palais, couvents et églises » (4). C’est sûrement la plus impressionnante pensée urbaine ; elle fait preuve d’une grande subtilité pour tisser, sans rupture, des relations entre la ville existante et son extension. Manfredo Tafuri inscrit cette intervention dans le temps des idées : « Le plan urbain représente un équilibre entre la révolution perspective et la continuité de la tradition » (5). Il impose aussi une écriture architecturale, une matérialité à la ville. L’ensemble des constructions est réalisé en brique rouge avec une pile en pierre blanche pour marquer l’angle des rues – peut-être une réminiscence de la borne milliaire romaine, réemployée en repère urbain. Ces piles sont plus ou moins importantes suivant la position du carrefour dans la trame urbaine. Seuls les palais peuvent bénéficier d’un peu de délicatesse dans les décors, par l’emploi de fines moulures en terre cuite pour les encadrements de baie ou pour les corniches. Très exceptionnellement, pour les édifices les plus importants, Rossetti a pu autoriser l’emploi, à dose homéopathique, d’une pierre calcaire blanche pour rehausser un élément d’ordonnancement. Le recours systématique à la brique rouge, donne à la ville une cohérence hors du commun, qui confère aussi à Ferrare son austérité si particulière.

 

Lorsque Biagio Rossetti réalise un palais pour Ercole I d’Este, sur le carrefour le plus important de l’extension, il fait un objet totalement insolite, incroyable et saisissant. Sur une parcelle d’angle d’environ 60 mètres de côté, inscrite dans le tissu urbain de l’extension, il construit une équerre éblouissante, d’une blancheur immaculée où le motif à pointe de diamant recouvre la totalité de la façade. Le palais ne semble être que cette façade, il est comme sans épaisseur. Sur cour, une des ailes est totalement fermée, comme un arrière de décor, ce qui rend encore plus énigmatiques les usages possibles dans l’édifice. Il est assez courant à la Renaissance de privilégier l’apparence de la façade aux commodités intérieures. Ce n’est que pour marquer l’angle qu’il interrompt le motif par deux pilastres au nu du mur, comme une inversion de la règle des piles d’angle. Seul un petit balcon en encorbellement dont on aperçoit à peine la discrète porte d’accès, marque le carrefour. Biagio Rossetti propose un projet paradoxal en rupture totale avec l’austérité qu’il a imposé à la ville. Il renverse, par ce projet, toutes les règles qu’il a prescrites à Ferrare comme si, après tant de maîtrise, il y avait nécessité à créer l’exception.

 

La tapisserie du Kremlin

C’est en Russie, à Moscou, dans le Kremlin que l’on trouve un troisième bâtiment à pointe de diamant de la Renaissance. Le Palais à Facettes, Грановитая Палата, a été commencé en 1487 par Marco Ruffo et terminé en 1491 par Pietro Antonio Solari. Il témoigne d’une certaine ouverture humaniste dans une Russie, comme toujours, partagée entre la tentation de la modernité européenne et celle du repli traditionnaliste. C’est le Tsar Ivan III (1440-1505) et surtout son épouse Zoe Sophia Palaiologina (1455-1503), élevée en Italie, qui fond venir à Moscou de nombreux artistes, architectes, ingénieurs et artisans italiens. Marco Ruffo puis Pietro Antonio Solari réaliseront un édifice stratégique pour le Kremlin, le bâtiment des réceptions et des cérémonies officielles. Il accueille principalement une salle pour les ambassadeurs, c’est la vitrine du pouvoir. A la différence des autres constructions, le Palais à Facettes est peut-être plus connu pour ses intérieurs et sa salle d’apparat très richement décorée, que pour sa façade.

 

Le palais à Facettes est un petit édifice implanté sur l’espace majeur du Kremlin, sur la place des cathédrales. Comme à Ferrare, la façade est totalement blanche ce qui la détache des édifices voisins, aux coupoles extrêmement ornementées. Le motif n’enveloppe pas le volume, il est présent uniquement sur la façade principale. Le bossage occupe un bandeau central, il est comme posé sur la paroi, à la manière d’une tapisserie. La base des pointes de diamant est rectangulaire et les pointes sont légèrement adoucies, ce qui avec la disposition en quinconce, confère au parement un effet particulier de tissage, renforçant cette sensation textile. Là aussi on quitte le monde de l’appareillage pour sublimer la matière, entre camouflage et vérité, elle évoque « le principe de vêtement » (6), théorisé par Gottfried Semper (1803-1879).

 

Un dispositif difficilement transposable

Il est assez incroyable que ces trois bâtiments, palazzo Sanseverino, palazzo dei Diamanti et Palais à facettes, aient été construits à moins de dix ans d’écart. D’ailleurs, la plupart des édifices cités plus haut sont construits au cours d’une période d’une vingtaine d’années ou guère plus. Il semble que ce traitement de façade a disparu aussi vite qu’il est apparu. Tous les autres bâtiments identifiés semblent avoir été des réinterprétations du palazzo dei Diamanti et du palazzo Sanseverino dans des versions plus modestes, plus domestiques.

La Casa dos Bicos, à Lisbonne, serait issue d’un voyage à Ferrare et à Bologne de Brás de Albuquerque, même s’il y a de réelles innovations dans la trame à damier et dans le système de percements. Le palazzo dei Diamanti  (1582) à Vérone, est aussi très proche de celui de Ferrare mais le motif est fragmenté par la multiplication des fenêtres. Il en est de même pour le palazzo del Cappellano (1513-1529), à Lauro où la multiplication des pyramides de rattrapage aux abords des baies, altère le motif et ne permet pas au pattern de se développer dans toute sa plénitude. On attribue au motif du palazzo del Cappellano autrement appelé palazzo dei tufi, le qualificatif de bugnato napoletano, faisant ainsi directement référence à Naples et à la pierre du palazzo Sanseverino. Le palazzo Steripinto (1501) à Sciacca, en Sicile, a le caractère défensif d’un palais fortifié comme le palazzo Sanseverino. L’effet d’armure de la façade est  renforcé par la présence d’un couronnement en créneaux. A la marge de ce corpus, on trouve la casa de las Conchas (1493-1517) à Salamanque en Espagne. La façade est comme couverte par une trame à petits points, composée de plus de trois cents sculptures de coquilles Saint-Jacques. Ces éléments décoratifs sont agrafés à la paroi ce qui confère à l’édifice, l’aspect d’un mur d’escalade tel qu’on les connaît aujourd’hui.

 

Enfin, on trouve à Marseille la Maison Diamantée ou l’Oustau Bigarrado pouncho. Une des hypothèses serait qu’elle fut construite par des riches commerçants italiens et espagnols vers 1570 ou par un contrôleur d’artillerie, Nicolas de Robbio, d’origine piémontaise, vers 1620. Dans les deux cas, c’est l’importation à Marseille d’une architecture italienne de la Renaissance. C’est l’un des rares édifices avec le Pavillon Daviel ou l’hôtel de Cabre qui a échappé aux destructions du quartier du Vieux Port, en 1943. Le motif est présent uniquement sur la façade d’entrée, le bâtiment étant à l’origine implanté entre deux mitoyens le long d’une ruelle étroite du quartier du Panier. Le bossage est quelque peu chaotique pour s’adapter à la trame des fenêtres, sans recouper les pyramides. C’est une grille élastique qui vient combler les espaces libres entre les grandes fenêtres à meneaux en pierre.

 

On trouve assez peu de constructions à pointe de diamant. Ce sont des édifices exceptionnels. Généralement, il n’y en a pas plus d’un par ville et un architecte n’en construit qu’un dans sa carrière. Souvent, le nom de l’architecte et celui du commanditaire s’effacent avec le temps devant leur bâtiment, auquel l’usage finit par attribuer le nom de leur motif et la référence à la ville. Tous le monde en connait au moins deux ou trois mais pas toujours les mêmes. Ce sont des curiosités. Pour s’affirmer avec autant de singularité sur l’espace public, il faut pouvoir compter sur un commanditaire riche, puissant et audacieux. D’une manière générale, les bossages sont un signe extérieur de richesse et une manière de manifester son individualité et sa position sociale. James S. Ackerman explique très bien les jeux subtils qu’emploie Filippo Strozzi pour faire passer les dépenses somptuaires des bossages (en référence aux lois somptuaires) pour les ambitions esthétiques de l’architecte (7). Il s’agit aussi de l’apparition de nouveaux critères dans la définition de la beauté comme le signale Heinrich Wölfflin avec « … Capriccioso, bizzarro, stravagante, etc. On éprouve un certain plaisir à ce qui est singulier, à ce qui va au-delà des règles. » (8). En dehors de Naples, ces bâtiments ont été construits dans des centres urbains secondaires, doit-on y voir le signe d’un style provincial. L’extravagance des bossages à pointe de diamant, par rapport aux bossages traditionnels, serait un peu comme l’exubérance du style des punks des campagnes, toujours un peu trop stylé, par rapport aux punks des villes.

 

Quel remploi contemporain

C’est avec le néoclassicisme et l’architecture historiciste que les motifs de la Renaissance ressurgissent. Le style Renaissance sera très apprécié pour des programmes des banques, un style rassurant. C’est le cas du palazzo delle poste centrali  (1911-1913) à Piacenza construit pour la Banca cattolica sant’Antonino. Le socle est ornementé par un bossage à pointe de diamant en marbre blanc, un code protecteur. Sur une des pyramides est posée une petite sculpture de lézard, un symbole de prudence. Il y a sûrement des recherches à faire sur l’architecture néoclassique américaine. Il doit y avoir des banques à Wall Street ou à Washington qui ont dû utiliser ces codes pour un soubassement gigantesque, comme il se doit. Quand on commence à chercher on trouve, de temps en temps, sur un immeuble du XIXe, une corniche à pointe de diamant comme un bracelet de chez  Swarovski, mais ce n’est là qu’un décor relativement mineur.

C’est peut-être dans l’utilisation du motif décoratif en façade à la fin du XIXème siècle et au début du XXème que l’on peut deviner quelques parentés avec ces édifices de la Renaissance. On pense, par exemple, au célèbre moulin des chocolateries Menier (1869-1872), à Noisiel, réalisé par l’architecte Jules Saulnier (1817-1881) et l’ingénieur Armand Moisant (1838-1906). Avec cette première construction à murs rideaux, ils utilisent un motif, de type jacquard, en briques émaillées entre les ossatures métalliques disposées en losange, pour que la façade exprime cette nouvelle liberté constructive. Ce motif très singulier s’éloigne de toute référence à l’appareillage traditionnel. On pense aussi au projet d’Henry Frédéric Sauvage (1873-1932) pour le Studio Building (1928) à Paris, où le motif en céramique vient tapisser ponctuellement la façade, aux abords des bow-windows et de l’angle à pan coupé.

Mais c’est à Milan, où l’emploi de vêtures en céramique est très répandu, que Luigi Caccia Dominioni (1913-2016) réalise trois édifices utilisant un motif en pointe de diamant ; pour les bâtiments du campus Golgi du Politeccnico (1996-1997), le Supermercati Esselunga (1998-2007) et pour la Chiesa e complesso parrocchiale di San Giorgio (2000-2001). Luigi Caccia Dominioni va tout au long de son travail milanais, explorer les potentiels des parements en céramique. On lui doit sûrement cette manière particulière de placer les plaquettes de brique émaillée à la verticale, pour mieux souligner le caractère décoratif du parement. Mais aussi une multitude d’expérimentations sur les formes, les couleurs et les motifs en terre cuite. Ce n’est qu’à la toute fin de sa carrière qu’il utilisera ce dispositif particulier à pointe de diamant, qu’il pose tout simplement comme un carrelage, à joints continus. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que les pointes de diamant adoucies sont réalisées en céramique émaillée par plaque de quatre pyramides portées sur des rails.

 

 

Dans le petit magasin Prada Aoyama (2000-2003), à Tokyo, des architectes Jacques Herzog (1950-) et Pierre de Meuron (1950-), la structure de type exosquelette en losange peut évoquer les pointes de diamant de la Renaissance. Il y a une interdépendance entre la structure et l’enveloppe, l’enveloppe formant le motif. C’est une sorte de mur en opus reticulatum gonflé à l’hélium ou un « bossage à coussinet ». Une légende urbaine veut que l’on soit obligé de déplacer les vendeuses dans un autre magasin, toutes les demi-journées, tellement les sensations produites par les skydomes bombés sont déstabilisantes.

 

C’est un traitement de façade qui s’apparente au stade de football, St. Jakob-Park (2001), que les architectes ont réalisé à Bâle. Une partie de l’enceinte est entièrement constituée de skydomes placés à la verticale, ce qui donne au bâtiment un aspect douillet, a priori peu en adéquation avec ce que l’on attend d’une arène footballistique. Mais les jours de match, ce dispositif donne à percevoir par transparence la sous-face rougeoyante des tribunes. Et au comble de la ferveur des supporters, les skydomes se soulèvent pour que la fureur des chants d’encouragement envahisse l’espace urbain. L’effet est garanti, on entre bien dans un stade, celui du FC Bâle. Ces deux exemples renvoient plus largement au travail que ces architectes accordent à la surface de leur bâtiment. Il est clair qu’à la fois les questions contemporaines sur les enveloppes thermiques et les potentiels des outils numériques offrent de nouvelles opportunités aux ornements. C’est ce que développe Pierre Picon dans son dernier ouvrage sur l’ornement architectural (9).

À ma connaissance, le premier architecte à faire un réemploi de cette référence de la Renaissance pour ces qualités de massivité mais aussi graphiques est Georges Heintz (1959-), un ex-membre de l’OMA, de la première heure. En décembre 2013, l’agence Heintz-Kehr architectes livre le Centre socio-culturel du Landsberg à Strasbourg dont la totalité de la façade extérieure est en pointe de diamant noire.

 

On retrouve des qualités de la massivité du palazzo Sanseverino, ce caractère défensif face à un environnement urbain postmoderniste, peu appréciée par Georges Heintz (10). D’après l’auteur, les dimensions des pyramides auraient été relevées sur la maison diamantée de Marseille, plus en proportion avec la construction à réaliser. Comme pour les édifices de la Renaissance, le bâtiment est très peu percé. Les ouvertures dans la peau de façade agissent comme des découpes de la paroi pour permettre au pattern de se déployer. Il ne s’agit plus d’un appareillage de pierres de taille mais du coulage d’un mur structurel en béton préfabriqué. La matrice de coulage devait avoir l’apparence d’un grand moule à gaufres. Sur les photographies de la réalisation on ne perçoit pas de joint et l’apparence du mur continu est frappante. D’après l’auteur, le moment héroïque fut la réalisation du mur d’angle courbe qu’il ne pouvait couler qu’une fois ; sans droit à l’erreur.

 

Anachronisme et analogie

Analyser ces œuvres singulières de la Renaissance à partir d’un point de vue contemporain n’échappe pas à un certain anachronisme méthodologique. Entre la réalisation de ces œuvres et leur réception aujourd’hui, cinq siècles sont passés, et nous les appréhendons avec un regard instruit par une culture bien différente. Daniel Arasse (1944-2003) en tant qu’historien de l’art ne peut défendre l’anachronisme, mais il en reconnaît le potentiel pour nous, les architectes : « … aucun historien ne se réclamera de l’anachronisme, en disant qu’il en fait et qu’il en est fier. Un artiste ou un philosophe en a le droit, c’est même peut-être son devoir que de sortir l’objet du passé, de son temps, pour le faire vivre à partir des questions d’aujourd’hui. » (11). Les architectes de la Renaissance n’ont pas conçu ces façades en convoquant les motifs en all over et les pattern. Je me demande bien, d’ailleurs, ce qui leur est passé par la tête : est-ce un lointain souvenir de la paroi nord des Propylées de l’Acropole d’Athènes, est-ce une réinterprétation de l’opus reticulatum romain, est-ce une réminiscence d’un motif ornemental gothique comme celui de la basilica di Santa Maria di Collemaggio à Aquila (1287) ou le palazzo Ducale à Venise (1340), est-ce un apport des entrelacs géométriques orientaux, est-ce lié aux pratiques des tailleurs de pierres ? On ne peut imaginer quels étaient les ressorts conceptuels qui ont amené ces architectes du XVème siècle à proposer, faire accepter et construire ces projets. Ce que ces édifices évoquaient pour un humaniste de la Renaissance, les traces écrites nous manquent pour le savoir objectivement ; Vitruve et Leon Battista Alberti n’en disent rien. Sans apports théoriques, nous sommes amenés à bâtir notre analyse à partir de l’observation des architectures, en assumant que l’interprétation ignore les significations originelles. Cela n’empêche, l’anachronisme de cette interprétation et les paradoxes qu’ils proposent, peuvent être une source pour de nouvelles propositions.

Finalement, ce qui nous intéresse comme concepteur, comme architecte, c’est comment édifier des bâtiments aujourd’hui, lesquels, tout en s’insérant dans les conditions contemporaines de production, sont des édifices savants – une architecture qui pense. L’analogie et la transposition sont deux moteurs puissants de la création. Ce que l’on cherche à travers l’analogie, c’est une énergie pour se projeter, une proportion – pas tout à fait pareille mais pas tout à fait différente. Ce que l’on cherche par la transposition c’est une racine, un assourcement, une origine pour inscrire notre architecture dans la longue histoire. C’est sûrement opérant, rassurant, mais est-ce suffisant. La connaissance de cet ordre ancien n’empêche pas d’avoir une intelligence des conditions du présent. Pierre Pinon dans l’introduction de son dernier livre sur l’ornement architectural attire notre attention sur ces liens « …, la prise de conscience que les choses ont effectivement changé doit s’accompagner d’une impression de déjà-vu qui suppose l’existence de liens sous-jacents entre des moments historiques anciens et des questions actuelles. » (12). En ce sens le bâtiment de Georges Heintz comme celui d’MVRDV, dans leurs transpositions constructives sont indéniablement actuels. Après, on peut s’interroger sur les qualités des analogies, sont-elles plus signifiantes ou plus formelles. Comme le dit un proverbe africain, « un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures » – mais ça fait quand même un beau cheval blanc.

Du jeu, modèle pour étudier les sociétés humaines au jeu, outil de gestion, de conception et de médiation

Introduction

En Occident, le jeu a longtemps été considéré comme quelque chose de futile, secondaire, accessoire, ou réservé aux enfants. Le mot jeu lui même, provient du latin jocus qui signifie « plaisanterie ». Il a peu à peu été introduit comme objet d’étude en philosophie, mais en tant qu’ « élément d’une comparaison » (Duflo, 2008 : 351) ou paradigme[1]. Il faudra attendre le milieu voire la fin du XXème siècle pour que le jeu soit traité comme une notion à part entière et donne ensuite naissance au champ des game studies ou sciences du jeu. Cependant, nous formons ici l’hypothèse que le jeu est rarement observé en soi, mais dans l’optique de servir de référence: en tant que modèle pour révéler d’autres phénomènes sociaux ou bien en tant qu’outil pour produire des résultats précis dans des domaines éloignés du ludique.

Dans un premier temps nous allons voir comment le jeu est entré peu à peu dans la sphère scientifique entre le XVIème et le XVIIIème siècle. Puis nous nous intéresserons aux définitions du jeu de Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958). Nous les replacerons dans leur contexte historique ainsi que dans la production de leurs auteurs à travers les travaux de Laurent Di Flippo (2014). Nous nous pencherons ensuite plus en détail sur ces définitions et la façon dont Colas Duflo a cherché à les compléter pour sortir du « jeu-paradigme » (1997b ; 2008), c’est à dire de la tendance à ériger le jeu en modèle ou élément de comparaison pour parler de phénomènes plus larges. Enfin, nous verrons que l’apparition des jeux vidéo puis l’utilisation des attributs ludiques à des fins opérationnelles dans des domaines très étendus des sociétés contemporaines participe à brouiller encore la caractérisation de cette notion.

I. Entrée du jeu en tant qu’objet d’étude en Occident

Les quelques textes de l’Antiquité et du Moyen-Âge qui traitent du jeu[2] lui confèrent un « statut doublement mineur » (Duflo, 2008 : 352) : une activité pour les enfants et ceux qui ne sont pas savants, ou bien, une récréation, une pause, un moyen de se reposer de son travail intellectuel. Pour Aristote par exemple, il s’agît d’un « délassement » au même titre que le fait de dormir, et non d’une activité digne d’être étudiée, voire pratiquée régulièrement. C’est seulement à partir du XVIIème siècle que le jeu va commencer à être observé. Selon Colas Duflo, ce changement vient en partie de l’intérêt des mathématiciens dès la fin XVIème siècle pour le calcul de probabilité face au développement rapide des jeux de hasard et d’argent (ibid. : 352). C’est par ce biais que Blaise Pascal, philosophe et mathématicien, va s’intéresser au jeu au XVIIème siècle et élaborer ensuite « une pensée du divertissement qui prend le jeu pour modèle pour penser tout le social et le politique » (ibid. : 353). Il vit à une époque où les pratiques ludiques se multiplient et se propagent : paris, jeux d’échecs, jeux de cartes, etc. Le jeu est également très présent dans la littérature et le théâtre, et de nombreux traités y sont consacrés (Duflo, 1997b : 353-354). Il considère que le jeu est omniprésent dans la vie profane car chaque personne, toutes classes sociales confondues, parie quelque chose chaque jour, au sens littéral comme figuré. C’est à dire que chaque personne va quotidiennement prendre des risques mesurés à l’avance, afin d’obtenir une éventuelle récompense, tromper l’ennui ou éviter les soucis. Ces divertissements, qu’ils soient frivoles ou sérieux[3], éloignent les êtres humains de leur seul salut possible : Dieu. Pour s’en rapprocher et mener une vie véritable, il invite à son tour chacun à faire le pari de l’existence de Dieu et lui dédier sa vie. Entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe et mathématicien, s’interroge également sur les jeux d’argent et de hasard et les procédés complexes d’estimation de probabilité qu’ils nécessitent de la part des joueurs. Il s’intéresse au jeu pour les procédés réflexifs qui y naissent et s’y déroulent et qu’il analyse en rapport avec la capacité d’invention humaine. Le jeu serait « un des lieux où s’exprime librement l’intelligence humaine » (ibid. : 354), c’est à dire un état mental où la créativité et l’intelligence seraient moins limités par telle ou telle convention. Les Encyclopédistes poursuivront les réflexions de Leibniz autour de l’« inventivité ludique » (ibid. ) et des estimations de probabilité par la suite.

Le XVIIIème siècle est traversé par de grands changements, notamment sur la façon de considérer l’enfant, qui devient une « humanité à réaliser » (ibid. : 354), entraînant donc un regain d’intérêt pour les questions d’éducation et par extension de jeu, vu comme « un lieu exemplaire de l’apprentissage de soi par soi » (ibid.). Les pratiques ludiques sont désormais considérées comme des moyens d’apprendre et expérimenter par soi-même des éléments importants de la vie tels que la « liberté », la « règle » ou « son propre corps » (Duflo, 1998 : 100). Pour Colas Duflo, ce glissement vers une considération du jeu en tant que « modèle » s’achève en fin de siècle avec Friedrich von Schiller qui, dans son ouvrage Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) « donne au concept de tendance au jeu (Spieltrieb) une dimension paradigmatique » (Duflo, 2008 : 352-353). Pour lui, le jeu n’est plus une activité des personnes n’étant pas en mesure de s’élever jusqu’à des tâches intellectuelles ou artistiques, mais une composante essentielle de notre « humanité » qui permet de penser notre spécificité en tant qu’espèce : « L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » (Schiller, 1795 : 221).

Pour Colas Duflo, l’entrée du jeu dans les objets dignes de l’attention des philosophes vient donc à la fois de changements sociaux (développement des types et pratiques de jeu), épistémologiques (naissance de la branche du calcul des probabilités en mathématiques) et anthropologiques (nouveau statut de l’enfant) (Duflo, 1998 : 100). Dès le départ, une tendance à utiliser le jeu comme grille d’analyse apparaît, qui poussera Schiller comme d’autres après lui à négliger voire ignorer les pratiques de jeux réelles et leurs caractéristiques.

II. Le jeu comme paradigme, contexte de l’élaboration des principales définitions du jeu au XXème siècle

Aujourd’hui encore, les définitions du jeu données par Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958) restent un « passage obligé » (Di Filippo, 2014 : 282) chez les chercheurs travaillant sur le jeu. Il s’est établit une véritable filiation dans le domaine des game studies : lorsque l’un de ces auteurs n’est pas repris, ce sont leurs successeurs, qui les ont eux-même étudiés, analysés, complétés. Cependant, nous allons voir à travers le commentaire qu’ont pu en faire Laurent Di Filippo (2014) et Colas Duflo (2008) que ces définitions sont trop souvent sorties de leur contexte et que la dimension paradigmatique n’en est pas exempte non plus. Là encore, le jeu n’est pas étudié en soi et pour lui même, mais en tant qu’invariant anthropologique supposé ou élément de comparaison permettant de dégager des constantes universelles au sein des activités humaines.

A la veille de la deuxième guerre mondiale, l’historien Johan Huizinga publie son cinquième ouvrage, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Il y rédige une définition du jeu encore utilisée aujourd’hui, y compris chez les chercheurs travaillant sur le jeu vidéo (Juul, 2005 : 30) : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience, d’“ être autrement ” que dans la “ vie courante ” » (Huizinga, 1938 :51).

Extraite de son contexte, cette définition se contente de décrire les différents aspects du jeu en soi. Pourtant, elle ne se comprend entièrement que mise en regard par rapport à l’ouvrage complet, et en particulier son dernier chapitre « L’élément ludique de la culture contemporaine » (Di Filippo, 2014 : 284). Elle est intrinsèquement liée à une ambition plus large de l’auteur, analyse Laurent Di Filippo : lutter contre la barbarie grâce à la civilisation et la culture et les valeurs morales qu’il lui rattache. Johan Huizinga, né en 1872 au Pays-Bas, a traversé la première guerre mondiale, l’industrialisation, la grande crise économique de 1929, la montée des fascismes dans les années 1930 ainsi que la seconde guerre mondiale (il mourra quelques mois avant l’armistice). S’il étudie le jeu c’est pour le mettre en regard de la notion de culture qu’il considère comme salvatrice. Il leur attribue des « valeurs morales » communes : « Peu à peu, nous en sommes arrivés à la conviction que la culture est fondée sur le jeu noble, et qu’elle ne peut manquer de teneur ludique, si elle veut déployer sa qualité suprême de style et de dignité » (Huizinga, 1938 : 288). Le respect des règles du jeu, notamment, est indispensable pour le maintien de la paix et l’harmonie des sociétés : « Nulle part, l’observance des règles établies n’est aussi indispensable que dans les relations entre peuples et États. Si ces règles sont violées, la société tombe alors dans la barbarie et le chaos » (Huizinga, 1938 : 288). Engagé contre le régime nazi, il rédige Homo Ludens au tout début de la deuxième guerre mondiale dans l’optique de dénoncer le fait que ces valeurs soient en train de se perdre (Di Filippo, 2014; Wendling, 2013). Pour Laurent Di Filippo, Johan Huizinga cherche donc à « définir un idéal pour la culture dans les conventions ou les normes qui, comme les règles du jeu, doivent être respectées, car elles définissent les conditions du respect mutuel entre les participants » (2014 : 285). Il utilise le jeu comme un modèle pouvant servir de trame à un système d’organisation sociétal idéal et moral qui permettrait de garder un certain équilibre, notamment politique. Johan Huizinga émet également des critiques morales sur l’alternance entre jeu et sérieux qu’il pense être en train de se brouiller (Di Filippo, 2014) : « ce qui caractérise le plus essentiellement tout jeu véritable, c’est qu’à un moment donné, il cesse […] C’est ici qu’apparaît le défaut de notre temps. Dans bien des cas, le jeu, aujourd’hui, ne finit jamais. Ce n’est donc pas un jeu véritable. Il y a là une grave contamination entre le jeu et le sérieux » (Huizinga, 1938 : 181). Cela développerait chez les individus de son temps « l’incapacité à reconnaître ce qui convient et ce qui est déplacé, l’absence de dignité personnelle, de respect d’autrui et de ses opinions qui aboutit à une forme d’égocentrisme » (ibid.).

L’opposition entre le profane et le sacré est une autre idée centrale dans la définition du jeu de Johan Huizinga. C’est à cette dichotomie qu’il fait référence lorsqu’il parle de séparation de la vie courante : le jeu comme le sacré permettrait aux êtres humains de dépasser leur « simple état d’être terrestre et naturel » (Di Filippo, 2014 : 292) pour celui d’« être spirituel » (ibid.). Pour Laurent Di Filippo, si le sociologue français Roger Caillois va s’intéresser à Homo Ludens, c’est bien parce que le jeu y est mis en rapport avec la notion de sacré, dans l’optique de dégager des « fondement[s] de toute organisation sociale ». Très influencé par les travaux de sociologie religieuse de Marcel Mauss, en 1939, il se fait connaître en publiant L’Homme et le sacré. Bien plus qu’une notion strictement religieuse, pour Roger Caillois le sacré est « une propriété ou une qualité, stable ou éphémère, accordée à des êtres, des choses, des espaces, des temps, qui contribue à définir l’attitude qu’il convient d’adopter dans le rapport que les individus entretiennent avec leur environnement » (Di Filippo, 2014 : 295). Le sacré est un ensemble de normes qui, en opposition au profane, ordonnent les sociétés humaines dans leur ensemble. Ces normes sont toutes issues de « constructions de sens » (ibid.) préalables et communément admises, qu’elles soient restées dans les mémoires collectives des sociétés en question ou non. La comparaison avec le jeu permet d’expliciter comment un ensemble de règles, implicites ou non, peuvent influencer les actes des individus. Dans son son ouvrage Les jeux et les Hommes (1958), c’est donc une analyse conjointe du sacré et du jeu que mène Roger Caillois, en se penchant sur leur rôle dans les « processus de civilisation » (Di Filippo, 2014 : 297) et l’organisation de la « vie sociale » (ibid.). Ces deux notions sont extrêmement liées pour lui puisqu’il considère même que certains jeux seraient des imitations de pratiques culturelles, religieuses ou non, dont on aurait perdu le sens ou la trace[4]. Le jeu n’est donc pas une distraction parmi d’autres permettant seulement de tromper l’ennui de la vie quotidienne, mais au contraire « une activité parallèle, indépendante, qui s’oppose aux gestes et aux décisions de la vie ordinaire par des caractères spécifiques qui lui sont propres et qui font qu’il est un jeu » (ibid.).

Laurent Di Filippo comme Colas Duflo reprochent à Roger Caillois et Johan Huizinga de jouer sur l’ambiguïté de certains termes comme culture ou sacré, qu’ils définissent de façon trop large et ethnocentrée. Leurs aspirations à découvrir une « base commune » (Di Filippo, 2014 : 303) à « toute l’organisation sociale » (ibid.) à travers l’étude du jeu génère de nombreuses ambivalences dans leurs définitions de celui-ci et les poussent à s’éloigner des pratiques de jeu dans la vie réelle (Duflo, 2008). Ces ambitions universalistes sous-tendent l’ensemble de leur conceptualisation du jeu mais ne sont que trop rarement explicitées dans les travaux qui y font référence.

III. Le jeu, une notion difficile à définir de façon globale

L’apport principal que Roger Caillois va faire par rapport à Homo Ludens est de s’intéresser aux « attitudes mentales » que l’on adopte lorsque l’on joue, et à leur variation selon les types de jeu auxquels on joue. Il va reprendre en les précisant certains points de la définition de Johan Huizinga (le jeu est libre, séparé de la vie courante, réglé et fictif) et y ajouter les notions d’incertitude et d’improductivité (Di Filippo, 2014 : 300). Pour déterminer les différents types de jeux, il propose de se concentrer sur l’état recherché par le joueur plutôt que sur des aspects matériels (environnement, équipement utilisé, nombre de joueurs) : « on ne peut pas classer les jeux, à la manière des encyclopédies, en fonction du lieu où il se jouent (la distinction “ jeu de plein air ”- “ jeux d’intérieur ” n’est guère pertinente, par exemple) ou du matériel qu’ils utilisent (les billes peuvent être le moyen d’un jeu d’adresse ou l’enjeu d’un pari), il faut classer les jeux selon l’attitude fondamentale du joueur » (Duflo, 1997b : 27). Il établit ainsi quatre catégories fondamentales : l’agon, c’est à dire les jeux comportant de la compétition, l’alea, les jeux où le hasard (ou chance) est au centre du processus ludique, la mimicry basée sur l’imitation (ou simulacre) et l’ilinx qui représente la recherche de sensations, de risque (qu’il appelle vertige). Ces quatre catégories sont elles-mêmes des paradigmes qu’il utilise pour caractériser des types de sociétés[5]. Il y rajoute deux principes, paidia[6] et ludus[7], qui lui permettent d’établir « une gradation qui va du moins au plus organisé dans le jeu » (ibid.). Paidia désigne des jeux à priori sans règles, improvisés et proches de ceux des enfants, qui savent jouer sans cadre ou but précis. Au contraire, le ludus est une forme de jeu sous contraintes, avec des buts et des règles pré-définies, intrinsèques et constituantes de ces jeux (des mots croisés aux échecs en passant par le football), ainsi que des limites temporelles et spatiales claires. Ce sont précisément ces contraintes, et les défis qu’elles constituent, qui forment l’aspect ludique de ces jeux, et non pas l’invention, l’imitation (etc.) plus ou moins improvisés et adaptés au fil du jeu. A partir de ces quatre catégories (agon, alea, mimicry et ilinx) et de ces deux principes (paidia et ludus), il produit un tableau flexible censé permettre de caractériser tous les jeux. Ce tableau reste cela dit ambigu car il inclut des pratiques culturelles comme le théâtre et le chant de comptines, et des pratiques sportives telles que le ski et l’athlétisme, qui à priori ne sont pas des jeux en eux-mêmes.

 

Tableau de classification des jeux de Roger Caillois, repris par Colas Duflo dans son ouvrage « Jouer et philosopher » Tableau de classification des jeux de Roger Caillois, repris par Colas Duflo dans son ouvrage « Jouer et philosopher » (1997b) à la page 21.

A la suite de Roger Caillois et Johan Huizinga, de nombreux auteurs (Winnicott, 1971 ; Henriot, 1969, 1989 ; Brougère, 2005) ont travaillé sur la notion de jeu et cherché à en produire des définitions globales, qui sont encore régulièrement reprises aujourd’hui dans les sciences du jeu. Nous avons ici fait le choix de nous concentrer sur les travaux, moins connus, du philosophe Colas Duflo. Comme nous l’avons vu précédemment, il a étudié en détail les fondements théoriques de la notion de jeu, du XVIème au XXème siècle (1997a, 1997b, 1998, 2008), ce qui lui a permis de se « libérer de cet automatisme de l’idéal, et de [s]’interroger d’abord sur la nature de cette spécificité ludique. » (Duflo, 2008 : 355). Pour lui, les tentatives de définition du jeu précédentes, en cherchant à l’utiliser comme cadre pour « penser tout l’humain » (ibid. : 354-355), finissent par en négliger les pratiques réelles. De plus, elles produisent des définitions générales au lieu de chercher à établir quelles en sont les caractéristiques spécifiques. Il reproche notamment à Johan Huizinga et Roger Caillois d’énumérer des propriétés dans leurs définitions sans analyser la manière dont elles fonctionnent ensemble, et sans que ces propriétés ne décrivent et concernent seulement le jeu (ibid. : 356).

Il va faire plusieurs apports à ces définitions dès 1997, dans son livre Jouer et philosopher, qu’il résumera dans un article datant de 2008. Il y invente entre autre le concept de légaliberté, pour parler d’une des spécificité du jeu : la liberté dans la règle (du jeu), une « liberté déjà réglée » (Duflo, 2008 : 356) . Le jeu se déroule librement (il ne peut être forcé) mais dans un cadre précis (séparé de la vie courante) : « il n’y a jeu que lorsque la règle préexiste à l’activité et la rend possible. » (Duflo, 2008 : 357). Il le démontre en prenant pour exemple le squash et la musculation : tous les deux se déroulent dans des salles de sport, mais le premier est un jeu contrairement au second. Pourquoi ? Parce qu’il a une durée précise et doit être fait dans un lieu précis (une salle de squash de telle dimension avec tel traitement de sol, etc), selon des règles établies. Alors que la musculation n’a pas besoin d’un lieu spécifique (seulement d’accessoires), et n’a pas de durée ni de règles préétablies. Avec le squash, le joueur consent à respecter ces règles, ce lieu, etc, sans lesquels il n’y aurait pas de jeu : il abandonne donc une partie de sa liberté au profit de ce jeu, qui va définir un cadre dans lequel il est libre. Le jeu consiste en un jeu autour de ces règles, le maniement ou le contournement de ces règles, ce qui « n’est pas le seul élément, mais constitue la composante spécifique du plaisir ludique » (ibid. : 360). Ces règles « produisent un espace d’indétermination » (ibid. : 358) où la légaliberté peut avoir lieu. Colas Duflo remarque également que ce cadre précis est défini par l’établissement d’un contrat ludique au préalable, clairement énoncé ou tacite comme « dans la plupart des jeux d’enfants » (ibid. : 359), c’est à dire que le ou les participants s’entendent sur les codes qu’il vont suivre et qui vont définir la partie. Il parle ensuite de compétence ludique soit la capacité à apprécier les tendances en cours dans ces espaces d’indétermination ainsi créés (Duflo, 2008 : 358), puis de clôture ludique c’est à dire le fait que l’espace et le temps soient nécessairement fermés par les règles du jeu lorsque l’on entame un jeu (ibid. : 359). Il parle alors d’espace « relationnel » (entre les joueurs comme les éléments matériels définissant l’espace) et « qualitatif » (telle signification pour telle zone, de la case du jeu d’échec à la cage de football) et de temps « séquentiel » (qui produit différents rythmes durant la partie et le différencie ainsi du temps où l’on ne joue pas) (ibid. : 360). C’est donc à travers cette série de conditions et caractéristiques que l’on peut considérer que le jeu est « séparé de la vie courante » : légaliberté, contrat ludique, compétence ludique, clôture ludique. Il parle également de conatus spinoziste, c’est à dire la « volonté de persévérer dans son être et d’augmenter sa puissance d’agir » (ibid. : 359) qu’il transpose dans le jeu en tant que conatus ludique c’est à dire la volonté d’accroître « la puissance d’agir de notre légaliberté dans le jeu » (ibid. : 360). Le conatus ludique permet notamment d’expliquer le plaisir spécifique que l’on tire du jeu : « Certes, tout jeu est une somme de plaisirs différents, joie de la dépense dans l’un, de l’excitation dans l’autre, de l’activité intellectuelle dans un troisième, mais il y a bien un plaisir spécifique qui donne sa tonalité au jeu, qui fait qu’il ne procure pas le même plaisir que d’autres distractions, et qui tient à ce conatus ludique. » (ibid. : 360).

Il est donc très difficile de produire une définition complète du jeu qui s’applique à l’ensemble des types de jeu et exclue les pratiques qui n’en sont pas. Pour y remédier, Roger Caillois choisi de centrer son analyse sur les attitudes mentales des joueurs et non les éléments matériels des jeux. Colas Duflo va lier les propriétés du jeu ainsi établies afin de comprendre ce qui lui est spécifique. Pour Colas Dufo ce ne sont les propriétés ainsi extraites qui sont intrinsèquement ludiques mais les relations qu’elles entretiennent entre elles. La spécificité du jeu est qu’il se déroule dans le cadre d’une liberté et d’un espace temps réglés (légaliberté, clôture ludique) suite à un accord préalable implicite ou explicite (contrat ludique), et qu’il demande des capacités d’adaptation et d’estimation en temps réel (compétence ludique) et entraîne une envie de progresser dans l’activité (conatus ludique). L’essor et la complexification des jeux vidéo depuis les années 1990 bouleversent en partie ces définitions. En devenant peu à peu un enjeu économique majeur, et donc un enjeu socio-culturel (Schmoll, 2011), cet essort a participé à nouveau à construire le jeu comme objet de recherche légitime, particulièrement en France, et a donné naissance à un champ de recherche inédit, les game studies (sciences du jeu). Les définitions issues des game studies, très centrées sur les jeux vidéo, ne s’appliquent pas toujours au jeu en général (Di Filippo, 2014 : 282). Et inversement, les définitions existantes du jeu ne couvrent pas forcément les spécificités des jeux vidéo.

IV. Expansion du jeu dans la vie courante ou détournement des caractéristiques ludiques en outils opérationnels ?

L’étude des mécanismes de jeu et de leurs application possibles, bien que déjà présente dans le champ éducatif, va être exacerbée par le développement des jeux vidéo. Ces dix à quinze dernières années, un phénomène de ludification (ou gamification) est apparu dans de nombreux secteurs de nos sociétés (Breville, Rimbert, 2013 ; Bogost, 2010 ; Schmoll, 2011 ; Genvo 2013). Nous assistons à une transposition croissante de procédés et caractéristiques ludiques à d’autres domaines afin d’influer sur des comportements, des pratiques, des habitudes, ou même la productivité des individus[8]. Autrement dit, les mécanismes spécifiques au jeu sont appropriés pour être utilisés à d’autres fins, pas toujours énoncées dès le départ. Le phénomène est difficile à dater et à tracer (Haydée, 2013). Selon les sources, le terme gamification aurait été inventé en 2002-2003 par le développeur de jeu Nick Pelling (Hunter, Werbach, 2012) ou serait apparu pour la première fois de manière documentée en 2008 puis répandu dès 2010, en premier lieu dans l’industrie du numérique (Deterding et al., 2014)[9]. Le terme gamification peut-être employé comme synonyme ou traduction littérale de ludification, ou bien impliquer que ses objets seraient plus centrés sur un aspect numérique ou en référence aux jeux vidéo.

Ces mécanismes ludiques peuvent être transposés au niveau formel : par exemple, en mettant en place des codes graphiques enfantins[10] ou en référence à ceux des jeux vidéo ; ou encore des commandes et des interfaces rappelant jeux vidéo et jeux de société (lancé de dés, machines à sous, boutons similaires à ceux de consoles vidéos, tableaux de scores). Ils peuvent également être appliqués en tant que dispositifs : promesses de récompenses variées, classements et systèmes de points, scénarios à suivre, etc. Ils sont aujourd’hui présents dans de nombreux domaines, de la vie quotidienne ou privée à la vie publique, en politique, dans le monde de l’entreprise, le monde culturel ou événementiel, en médecine, en marketing… En psychologie, la ludothérapie permet de travailler avec des enfants ou des patients souffrant de syndrome de stress post-traumatique. Dans le monde du travail, il est utilisé comme outil de gestion et motivation des équipes et en marketing il sert à fidéliser des clients ou promouvoir des produits. Dans l’enseignement, il aide à rendre les élèves plus autonomes, volontaires, entreprenants et motivés[11]. Dans l’espace urbain, il permet d’animer un lieu, en accroître la fréquentation, favoriser les rencontres et le « lien social » entre usagers, voire tester de futurs aménagements (Alba, 2017 ; Moutiez, 2020). Au niveau politique et institutionnel, le jeu intervient pour encourager les comportements « citoyens » ou « éco-responsables » tels que trier ses déchets ou ne pas uriner dans l’espace public. Il est également largement employé dans les processus participatifs, afin de faciliter la contribution de personnes ne possédant pas les codes et connaissances requis par ces processus (vocabulaire urbain, capacité à représenter et se représenter l’espace, etc.), atténuer des situations socialement tendues ou favoriser l’apparition de solutions originales (Moutiez, 2018). Nous assistons d’ailleurs ces dernières années au développement de nombreux cabinets de conseil spécialisés qui développent ces méthodes dans les domaines du marketing, de la gestion d’entreprise (Breville, Rimbert, 2013) voire de l’urbanisme et la gestion urbaine. Le jeu est aujourd’hui largement utilisé pour initier ou accompagner la conception, le management ou l’apprentissage. Il est particulièrement efficace pour trouver des solutions collectives rapidement, pacifier des situations, susciter l’adhésion, mettre en concurrence des individus ou modifier des comportements.

Le passage par des procédés ludiques permet de dépasser certains obstacles ou blocages réflexifs pour arriver au résultat souhaité : « dans le monde clos du jeu, l’esprit humain se manifeste dans sa libre inventivité, il s’exerce à l’estimation des chances dans les jeux de hasard et d’argent, aux calculs et à l’analyse des combinaisons stratégiques dans ceux de réflexion, à la prévision des desseins de l’adversaire dans les jeux de conflit » (Duflo, 2008 : 354). Bien que cela ne soit pas là non plus une idée entièrement nouvelle (Colas Duflo nous rappelle que Leibniz l’avait déjà pressenti dès le XVIIIème siècle), elle connaît un développement sans précédent ces dernières années. Le jeu permet aisément de se projeter dans des situations données et d’y expérimenter différentes solutions sans que cela n’aie de conséquences sur la vie réelle. Il « offre un espace privilégié où s’exerce l’intelligence humaine, à cause du plaisir qu’il suscite, qui attire, qui sait maintenir l’intérêt, et qui est le premier moteur de l’ingéniosité. » (Duflo, 2008 : 354). Certains chercheurs ou développeurs de jeu le voient comme un moyen de régler des conflits ou trouver des solutions en situation de crise. Jane McGonigal, sociologue et créatrice de jeux vidéo, voit ces derniers comme un moyen de régler des problèmes politiques, sociaux, écologiques ou économiques (McGonigal, 2010, 2011 ; Lejeune, 2013). Elle observe que dans des univers virtuels parfois très proches de la réalité, les joueurs réussissent à résoudre des problèmes extrêmement complexes de manière active. Pour elle, le joueur de jeu vidéo est tout sauf passif et met à profit son intelligence pour trouver des actions aux problèmes qu’il rencontre dans le scénario de jeu dans lequel il se trouve, et qu’il est capable d’y passer énormément d’heures sans que sa motivation faiblisse. Elle se base sur ce constat pour en déduire que si nous utilisions des jeux vidéo pour gérer des situations concrètes (comme une pénurie de pétrole), nous pourrions résoudre un grand nombre de crises très rapidement de manière collaborative et participative et ainsi « rendre le monde meilleur » (McGonigal, 2010). Le jeu serait donc un outil puissant pour permettre de débloquer ses capacités intellectuelles et créatives. Mais pour cela, il est nécessaire qu’un cadre précis soit défini au préalable, avec des règles du jeu et des moyens de distanciation de la vie courante permettant la mise en situation et la croyance en l’absence de conséquences pour ses actions. De plus, la perspective de devoir fournir un résultat final, si elle est trop évidente, peut limiter les participants dans leurs actions et réflexions.

Le phénomène de la ludification est principalement basé sur un système de récompenses, immédiates ou non, symboliques ou matérielles. Il s’appuie sur l’idée que tout le monde joue, est capable de jouer, a dû jouer par le passé. Or, il est possible de douter de la capacité, la volonté ou l’intérêt de chacun à prendre part à ces processus ludiques, tant en fonction de son caractère ou ses convictions, que de son intérêt pour la récompense offerte, et sa croyance en sa capacité de l’obtenir. Par ailleurs, Benoit Bréville et Pierre Rimbert (2013), dans leur article« Pour gagner des points, lisez cet article », publié dans Le Monde Diplomatique, rapprochent la ludification et son système d’épreuve-récompense de la théorie du « conditionnement opérant » du psychologue Burrhus Frederic Skinner. Ce dernier démontre, tout d’abord en l’expérimentant sur des animaux, que « les actions des sujets peuvent être influencés par des “ motivations extrinsèques ” négatives (la répression, la peur de la punition) ou positives (la recherche de plaisir, l’attrait de la récompense) » (Breville, Rimbert, 2013 : 19). Bréville et Rimbert avancent donc que la ludification, en mobilisant « des composantes secondaires du jeu (les points, les niveaux, les classements, les médailles) » (ibid.), et en les érigeant en « éléments princip[aux], en finalité[s] » (ibid.), perd finalement tout l’intérêt du jeu. C’est en définitive « l’attrait de la récompense [qui] motive, pas le plaisir du jeu » (ibid.). Cependant, les formes de motivation sont multiples et peuvent permettre de distinguer différentes qualités et intensités d’expériences ludiques. Il existe par exemple des jeux vidéo que le sociologue Ian Bogost appelle « jeux persuasifs [Persuasive Games] » (Breville, Rimbert, 2013 ; Bogost, 2011) qui simulent des situations mettant le joueur face à des choix éthiques et le font réfléchir sur ces questions plus ou moins à son insu. Ils sont basés sur la motivation intrinsèque et agissent sur les causes du problème dénoncé. Ils mettent en jeu des processus complexes ou la légaliberté et le conatus ludique sont très sollicités. Ils sont très courants parmi les serious games[12], forme très répandue de gamification. Pour Colas Duflo, le plaisir du jeu naît justement de celui de jouer avec les règles (légaliberté) qui produit de la motivation, une volonté de progresser (conatus ludique). Cette progression serait une récompense en elle même, indissociable du plaisir de jouer. D’autres formes de gamification y font beaucoup moins appel, notamment celles qui sont basées sur des mécanismes matériels. Lorsque les marches d’un escalier sont transformées en piano pour inciter la population à ne pas prendre l’escalator[13] ou l’on propose à des personnes de voter sur une question quelconque en insérant leur mégot de cigarette dans des cendriers-sondages[14] plutôt que de les jeter au sol par exemple, le type de motivation mis en jeu est extrinsèque et centré sur les effets des comportements à modifier, non leurs causes. Ces procédés interviennent à petite échelle et à un instant donné sans provoquer nécessairement de prise de conscience de l’utilisateur et de changement de pratiques plus global. L’expérience ludique est beaucoup plus limitée, dans le temps, l’espace, l’opportunité de progresser et il y a peu de possibilités de détourner les règles ou se les approprier. La récompense reste relativement liée au plaisir ludique (générer des notes de musique, voir son côté de la jauge se remplir) mais celui-ci a une intensité assez faible qui s’émoussera au fil du temps. L’attrait pour ces récompenses et la capacité à être motivé par des procédés ludiques varie en fonction des personnes et des types de ludifications proposées. De la même façon que les individus n’ont pas la même manière d’apprendre, ils n’ont pas la même façon de réfléchir et si tout le monde joue ou a pu jouer, et peut éventuellement produire quelque chose à travers un jeu, ce n’est pas de la même façon, et à travers les mêmes jeux.

Nombre des exemples cités oscillent entre une volonté de pousser l’usager à apprendre par lui-même et une tendance à le manipuler dans le but d’obtenir un résultat pré-établi. De plus, comme le souligne Françoise Lejeune à propos des travaux de Jane McGonigal, « Dans ces conditions, non seulement le jeu n’est plus improductif, pour reprendre l’une de ses caractéristiques formulées par Johan Huizinga et Roger Caillois, mais, de surcroît, le joueur est instrumentalisé. » (Lejeune, 2013 : 321). Ce n’est pas le jeu en lui-même qui est mis en œuvre, mais une ou plusieurs de ses caractéristiques identifiées comme potentiellement productives. En définitive, nous pouvons nous demander si le divertissement, pourtant central dans le jeu, ne devient pas accessoire ou inexistant dans ces opérations. Quand bien même les caractéristiques du jeu sont présents, s’amuse-t-on vraiment ? Cela rejoint la critique ce Colas Duflo concernant le jeu-paradigme : les pratiques de jeux réelles sont oubliées.

Conclusion

Dans la plupart des situations, nous sommes spontanément capables de discerner ce qui est du jeu et ce qui ne l’est pas, si nous jouons ou non. Pourtant, nous avons pu voir au cours de cet article que produire une définition du jeu qui soit globale, spécifique, complète et durable n’a rien d’évident et implique finalement de nombreux enjeux, anthropologiques comme économiques.

Les sciences ont commencé à considérer les jeux comme des objets dignes d’être étudiés à partir des XVIIème et XVIIIème siècles seulement. Les philosophes comme les mathématiciens s’intéressent aux procédés de réflexion et d’estimation complexes que les jeux de hasard et d’argent impliquent, puis au potentiel de formation et d’expérimentation des jeux pour enfants et des jeux en général. Les jeux ne sont pas étudiés en eux-mêmes mais en tant qu’éléments de comparaison, en lien avec de grandes questions traversant l’Europe à cette époque.

Cette dimension paradigmatique reste très présente dans les principales définitions du jeu établies au XXème siècle. Pour Johan Huizinga le jeu, comme la culture, est un moyen de lutter contre la barbarie de son époque. Quant à Colas Duflo, il l’étudie en miroir de la notion de sacré sur laquelle ses premiers travaux portaient déjà. Tous deux cherchent à déceler des systèmes d’organisation sociale possibles ou existants, ce qui génère des ambiguïtés dans leurs définitions qui sont rarement soulignées par ceux qui les reprennent.

Roger Caillois va reprendre les travaux de Johan Huizinga en se concentrant sur l’attitude mentale du joueur plutôt que sur des éléments matériels qui peuvent se retrouver dans des activités qui ne sont pas des jeux. Cependant Colas Duflo pense que ces caractéristiques énoncés à la suite ne sont pas spécifiques aux pratiques ludiques et qu’il faudrait se concentrer sur la façon dont elles fonctionnent entre elles. Pour lui le jeu est une liberté réglée qui demande des compétences ludiques particulières, un accord préalable sur des règles du jeu, un espace temps défini et génère spontanément une volonté de progresser.

Ces tentatives de produire des définitions complètes et irréfutables du jeu au XXème siècle sont remises en cause par le développement des jeux vidéos puis le phénomène de ludification (gamification) qui s’en est suivi. Le jeu y est considéré comme un outil très efficace pour influencer le comportement d’individus et dépasser des blocages réflexifs ou créatifs. Cependant ces procédés fonctionnent peut-être plus sur l’attrait de la récompense que le jeu lui-même, produisent des effets plus ou moins ludiques et durables, et ont une efficacité variable selon les individus et les caractéristiques ludiques employées. La définition du jeu est à nouveau brouillée : il est parfois difficile de discerner le jeu du non jeu, il n’est plus improductif, et pas toujours libre, séparé de la vie courante ou fictif. Le jeu n’est plus un objet digne d’être étudié en lui-même, mais une série de propriétés dont on cherche à découvrir les effets pour les extraire et les transposer à d’autres domaines, dans une optique opérationnelle. Finalement, ces phénomènes contemporains n’échappent pas aux critiques émises par Colas Duflo sur la « tradition du jeu-paradigme » (Duflo, 2008 : 355) issue des XVIIème et XVIIIème siècles et les définitions de Roger Caillois et Johan Huizinga au XXème siècle. Le jeu est transformé en modèle afin d’être appliqué à une autre question ou un autre domaine ce qui fait passer au second plan les pratiques de jeu de la vie réelle, ou le simple fait de s’amuser. Pour comprendre le jeu et faire en sorte qu’il ait lieu, compiler une série de caractéristiques ludiques ne suffit pas car la spécificité du jeu réside dans les relations que ces différentes propriétés entretiennent entre elles.

Bibliographie

Références

[1]Nous avons fait le choix de retenir le terme de « paradigme » pour l’idée de « modèle », de « structure » ou de « cadre » qu’il évoque, en continuité avec la façon dont l’emploie Colas Duflo lui-même, bien que ce mot comprenne des définitions très variées et parfois floues (Rumelhard, 2005).

[2]Colas Duflo cite une dizaine de pages d’Aristote notamment dans Ethique à Nicomaque et une vingtaine de la Somme théologique de Thomas d’Aquin (Duflo, 2008 : 352).

[3]Par divertissement il entend « détournement », « évitement », ce qui dévie l’être humain de sa « misère », son ennui, son vide intérieur, et de ce qui pourrait le sauver : croire en Dieu. Pour Pascal, la guerre, le travail ou les voyages sont des divertissements autant que les jeux, la fête ou le sport (Manon, 2008).

[4]Il cite en exemple « les pistolets à eau qui imitent les armes à feu, ou le fait que des enfants catholiques peuvent jouer à la messe » (Di Filippo, 2014 : 297).

[5]Laurent Di Filippo explique que l’ilinx et la mimicry renvoient à ce que Caillois appelle les « sociétés à tohu-bohu (Caillois, 1958 : 171) » qui seraient les plus proches d’un « état originel chaotique » (Di Filippo, 2014 : 299) avant que « l’histoire naturelle » (ibid.) ne commence « grâce aux forces sacrées » (ibid.), tandis que l’agon et l’alea renvoient aux « sociétés à comptabilité » (Caillois, 1958 : 172).

[6]D’après le mot « παῖς [paîs] » qui signifie « enfant » en grec ancien ou le mot « παιδεία [paideia] » qui signifie « éducation » mais peut également renvoyer à l’idée de civilisation ou culture.

[7]D’après le mot latin « ludus » qui signifie « jeu », « amusement », « sport », « passe-temps » et était aussi le nom de l’école ou les garçons allaient jusqu’à 11 ans dans la Rome antique.

[8]Ce phénomène s’est accentué depuis l’apparition et la démocratisation des jeux vidéo, et utilise nombre de leurs codes, mais il est loin de pouvoir se résumer à ce type de jeu. C’est bien les procédés ludiques dans leur ensemble, analogiques ou non, auxquels il fait appel.

[9]Consulter également les réponses de personnes travaillant dans des domaines liés à la gamification à la question « Who coined the term “gamification” ? » posée sur le site quora.com [en ligne], non daté, consulté le 02.07.2020. <URL : http://goo.gl/CvcMs>

[10]Esthétique de l’enfance ou du jouet, dans les couleurs, les formes, etc.

[11]Dans l’entre-deux guerre l’Ecole Nouvelle développait déjà des méthodes d’enseignement fondées en partie sur le jeu et utilisant des procédés ludiques, chez Célestin Freinet ou encore Maria Montessori, dont le matériel d’apprentissage se rapproche souvent de jeux de sociétés ou de jouets, en particulier les jeux de construction. Le jeu est un outil pédagogique reconnu depuis longtemps, mais peu appliqué pour les enfants une fois qu’ils ont appris à lire. Il est encore très présent dans les méthodes pédagogiques alternatives.

[12]Les serious games sont des jeux avec un but productif : faire du sport, apprendre, faire passer un message ou promouvoir un produit. Bien que les définitions semblent proches, tous les processus de ludification ne produisent pas de serious games, dans le sens où leurs objets peuvent comporter certaines caractéristiques ludiques sans pour autant être des jeux.

[13]Escalier musical à Hangzhou, en Chine : De Lestrange Geoffroy, Management : « Pourquoi les RH doivent s’intéresser au nudge », in Les Echos [en ligne], publié le 26.12.2017, consulté le 01.07.2020 < URL : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/management-pourquoi-les-rh-doivent-sinteresser-au-nudge-1010236 >

[14]Cendriers-sondages implantés par l’entreprise Cypao à Nantes : Urbach Julie, « Nantes: Un cendrier-sondage pour voter avec vos mégots (et éviter de les jeter par terre) », in 20 minutes [en ligne], publié le 06.11.2017, consulté le 01.07.2020 < URL : https://www.20minutes.fr/insolite/2164135-20171106-cendrier-sondage-voter-megots-eviter-jeter-terre >

Plaisir et jeu, facilitateurs d’apprentissage ?

À travers le regard des neurosciences, Christophe Rodo nous explique dans ce document visuel le lien qui peut être fait entre mémoire, apprentissage et plaisir du jeu. La mémoire est notre capacité à capter, stocker et restituer des expériences passées. Cette fonction cognitive à une place essentielle dans notre vie, car les apprentissages participent à la construction de l’individu et à ses interactions avec l’autre et son environnement. Par conséquent, les apprentissages sont un enjeu majeur de nos systèmes éducatifs et de nos sociétés. Mais qu’est-ce qu’un apprentissage au niveau cérébral ? Comment potentialiser nos apprentissages ? Comment rendre les apprentissages plus accessibles ?

La mémoire est un processus complexe et multiple (il existe plusieurs « types de mémoires »). Une région cérébrale joue un rôle central dans ce processus, l’hippocampe qui se situe dans la face interne du lobe temporal du cerveau. Cette mémoire est très importante dans notre vie de tous les jours au cours de nos apprentissages et l’émotion y joue aussi un rôle particulier. Mais définir les émotions n’est pas simple. Une définition possible considère les émotions comme des événements soudains qui nous font passer d’un état à un autre, comme la peur, la joie… Il existerait un lien entre émotion et mémorisation. Ce lien décisif pour les apprentissages est l’attention : l’attention extrinsèque, tous les éléments de notre environnement qui vont guider notre perception, le bruit, une lumière… vers des événements ; l’attention intrinsèque, directement guidée par notre fonctionnement, notre envie, notre motivation, notre concentration sur un événement… et l’attention émotionnelle qui permet de connecter la mémorisation, les émotions avec l’attention. Hébergée par l’activité d’une structure cérébrale :  l’amygdale est très proche de l’hippocampe. Ainsi le plaisir, le jeu, pourraient être des pistes permettant d’aider à faciliter les apprentissages, en mettant en lien tous ces éléments.

Demande d’éméritat de Pascal Urbain

Madame la Directrice

Quand une certaine personne n’a pas ce qu’elle aime, il lui arrive d’aimer ce qu’elle a, aussi modeste que ce soit. En sorte que j’aime assez bien mon sort d’architecte dilettante, depuis bientôt quatre ans, et de maître sans élèves[1], depuis bientôt quatre semaines. C’est principalement au titre de cette occupation toute nouvelle – tant pour moi que, oserais-je le dire, pour l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille (ENSA-M) – que je sollicite, auprès d’elle et par votre entremise, l’honneur d’être professeur émérite.

Comme vous pourriez douter qu’un enseignement sans étudiants puisse être à proprement parler une occupation, je me permets d’en rendre compte le plus fidèlement possible.

Notez-le, ma première activité, d’architecte dilettante, étonne moins que la seconde, d’enseignant en puissance.

L’architecture du dimanche, faite de dessin sans projet et de projet sans réalisation, a ses lettres de noblesse, ne serait-ce que parce que les architectes font plus de dessins que de projets, plus de projets que de réalisations, plus de réalisations que de parfaits achèvements dont ils n’auraient pas à rougir. Sauf à vivre dans les affres d’un regret éternel, un architecte à quelque tendresse pour ses ébauches, ses esquisses et ses ratés. Il éprouve aussi certains plaisirs à griffonner des architectures de papier plus que de béton, à être délié de programme, de client, de commande, d’entreprises et de règlements, seulement préoccupé par une architecture en puissance. Un projet sans commande et sans réalisation peut lui apparaître, alors, comme la part des anges de l’architecture.

Il est moins banal d’affirmer qu’un enseignement sans étudiants, délié de l’embarras d’avoir des élèves, puissent être la part des anges de l’enseignement. Car il y a, entre les pratiques de l’architecture et de l’enseignement, une brutale différence : une architecture, dont la finalité est d’être construite, mais dont on souhaite qu’elle reste en puissance, peut être publiquement exposée sans courir le risque d’être en acte; tandis qu’un enseignement, dont la finalité est d’instruire, peut plus difficilement rester en puissance s’il s’adresse à un public qui, à l’improviste, s’instruit à son contact.

Afin d’expliquer mes occupations et de justifier ma demande, j’aurais à vous présenter,

L’intérêt de n’avoir pas d’élèves

J’ai montré, dans ma thèse sur l’indifférence à l’architecture, que les savoirs convoqués dans la conception sont structurés comme des mythes, au sens classique du terme[2] : « L’esprit hellène opposait, comme deux modes antithétiques de la pensée, le logos et le mythos, le « raisonnement » et le « mythe ». Le premier, c’est tout ce dont on peut rendre compte rationnellement, tout ce qui atteint à une vérité objective, et qui est identique pour tous les esprits. Le second, c’est tout ce qui s’adresse à l’imagination, tout ce qui n’est pas susceptible de vérification, mais porte sa vérité en soi-même, dans sa vraisemblance, ou, ce qui revient au même, la force de persuasion que lui confère sa beauté. Un mythe et une parole performative »[3]

Claude Lévi-Strauss ajoute, à propos des mythes que « les éléments de la réflexion mythique se situent toujours à mi-chemin entre des percepts et des concepts. Il serait impossible d’extraire les premiers de la situation concrète où ils sont apparus, tandis que le recours aux seconds exigerait que la pensée puisse, provisoirement au moins, mettre ses projets entre parenthèses. »[4]

Liant très étroitement des percepts et des concepts, des signifiants et des signifiés indissociables, le mythe s’apparente au poème ou au roman, à ceci-près : pour être performatif, opérationnel dans la conception, le mythe doit être tenu pour vrai, ou vraisemblable.

Dans les sociétés fidèles à la parole des anciens, la référence à un passé lointain, ou à des territoires éloignés, inconnaissables par l’expérience, suffisaient à garantir la vraisemblance d’un mythe.

Mais dans les sociétés modernes qui, même après le 21 janvier 2017[5], accordent plus d’importance aux faits observables qu’aux traditions, la vraisemblance d’un savoir impose non seulement des faits constatés, qui le corroborent, mais aussi des faits éventuels qui, s’ils advenaient, réfuteraient ce savoir. Un mythe moderne doit, au même titre que n’importe quel autre savoir, être corroboré et réfutable.

Comme le mot « mythe » est souvent pris en mauvaise part – « c’est un mythe » valant pour « c’est une fiction » – il peut sembler étrange qu’un mythe puisse être corroboré et réfutable. Il n’est pas inutile, pour franchir l’obstacle, d’insister sur la différence structurelle entre la raison et le mythe. La raison présuppose une certaine transparence du signifiant, tel que le signifié demeure inchangé, dans toutes les langues et dans tous les styles. Le mythe admet une intrication du signifié et du signifiant, du fond et de la forme, telle que l’un réagit aux humeurs de l’autre. Tandis que la raison est nécessaire dans les phases déductives d’une recherche, le savoir mythique est particulièrement fécond dans ses phases hypothétiques. Une hypothèse très strictement formulée court le risque d’être écartée d’emblée – confrontée au moindre petit fait qui la contredit – tandis qu’une hypothèse exprimée en des termes ambigus, approximatifs ou polysémiques, peut plus longtemps être amendée et adaptée aux circonstances factuelles, à charge d’en préciser les termes dans les phases déductives. Le mythe moderne, à juste titre, « laisse sa chance au produit »[6] de l’imagination, avant de le consacrer ou de le sanctionner en raison.

Comme le mythe est un moment de la recherche, fut-elle la plus rigoureuse, la structure du mythe doit être enseignée à ceux qui se destinent à la recherche, fut-elle seulement celle d’un projet d’architecture.

Ce serait trop mal dire que le mythe est à la pensée ce qu’un couteau suisse – qui articule sur un même manche une douzaine d’outils spécialisés – est à la pratique. Le mythe s’apparente plutôt à un bout de ficelle qui permet, entre autres choses, de fermer un colis, d’attacher une lame à un manche, de tracer une droite, de décrire un cercle, de mesurer une circonférence, dévaluer une profondeur, lestée d’un plomb et trempée dans l’eau, ou trempée dans l’huile avant d’être allumée, d’éclairer une pièce obscure. La configuration formelle d’une ficelle de bonne facture, molle au repos, souple en mouvement, élastique en tension, assez lisse pour glisser, assez rugueuse pour nouer, assez fibreuse pour être imbibée, la qualifie pour des milliers d’usages variés. De la même façon, le mythe du plan libre, par exemple, permet presque tout et ses contraires.

Si les grands mythes architecturaux – la cabane primitive, la symétrie, la composition, le dedans et le dehors, la forme et le design, l’espace architectural, etc. – sont des opérateurs de la conception architecturale, l’enseignant qui les relaie ou qui les invente est confronté à deux exigences distinctes :

L’enseignant doit transmettre l’adhésion du praticien aux mythes qui le servent, et la légitime défiance du théoricien. Il doit faire aimer et craindre les mythes. Quand même les traditions académiques lui imposent une critique objective, il sait bien que la compréhension purement intellectuelle du mythe, importe moins que son appropriation herméneutique, qu’une coopération interprétative d’un auditeur ou d’un « lecteur modèle »[9].

Les réactions des étudiants lui sont, en studio ou en cours, d’une aide précieuse. L’élève stimule le maître, par ses questions, par ses différentes façons d’être présents et même, par ses absences.

À une multitude de signes dans une assemblée, l’enseignant sait, ou croit savoir, qui le suit, à quel pas, et qui décroche, qui approuve et qui réprouve ce qu’on veut lui faire entendre. Au passionné, il parle de raison, et de passion au raisonneur. En amendant ses propos autant que de besoin, en contournant une difficulté, en répétant en d’autres termes, en répondant à des questions, l’enseignant a le sentiment valorisant d’affiner son propos, de structurer sa pensée qui, avant l’épreuve de l’atelier ou de l’amphithéâtre, restait imparfaite.

L’étudiant, en tant que l’enseignant doit lui transmettre un savoir en bon état de marche, est le sparring-partner idéal du chercheur qui doit produire ce savoir.

Mais l’enseignant-chercheur, qui n’est pas né de la dernière pluie, usant du « libre (double-)jeu de l’imagination et de l’entendement »[10], en profite pour prendre de coupables raccourcis, qui contribuent à l’appropriation du mythe par les étudiants, mais qui dérogent un peu au crible universitaire.

Comme le savoir qu’il a transmettre est à tiroirs, à double ou triple-fond, comme ce qui est transmis est seulement « considéré comme exemple d’une règle générale qu’on ne peut pas donner »[11], alors une relative confusion de la pensée fait partie intégrante de ce qui doit être transmis.

Épuisé après deux heures de cours ou sept heures de studios, l’enseignant peut être raisonnablement assuré qu’une part du mythe a bel et bien été transmis, mais sans aucune assurance d’avoir été compris, ni même d’avoir été clair. Il croit avoir élucidé le mythe en l’expliquant. Mais aussi bien, il peut seulement avoir convaincu les étudiants de sa fécondité.

Alors son jeune partenaire d’entrainement, l’élève trop vite conquis, devient le faux témoin de la recherche en cours.

C’est le principal inconvénient d’avoir des élèves : ils abusent le maître sur sa capacité intellectuelle, quand il a seulement une force de conviction ; ils font passer une négociation réussie pour une victoire théorique.

Un bref détour par les sciences de l’enseignement permet de mieux expliquer le phénomène. Il est d’usage, dans l’étude de l’enseignement, de distinguer la pédagogie, qui place l’élève au centre de l’enseignement, qui s’occupe de la transmission effective de quelque chose à quelqu’un, et la didactique qui met la discipline au centre, qui étudie les formes plus ou moins transmissibles qu’elle peut avoir[12].

Je crois que la didactique devrait primer dans l’enseignement supérieur, qui transmet des disciplines constituées à des adultes diplômés de l’enseignement secondaire, tandis que la pédagogie conserve encore aujourd’hui une connotation infantile[13]. Et plus spécifiquement, une didactique architecturale devrait prendre acte de l’incomplétude théorique de l’architecture et de la nécessaire confusion des énoncés à transmettre – les mythes de l’architecture. Ce n’est paradoxalement pas en clarifiant ces énoncés qu’on les transmettra mieux, mais en affinant les nécessaires bâillements qui assurent l’efficacité de l’énoncé.

On comprend mieux, alors, que l’enseignant didacticien, qui étudie les formes transmissibles d’un savoir, est régulièrement embarrassé par ses élèves.

En mineur, il est embarrassé par les étudiants qui ne comprennent pas ce qu’il dit, pour quelques raisons que ce soit, dont certaines sont louables : indifférence ; inattention ; contestation des propos de l’enseignant[14].

En majeur, le maître est surtout embarrassé par les élèves qui comprennent ce qu’il veut et font ce qu’il demande, sans jamais avoir la garantie que c’est parce qu’il a correctement expliqué les choses qu’elles ont été bien comprises.

Cela est manifeste dans les studios de projets, où l’élucidation théorique d’une discipline ne vient qu’en appui, ou en contrepoint, de la mètis de l’élève qui, par des expédients et des raccourcis empiriques, parvient à imiter le maître sans le comprendre, parfois ne peut l’imiter que s’il ne le comprend pas, et souvent ne peut le dépasser que s’il est réellement incompréhensible[15].

Tandis que la pédagogie, qui a pour objectif l’acquisition d’un savoir, a une sanction expérimentale directe (ça marche, ou pas), la didactique, qui se donne pour objectif de construire des savoirs transmissibles, n’est pas forcément révoquée par un échec scolaire, ni rigoureusement corroborée par une réussite, qui peuvent advenir pour d’autres raisons que la pertinence du propos.

C’est dire que l’évaluation didactique ne peut se faire qu’en amont de l’enseignement – par l’analyse du propos – et en aval – par la conformité du propos aux pratiques effectives de la discipline enseignée.

De façon paradoxale, le rapport effectif du maître à l’élève, qui est au centre des préoccupations pédagogiques, est le point aveugle de la didactique. Il doit l’être, et ne peut l’être qu’en l’absence provisoire ou définitive de l’élève[16].

Enseigner sans instruire qui que ce soit.

Comment, dès lors, construire un ensemble d’énoncés transmissibles, un enseignement dont on serait raisonnablement assuré qu’il reste en puissance ?

J’ai imaginé quatre solutions susceptibles de n’instruire personne, ou si peu que pas :

Ces quatre solutions n’étant pas exclusives les unes des autres, rien n’empêche de ne pas tout dire, d’insister sur ce qui heurte le sens commun, en utilisant une langue vieillie et en publiant sur Internet.

Le web est l’emplacement idéal d’une lettre volée. Il est souvent signalé pour les messages qui, en quelques heures ou en quelques jours, se répandent partout, ou au contraire, pour les informations qui s’y terrent dans la plus extrême confidentialité. On parle moins souvent des 3 à 4 milliards de pages publiques et référencées qui, dès lors qu’elles ont été écrites, ne sont pas relues (leur orthographe en témoigne), à peine survolées par les proches de leurs auteurs, tout justes effleurées par quelques intrus qui se sont trompés de mots-clefs dans leurs recherches.

En masse, Internet n’est ni « un quart d’heure de célébrité »[18] offert à tous, ni un darknet pervers, mais une formidable façon de crier dans le désert sans déranger personne : au vu et au su de tous, on peut y être ni vu ni connu. Si aucune page n’est absolument à l’abri d’y croiser un lecteur authentique, l’événement est si peu probable qu’on peut le tenir pour rien.

C’est le parti que j’ai adopté depuis quatre semaines, après quatre ans de préparation : un enseignement public de l’architecture, associant ni vu ni connu le dit et le tu, l’inconvenant et le clair-obscur.

Accessoirement, je co-encadre le doctorat de Victoire Chancel et je serais honoré, à sa future soutenance, de faire valoir un titre dont on me crû digne au travail, et dont je ne voudrais pas démériter en vacances.

Mais c’est surtout comme enseignant sans étudiants que je postule une fonction sans salaires, qui me paraît idéalement compléter une architecture sans travaux.

Intérêt de l’ENSA-Marseille à m’honorer d’un titre gracieux

Qui ne voudrait pas s’offrir une danseuse à petit frais ? Je crains qu’une école d’architecture ne le souhaite pas, si je ne lui propose pas une bonne raison d’accéder à ma demande.

Qu’il me soit permis, d’abord, d’écarter la plus mauvaise raison qui soit. Je n’aurais pas le mauvais goût de rapprocher mon occupation de celles des enseignants qui, absents mais connectés, présents mais masqués, se coltinent des élèves réels. Même si l’enseignement en puissance a quelques affinités avec l’enseignement virtuel, le premier vise à élucider la part transmissible de nos savoirs, tandis que le second a pour très honorables objectif de former des architectes réels. Et quand même l’extension de l’enseignement distanciel est probable, avec ou sans virus pour le légitimer, je ne voudrais en aucun cas apparaitre comme l’un de ses propagandistes.

J’ai aimé, ce printemps, l’imperfection des logiciels et des réseaux, les discours hachés, les dessins flous, les réponses latentes, les gestes déconnectés de la parole, les visages cachés derrière des initiales, l’inflexion lapidaire des commentaires et le tremblement des traits de corrections à la tablette graphique. J’ai aimé, pendant les critiques, le silence des étudiants, l’absence de regards, de mouvements et d’expressions qui, d’habitude, transforment le monologue de l’enseignant en dialogue avec l’étudiant. J’ai tout spécialement aimé les cours magistraux où, après qu’on a affiché un diaporama en plein écran, l’enseignant est seul face à ses images, sans aucune assurance que quelqu’un l’écoute, sans autres réactions que les siennes, comme Flaubert en son gueuloir[19], dans une vertigineuse déréliction. J’ai aimé tout ce qui préfigurait le projet que je vous présente, et que je préparais déjà avant que le/la Covid.e ne trouble le jeu.

Mais je ne suis pas certain que les jeunes étudiants auxquels je m’adressais aient apprécié un enseignement à l’aveugle, d’autant plus que, espérant d’abord n’échanger avec eux que par courriel, dans un genre épistolaire, j’ai dû par solidarité collégiale, feindre la normalité d’un studio de projet, et charger la barque du « travail à la maison ».

Je m’en veux chaque jour de n’avoir pas deviné, et pas averti les étudiants, qu’en réaction à une situation exceptionnelle, l’École, ses instances et mes collègues feraient tout pour sauver les apparences d’un enseignement normal. Je ne vais pas, toute honte bue, plaider pour un enseignement anormal qui ne m’a plus que par exception.

Mon activité d’enseignant en puissance, imaginée avant la pandémie, à un moment où j’espérais une campagne de promotion, n’a pas pour objet, malgré d’évidentes analogies, d’accompagner la dématérialisation des écoles d’architecture. L’existence d’un enseignement sans étudiants, sans lieu et sans moment précis, ne me semble utile, au contraire, qu’en contrepoint d’une école réelle, où le regard croise le regard, ou l’épaule frôle l’épaule.

Pas plus que je ne veux accompagner la dématérialisation de l’enseignement supérieur, je ne saurais prétendre contribuer au « rayonnement » de l’École de Marseille. Toute honte bue, j’avoue avoir presque toujours laissé à d’autres, moins asociaux et plus compétents que moi dans les relations publiques, le désagrément d’organiser des ateliers internationaux, des voyages d’études, des colloques ou des publications. J’y ai seulement participé avec plaisir, quand on m’y a invité.

Mais si la valeur estimée d’une école, sur le marché de l’enseignement supérieur, dépend de telles activités de relations publiques, sa valeur réelle, et réellement perçue par son public, dépend de l’enseignement, d’abord, ainsi que de nombreuses autres petites choses : ses places et ses ambiances, ses annexes et ses dépendances, ses soirées privées, ses rencontres informelles, ses complicités improbables, qu’on peut appeler toutes ensemble ses jardins secrets et ses cabinets de curiosités, comme il y en a un peu partout dans le monde, et tout spécialement à Naples, qu’on peut voir au détour de rues montueuses, fermés par des grilles ouvertes par hasard, ou par un bénévole qui en détient les clefs, dans la boutique d’en face. Passé le petit jardin, dans la pénombre du cabinet, on y trouve, parmi de nombreuses pièces poussiéreuses, de petits éclats.

C’est à l’image de ces lieux secrets que j’ai décidé, il y a quatre ans, de présenter ce que j’ai fait, dit et écrit pendant quarante ans, sur le site Avec l’architecture (https://www.avec-architecture.com) :

J’ai pour projet, ces prochaines années, d’intégrer sur le site l’ensemble de mes travaux passés, en même temps que de nouvelles contributions, concernant mes recherches en cours. Je travaille actuellement dans deux directions différentes, et j’hésite entre elles :

Je serais très honoré que mon jardin ni vu ni connu puisse aussi être un de ceux que l’ENSA-Marseille reconnaitra pour siens. Elle en aura besoin, de jardins secrets, quand la vieille institution occupera de nouveaux locaux, sans chats ni sangliers.

Car il n’est pas de bonne maison, qui soit bien habitée, sans être aussi hantée par de gentils fantômes ; ceux de Gaston Castel[20] et d’Eugène Beaudouin[21] ; ceux de tant d’autres qui ont fait vivre l’École de Marseille[22] ; ceux d’innombrables petites curiosités d’époques dont il importe seulement de savoir qu’elles existent, ou qu’elles ont existé, pour que leurs charmes préservent l’institution de la sècheresse et de l’ennui.

Et parmi les vivants, qui d’autre qu’un professeur émérite peut intercéder auprès des personnes et des choses disparues ?

Je n’ai pas souhaité, Madame la Directrice, faire valoir mes états de services à l’appui de ma demande. Ils sont passés. Et le seul passé qui vaille – c’est de mon âge de s’en préoccuper – est celui qui préserve l’avenir. En exposant ce que je fais, et ce que je veux faire, j’espère vous avoir intéressé.

En espérant aussi vous avoir convaincu
de l’utilité de mes occupations actuelles
et de l’intérêt qu’elles présentent pour l’École,
je vous prie d’agréer, Madame la Directrice, mes respectueuses salutations.

Pascal Urbain


[1] Si l’expression « maître sans élèves » n’est pas nouvelle, l’oxymore est résolu :

Plus souvent on affirme le contraire : « Il n’y a pas de maître sans élèves, et réciproquement : un maître absent dans sa classe (…) n’a pas sa place dans la classe. » En effet ! Valerio Vassallo, à propos de Mon goût pour la géométrie, 2013, http://images.math.cnrs.fr/spip.php?page=forum&id_article=2548&id_forum=7666.

Le sens commun se rallie à l’avis du poète :

« Dans une guerre sans trêve,
la gloire est brève

Il n’y a pas de maître sans élèves
Accepte la vérité, marche ou crève
Resplendissant mon esprit s’élève »

Sébastian Rocca, Élévation, 2001, qui confirme la sagesse des nations : la rime riche ne fait pas le bonheur d’écriture.

[2] Pascal Urbain, sous la direction d’Alain Chareyre-Méjan, De l’indifférence à l’architecture, 2010, AMU, Chapitre 4, https://www.avec-architecture.com/liste/4-culture/

[3] Pierre Grimal, Récits et légendes de l’Olympe, Larousse, « Dieux, mythes & Héros », 2008, p. 7.

[4] Claude Levi-Strauss, la Pensée sauvage, p.31 et 32.

[5] Date de la formalisation du concept de « fait alternatif » par Kellyanne Conway, qui vaut pour reconnaissance institutionnelle de nombreuses dérives contrefactuelles au XXIème siècle.

[6] Thomas Gilou, La vérité si je mens ! 1997.

[7] Bruno Zevi, Saper vedere l’architettura, Saggio sull’interpretazione spaziale dell’architettura, Einaudi, 1948, traduction Apprendre à voir l’architecture, Minuit, 1959.

[8] Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015.

[9] Umberto Eco, Lector in Fabula, Bompiani, 1979, traduction Grasset et Fasquelle, 1979. La théorie d’Eco traite très généralement des formes littéraires. Toutes, y compris des publications scientifiques, présupposent l’intervention active du lecteur dans l’histoire, mais plus spécialement les formes romanesques et fabuleuses.

[10] Emmanuel Kant, « Analytique du beau », Critique de la faculté de juger. 9. 1790. J’ai ajouté le « (double) ».

[11] Emmanuel Kant, « Analytique du beau », Critique de la faculté de juger. 18. 1790.

[12] La distinction entre pédagogie et didactique est par ailleurs contestée, principalement par des pédagogues eu premier rang desquels le très (trop ?) controversé Philippe Meirieu : « À travers les nombreux débats qui opposent la pédagogie centrée sur l’enfant et la didactique centrée sur les savoirs, se réfractent un très vieux problème philosophique en même temps que des oppositions qui sont stériles, parce que l’apprentissage, c’est précisément la recherche, la prospection permanente dans ces deux domaines et l’effort pour les mettre en contact. Il faudrait enfin qu’on arrive à sortir de cette méthode qui consiste toujours à penser sur le mode de variation en sens inverse, à dire que plus je m’intéresse à l’élève, moins je m’intéresse au savoir ou plus je m’intéresse au savoir, moins je m’intéresse à l’élève… », Philippe Meirieu, Pédagogie générales, Nancy, MAFPEN, 1987.

[13] Comme chacun sait, le pédagogue « était, dans l’Antiquité, l’esclave chargé de conduire les enfants de son maître à l’école : peut-être est-ce la raison pour laquelle ce mot a toujours eu un arrière-sens plus ou moins ironique, négatif, voire méprisant. Il apparait au XIVe siècle, mais Richelet, en 1680, écrit dans son Dictionnaire : « Le mot de pédagogue est injurieux et il se prend en mauvaise part, à moins qu’il ne soit accompagné ». Et Napoléon Landais, en 1845 : « Il ne se dit plus guère que par dérision ». D’où l’abrégement peu flatteur pédago (1924, chez Gaston Esnault) et même le verbe pédagoguer, créé en 1888 par Fourment dans une lettre à Paul Valéry ! » Cercle Condorcet de Besançon, Note sur le champ lexical du personnel enseignant, http://condorcet.besancon.free.fr/Textesinclus/enseignant.pdf. Voir aussi le Centre National des Ressources textuelles et Lexicales (CNRTL) qui confirme la citation de Richelet, https://www.cnrtl.fr/etymologie/pédagogue.

[14] Combien de fois ais-je entendu, comme étudiant puis comme enseignant, d’autres enseignants rappeler d’autres étudiants à l’ordre, au silence, pour « profiter de la critique » qu’on assène à un pauvre bougre fatigué, qui opine à chaque conseil qu’on lui donne ? Ces enseignants peinent à comprendre que « vaquer à ses occupations » pendant une correction d’atelier, parfaire un projet derrière son écran, en cours, lire pendant un exposé, en séminaire, participent d’une résistance salutaire. Ce qui chez l’enseignant s’énonce comme un oukase devient tout autre chose, par la seule vertu d’une écoute flottante. L’intrication du quotidien — j’ai à finir ceci, à réviser cela, j’en ai plus qu’assez — et du fabuleux — Kahn a dit : « comment creuser un espace théorique entre deux pièces ? » est précisément ce qui fait le mythe, quel que soit, par ailleurs le talent des enseignants et celui des étudiants. Car il s’agit bien, dans le brouhaha, de creuser un espace théorique entre les pratiques réelles d’une école d’architecture et ce qui y est enseigné. Dans La société contre l’État, Pierre Clastres évoque ces chefs indiens qui, tôt le matin, déclament les grands principes de la vie tribale, écouté d’une oreille distraite par ceux qui, autour de lui, vaquent à leurs occupations. « OK boomer ! » Le chef n’est pas à proprement parler ignoré ou méprisé, encore moins contesté. Il recouvre toute son autorité dans le coup de main guerrier. Mais pour l’heure, la société s’instaure contre les institutions qu’elle s’est données.

[15] Je me flatte d’être l’inventeur du « gokaï-do » – la voie du malentendu – énoncé comme principe actif de l’enseignement de l’architecture.

[16] Homère – en ce qu’il serait l’auteur des formes écrites de L’Iliade et de l’Odyssée – aurait été le premier didacticien du mythe : en cessant de chanter pour écrire, il eut, sans le secours d’un public réactif, à insuffler la musique dans les mots. Mais qui oserait suivre les pas d’un maître qui, n’ayant probablement jamais existé, s’adressait à des élèves qui n’existaient pas encore ?

[17] Edgar Allan Poe, The Purloined Letter, 1844, Traduction Charles Baudelaire, La lettre volée, 1856.

[18] Andy Warhol, « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale », Moderna Museet, Stockholm, 1968. L’expression « 15 minutes of fame » est revendiquée par le photographe Nat Finkelstein, qui l’aurait prononcée devant Warhol en 1966.

[19] Flaubert, dit-on, s’arrêtait régulièrement d’écrire pour gueuler ses textes : « les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Les faits sont incertains : on ne sait pas à quelle fréquence il gueulait, on ne sait pas s’il était seul, s’il bramait dans son bureau, ou dans un lieu dédié, dehors ou dedans. Mais le mythe nous suffit : Flaubert gueulait ses textes ! Voir à ce propos https://omnilogie.fr/O/Le_gueuloir_de_Flaubert.

[20] https://www.avec-architecture.com/liste/gaston-castel-le-savoir-plaire/

[21] https://www.avec-architecture.com/liste/beaudouin-a-marseille/

[22] https://www.avec-architecture.com/listes/marseille/