Razionalismo manierista Milano 1940‑1960

Razionalismo manierista Milano 1940‑1960

Au premier coup d’œil, les immeubles d’habitation réalisés à Milan entre 1940 et 1960 par les architectes Mario Asnago (1896-1981) & Claudio Vender (1904‑1986), Luigi Walter Moretti (1907-1973), Ignazio Mario Gardella (1905-1999), le groupe BBPR 1 (1932-années 60), Luigi Caccia Dominioni (1913-2016), Angelo Mangiarotti (1921-2012) & Bruno Morassutti (1920-2008), ou Carlo Perogalli (1921-2005) & Attilio Mariani (1921-) et sûrement d’autres, ont quelque chose en commun – ils ont tous des bizarreries. Ces excentricités peuvent être produites par le caractère franchement insolite de la silhouette de l’édifice ou par la matérialité troublante de l’enveloppe. Elles peuvent être aussi provoquées par les licences prises par rapport aux conventions de la composition ou par l’incorporation ponctuelle d’éléments singuliers du vocabulaire vernaculaire. Ces bâtiments peuvent autant provoquer une stupéfaction immédiate que se nimber d’une étrangeté légère mais inquiétante lorsqu’on s’attarde à les scruter en détail. Il s’agit à proprement parler d’une démarche d’auteur où les propositions subjectives semblent ostensiblement assumées.
Ces architectes ont peu ou pas théorisé leur travail, en dehors d’Ernesto Nathan Rogers (1909-1969) mais ils ont assurément construit une architecture « qui donne à penser ». La grande diversité des productions ne permet pas de les classer dans un unique mouvement artistique même s’ils partagent certaines attitudes critiques. Les dates de construction elles-mêmes peuvent surprendre : ces bâtiments nous semblent tous beaucoup plus récents qu’ils ne le sont. Ces édifices partagent en effet avec l’architecture contemporaine des caractères communs comme l’aspect monolithique des enveloppes, la composition des façades à percements aléatoires, la flexibilité paradoxale du plan à pièces ou le caractère ludique et sophistiqué des détails d’assemblage et de mise en œuvre. Pourtant, ces édifices ont été construits dans un contexte culturel, politique et économique très particulier et très éloigné du nôtre – ils ont été construits pour une clientèle bourgeoise éclairée et manifestement un peu excentrique et gourmande de formes.

Pour caractériser ces architectures, une hypothèse naît, sous la forme d’un oxymore : que ces architectes engagent un processus particulier d’évolution du mouvement moderne, une forme de « modernisme maniériste ». Rassembler en une expression deux mouvements artistiques aussi éloignés historiquement qu’opposés théoriquement n’a pas pour objectif premier de proposer un nouveau mode de classement, anachronique et paradoxal, de l’histoire de l’architecture. Nous sommes plutôt guidés par l’intérêt porté à une certaine manière de concevoir et de réaliser l’architecture – à une forme d’arte di maniera. Dans son article « Pour une brève histoire du maniérisme », Daniel Arasse (1944-2003) cite les recherches de Robert Klein (1918-1967) 2 « (…) dans le maniérisme l’attention glisse du quoi, ce qui est représenté, au comment, le représenter. Il demande donc un regard d’appréciation artistique ou esthétique devant l’objet représenté, sur la manière dont on représente cet objet » 3.

Rapprocher du maniérisme la modernité hétérodoxe des édifices que nous étudions, c’est tenter de chercher des origines à ces bizarreries pour qu’elles ne restent pas de pures subjectivités. C’est imaginer que ces architectes, comme les artistes du XVIème siècle, ont en commun une pensée en mouvement, instable, fragile, complexe, une critique parfois désinvolte ou désabusée. Les licences prises au XVIème siècle par rapport aux théories de la Renaissance ont fait évoluer la notion de beauté : d’un art de nature à un art d’artifice. Le maniérisme est indissociable de la Renaissance classique, il s’est constitué à partir d’expérimentations toujours situées dans des relations dialectiques, c’est pour cela qu’on peut qualifier cette période de Renaissance maniériste. Daniel Arasse nous conseille d’éviter le terme de pré‑baroque, qui attribue à ce mouvement chaotique une direction qu’il n’avait pas 4.

fig.1 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio per abitazioni (1948) Milano, Via Plutarco 13 Source Lombardia Beni Culturali Da bibliografia (Zucchi, Cadeo, Lattuada, 1998) Unità: AV108

 

En proposant le terme de Razionalismo manierista milanese, notre article sous‑entend qu’il s’agit d’une posture maniériste au sein du rationalisme italien. Le rationalisme italien est un mouvement éphémère pris dans le chaos de l’histoire – le Gruppo 7 5 n’a existé que l’année 1926 et le M.I.A.R. (Movimento Italiano per l’Architettura Razionale) a été fondé en 1930 pour se dissoudre en 1932. Giuseppe Terragni (1904‑1943) réalisera à Côme la Casa del Fascio (1932‑1936), une architecture d’une très grande précision et d’une grande pureté géométrique – une sorte de Rubik’s cube réglé par des proportions albertiennes. Kenneth Frampton (1930‑) analyse la cohérence et la rigueur de cet édifice : « Le bâtiment est traité comme s’il y avait une matrice spatiale continue, sans aucune indication concernant le haut, le bas, la gauche, la droite, etc. » 6. À Milan, en association avec Pietro Lingeri (1894‑1968), il réalise la Casa Rustici (1933‑1935) où la recherche de la transparence entre l’intérieur et l’extérieur de l’îlot, les amènent à proposer une façade constituée d’une grille légère de balcons, une solution réemployée à l’échelle urbaine pour l’aménagement du front du parc à Paris‑Bercy coordonné par Jean‑Pierre Buffi (1937‑). Ils réalisent aussi à Milan des immeubles d’habitation plus courants et plus classiques, la Casa Ghiringhelli (1933) et la Casa Lavezzari (1934). Deux édifices où on trouve une organisation parfaite de la symétrie avec une grille régulière des percements, une partition interne équilibrée et une décomposition des séquences parfaitement articulée. Un texte, intitulé « Note », que le Gruppo 7 publie dans la revue Rassegna Italiana en 1929, montre toutes les ambiguïtés de ce mouvement : « Notre passé et notre présent ne sont pas incompatibles. Nous ne souhaitons pas ignorer notre héritage traditionnel. C’est la tradition qui se transforme toute seule et prend de nouveaux aspects que seuls quelques‑uns peuvent reconnaître » 7. C’est une période où les notions restent floues entre tradition, classique et moderne. Cette origine présumée du rationalisme maniériste permet de donner une source plus ou moins canonique à ce mouvement architectural hétérogène et quelque peu hérétique. Bien sûr, ce mouvement a été aussi très fortement influencé par le Novecento milanese. Gio Ponti (1891‑1979) et Piero Portaluppi (1888‑1967) ont été des architectes importants dans les années 1920 à 1940 mais aussi des enseignants influents à l’école polytechnique de Milan. Enfin, l’étonnant travail de Giovanni Muzio (1893‑1982) pour laCa’Brutta (1919‑1923) ou pour Angelicum, (1939‑1942) a dû ouvrir pour cette nouvelle génération, un chemin vers des plaisirs cultivés et licencieux.

fig.2 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio per abitazioni Santa Rita (1937) Milano, Via Euripide 1. Source Lombardia Beni Culturali Archivio Asnago Vender Photographe Olivo Barbieri Unità: AV081

 

Dès les années 1950, Colin Rowe (1920‑1999) devinait déjà ce penchant pour le maniérisme dans le mouvement moderne des années 1920. Dans les articles « Mathématique de la villa idéale » (1947) et « Maniérisme et architecture moderne » (1950) 8, Colin Rowe propose des analogies entre les tenants de cette modernité héroïque et les artistes du XVIème siècle. Il cherche à mettre en évidence les processus de conception par l’analyse visuelle des édifices et par la comparaison formelle des plans et des élévations. On pourrait d’ailleurs prolonger les analyses de Colin Rowe, en comparant les modes de composition d’Andrea Palladio (1508‑1580) à ceux d’Ignazio Mario Gardella. Sa Casa al Parco, Piazza Castello 29 (1947‑1954) offre des jeux paradoxaux entre les façades à ossature et remplissage et les façades à murs percés qui s’apparentent au Palazzo Chiericati (1550‑1680) ou au Palazzo Thiene Bonin Longare (1572‑1610) à Vicence.

Restons fidèle à cette méthode : en s’appuyant sur le vocabulaire riche et imagé de l’esthétique maniériste et son incarnation dans des chefs‑ d’œuvre, nous allons proposer une lecture critique de cette architecture moderne milanaise, qui met au jour leur rôle de pivot entre le XVIème siècle et certaines esthétiques contemporaines. Au cours de notre analyse, nous pourrons interroger à la fois l’attrait contemporain pour l’architecture fantaisiste, tout en trouvant du plaisir dans des architectures plus inquiétantes, plus paradoxales et peut‑être plus savantes

Nous nous attacherons plus spécifiquement à analyser les potentiels dynamiques que peuvent produire sur le spectateur les anomalies et entre autres dans les trames des façades. Mais aussi comment ces jeux de percements s’accompagnent d’une simplification volumétrique et une radicalité dans les enveloppes. C’est un dispositif formel très innovant à l’extérieur qui est paradoxalement contredit par des dispositions classiques dans les intérieurs, convoquant la figure des appartements à pièces bourgeois. Il s’agit d’une architecture d’un très grand raffinement nécessitant une sophistication extrême des détails, une architecture de designer. Une architecture moderne, radicale, sophistiquée et toujours très urbaine, ne remettant jamais en cause la continuité de la ville, bien que Milan, au lendemain de la guerre, soit devenue une quasi page blanche.

Une fenêtre par ci …

Commençons par l’architecture de Mario Asnago & Claudio Vender : l’une de ses caractéristiques est la façon assez inattendue de placer des fenêtres d’un format particulier ou de décaler quelques baies dans une trame régulière de percements. C’est le cas du petit immeuble d’habitation Via Plutarco 13 (1948) où on trouve au troisième étage, à peu près dans le milieu du bâtiment, une fenêtre un tiers plus large que les autres [fig.01]. Cet immeuble de logement à quatre travées, est construit entre deux mitoyens. La façade se décompose en deux registres horizontaux, un socle trop haut sur deux niveaux et un plan de façade un peu trop bas sur trois. Les surfaces de ces deux plans sont très contrastées ; le socle en pierre calcaire est très lisse alors que l’élévation en brique rustique est très rugueuse.

fig.3 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio perabitazioni e uffici (1935) Milano, Viale Tunisia 50 Source Lombardia Beni Culturali Photographe Olivo Barbieri Unità: AV062

 

La délimitation entre les deux matières se fait juste au‑dessus du cadre des fenêtres du deuxième étage mais il est tellement près du haut des baies que l’on perçoit clairement que ce changement de matière ne correspond pas à une disposition constructive. Il s’agit plutôt d’une ligne abstraite de partition de la façade. C’est un dispositif de composition qu’on retrouve dans le bâtiment de logements et de bureaux Piazza Velasca 4 (1950‑1952). Les deux architectes ont l’habitude de composer de manière étonnante les plans de façades, Via Euripide 1 (1937‑1938) les balcons sont situés sur les trois étages inférieurs laissant les deux niveaux supérieurs nus. Une façade d’autant plus lisse que les volets se rangent à galandage dans l’épaisseur de la façade [fig.02]. Inversement, Via Tunisia 50 (1935), les balcons très élancés sont regroupés sur les étages supérieurs ce qui contraste fortement avec les étages inférieurs et donne le sentiment qu’il s’agit de deux bâtiments superposés [fig.03].
Est‑ce une manière de se jouer des conventions, comme une bouffonnerie d’Auguste – une fenêtre bizarre comme un nez rouge et des proportions grotesques comme un maquillage de clown ? Cette hypothèse, Daniel Arasse l’a déjà évoquée à propos du maniérisme : « Ce qu’on doit bien comprendre avec le maniérisme c’est qu’il a une dimension ludique, le paradoxe maniériste étant très souvent un jeu. En fait, dans une large mesure, le maniérisme met en scène le trouble, l’incertitude, pour en jouer et peut‑être aussi pour en exorciser le caractère inquiétant » 9.

Ce traitement particulier des percements est peut‑être aussi une manière de dérider la régularité, de composer de façon souple, de retrouver une fraîcheur enfantine [fig.04]. Il est tentant de le rapprocher du remplacement, dans la peinture et la sculpture du XVIème siècle, du noble déhanchement du contrapposto par la figure serpentinata, sinueuse comme un serpent en reptation. Patricia Falguières considère cette pose comme un élément significatif du maniérisme : « C’est ici qu’apparaît le mieux l’une des caractéristiques les plus marquées de l’avant‑garde maniériste. Elle aura privilégié l’idéal d’un mouvement fluide, aisé, affranchi de la pesanteur et des contraintes du réel » 10. Sur la façade à trois étages du modeste bâtiment d’angle de la Via Balbo 1 (1947), la fenêtre du deuxième étage se décale légèrement de l’alignement vers l’angle et sur l’autre façade la fenêtre du premier étage manque [fig.05]. Au Corso di Porta Nuova 52 (1963), c’est au deuxième et au huitième et dernier étage que deux baies se reculent de l’alignement à l’angle [fig.06]. Chaque fois, ces petits mouvements dans les alignements des baies font légèrement « onduler » la façade. Mais là où l’effet serpentinata est le plus sophistiqué, c’est à l’angle de Via Alberico Albricci et de la Piazza Velasca (1953‑1959) [fig.07]. Dans un premier temps, on perçoit deux fenêtres particulières, au premier et au deuxième étage qui se rapprochent anormalement de l’angle, faisant plonger le regard vers le sol. Inversement, au dernier niveau la trame est évidée et fait échapper le regard vers le ciel. On imagine que ces effets permettent d’attirer le regard vers la Torre Velasca (1951‑1958) des architectes BBPR en fond de perspective de la Via Larga. Mais très vite, le bâtiment échappe à l’entendement : le rez‑de‑chaussée offre une légère brisure, afin de ménager un retrait de l’alignement et de créer une petite ombre qui fait flotter l’impressionnant plan de façade. Et ce n’est que bien plus tard qu’on découvre qu’à partir du quatrième étage, les linteaux entre les baies se réduisent progressivement vers le haut de l’édifice, et font de ce fait à la fois « gonfler » et « onduler » la façade.

fig.4 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Ristrutturazione e ampliamento di una villa in palazzina per abitazioni (1948‑1955) Torino, Piazza Bernini 2 Source Lombardia Beni Culturali Da bibliografia (Zucchi, Cadeo, Lattuada, 1998) Unità: AV110

 

Bien entendu les bâtiments d’angle se prêtent plus facilement à des jeux de décalage des baies. Les contraintes d’éclairement de la pièce d’angle sont moins fortes et on peut choisir de les ouvrir d’un côté ou de l’autre, plus ou moins à sa guise. Le rendu du volume à l’angle est un sujet important de la composition architecturale et les projets contemporains jouent de ces opportunités pour créer des effets de rotation du volume sur l’angle par des percements en quinconce. C’est peut‑être pour cette raison que le bâtiment de Carlo Perogalli & Attilio Mariani, Via Beatrice d’Este 24 (1956‑1957), avec ses jeux de parement en damier de brique orange et rouge et ses fenêtres en quinconce, nous semble si contemporain. Pour autant, l’accumulation des irrégularités et des trames décalées finissent par être paradoxalement répétitives dans les nouveaux quartiers des ZAC parisiennes. On peut y lire le signe d’une inversion des valeurs entre régulier et irrégulier, entre sens du collectif et individualisme. En fait, cette nouvelle esthétique du quinconce qui gère, subit ou sublime, les normes en matière de propagation du feu – le fameux algorithme du « C+D » 11. À Boulogne‑Billancourt dans le nouveau quartier du Trapèze, il n’y a guère que l’agence de Roger Diener (1950‑) pour composer une façade régulière avec des balcons pour contourner la terrible norme. C’est pourtant la même agence qui a réalisé à Bâle (1993‑1995) un petit bâtiment d’angle, dénommé maison Kolhenberg par Martin Steinmann (1955‑) où les trumeaux et les châssis des fenêtres se disposent de part et d’autre de l’angle organisant à chaque étage des figures différentes. Le bâtiment se présente comme une œuvre d’Art concret qui donne des clefs de compréhension du processus de conception au spectateur – en lui laissant prolonger la composition en devenir. Pour Martin Steinmann, dans son article « Le regard du producteur », ce bâtiment agit comme un nouveau paradigme, un modèle pour une déclinaison. « Le thème en est déjà donné : la maison Kolhenberg fait naître un regard de producteur, un regard qui nous fait nous‑mêmes créer l’œuvre. Nous pouvons la répéter comme une partie d’échecs. L’œuvre ne nous apparaît pas comme achevée, elle se développe sous notre regard ou plus précisément nous la développons. Nous la réalisons selon les deux acceptions de ce terme : nous la comprenons et nous la rendons réelle en la comprenant » 12.

La Dernière Cène Via Faruffini

Le potentiel dynamique que crée le conflit entre régularité et irrégularité a été de longue date exploité en peinture. Lorsque Leonardo da Vinci (1452‑1519) réalise la peinture murale à tempera de « La Dernière Cène », entre 1495 et 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan, il utilise pour la dernière fois la perspective construite telle que Leon Battista Alberti (1404‑1472) l’a théorisée dans son ouvrage De pictura (1435).

Fig. 5 & 6

La perspective est parfaite, l’espace fictif de la storia est en continuité de l’espace réel de la pièce, on nomme vulgairement cette peinture « la pièce du haut ». Il s’agit d’une démonstration didactique de ce qu’est la perspective, construite mathématiquement. Depuis le point de vue du spectateur, c’est‑à‑dire une nonne assise en train de manger, le dessin du quadrillage du plafond à caissons et les lignes verticales des tentures, des portes et des baies permettent de rendre compte de la profondeur fictive. C’est presque un schéma de la grille de construction. L’architecture n’est qu’un décor pour le premier plan, la table derrière laquelle sont assis les apôtres, qui eux sont en avant, comme projetés hors de l’image. Leonardo da Vinci prend une licence par rapport aux règles en déplaçant le cadre de représentation, en cadrant trop serré, pour faire flotter la scène entre l’espace fictionnel et l’espace réel. Daniel Arasse nous montre que déjà lorsqu’il a réalisé sa première peinture en perspective, « L’Annonciation » (1475‑1476), la construction géométrique est invraisemblable ; « une apparence de réalité, de construction exacte » 13. Est‑ce une manière de cacher le mystère de l’Annonciation ou adopte‑t‑il déjà une distance critique, est‑il déjà désabusé par la trivialité de la construction géométrique ? Dans « La Dernière Cène », les personnages sont rangés très régulièrement par groupes de trois, de part et d’autre du Christ, qui est, lui, situé dans l’axe, sur le point de fuite central. C’est la première fois que Judas se retrouve avec les autres du même côté de la table – une question sûrement épineuse du point de vue de l’iconographie chrétienne ! Sans doute en accord avec le programme iconographique des Dominicains, ce positionnement de Judas a aussi permis à l’artiste de régler un problème de représentation. S’il avait dû placer autrement Judas, le personnage se serait trouvé du côté des nonnes, dans le vide. Cette disposition permet de donner une grande régularité à la composition et de fait, concentre l’attention du spectateur sur les attitudes des personnages. Daniel Arasse décrit parfaitement l’agitation qui règne dans ce premier plan, entre les postures des personnages et la trame perspective « Ce qui intéresse Léonard dans « La Dernière Cène », c’est justement le cadre géométrique donné par la perspective « régulière » comme instrument à dénier par les figures qui se déplacent sans arrêt dans la grille. C’est ça le mouvement du monde. » 14.

Lorsque l’on emprunte la Via Faruffini, on est dans un continuum urbain ordonné par l’alignement, la mitoyenneté, le gabarit et matérialisé par une architecture urbaine courante des années 1950 et 1960. On peut passer devant le numéro 6, construit en 1954 par les architectes Mario Asnago & Claudio Vender, sans y prêter plus attention que ça, si ce n’est qu’il est très blanc et très lisse [fig.08].
Lorsqu’on traverse l’avenue pour prendre du recul, le bâtiment apparaît plutôt régulier et plutôt austère. Mais très vite quand on s’attarde à observer la façade, le regard se met à se déplacer frénétiquement sur la surface murale : on se trouve dans une relation spectateur‑œuvre analogue à celle que provoque « La Dernière Cène ». La façade apparaît comme une surface abstraite, comme un dessin sur un papier millimétré. Le parement en mosaïque blanche produit un discret quadrillage, une analogie avec le papier millimétré. Ce plan de façade est décollé visuellement du sol par un très léger recul et par un singulier garde‑corps au rez‑de‑chaussée.

Fig. 7 & 7bis

Elle est aussi détachée du volume construit par une loggia d’angle située directement derrière le voile de façade. Au premier coup d’œil, la façade semble percée régulièrement mais très vite une baie particulière sur la droite attire notre attention et à partir de ce moment‑là, le regard se promène de droite à gauche, de haut en bas à la surface de la paroi pour chercher d’autres irrégularités. Paradoxalement, la trame qui semblait très régulière ne l’est en fait aucunement, tous les étages sont différents. Comme dans « La Dernière Cène », l’altérité n‘existe que sur un fond de régularité. À suivre Daniel Arasse, le regard s’amuse d’abord à repérer les différentes positions des groupes d’apôtres par leur position par rapport au décor, ce qui créé un premier niveau d’agitation dans l’image. Très vite, l’attention est captée par les mouvements des visages et les positions des mains, qui redirigent incessamment le regard, et on finit par être pris dans un tumulte général. Face au bâtiment de Mario Asnago & Claudio Vender, on se tient devant un jeu des 7 erreurs, le regard balaie la façade à la recherche de l’anomalie. La façade nous propose d’ailleurs une dernière énigme : le cadre métallique. C’est une structure légère, métallique, située un peu en haut à droite, écartée d’un bon mètre du mur, là où le regard s’était porté au premier coup d’œil. Est‑ce un cube virtuel qui transperce la façade ? Est‑ce une citation du monument aux victimes des camps d’extermination nazis, des architectes BBPR (1946) ? Est‑ce que les ombres portées de cette structure composent des figures géométriques changeantes suivant la course du soleil ? Ce n’est manifestement pas un étendoir à linge, il n’a semble‑t‑il pas d’usage particulier. Sans sources des auteurs cela reste une curiosa.

La répartition des percements sur la façade n’a pas non plus de raison d’être particulière par rapport à la partition interne des pièces. Il ne s’agit pas de répondre à des besoins fonctionnels, bien au contraire, dans certains logements les cloisons se « contorsionnent » pour s’adapter à la composition de la façade. « La Dernière Cène », aussi, pose une dernière petite énigme au flot de touristes qui s’agglutinent devant elle – mais où est passé Judas ? Revenu de l’autre côté de la table, dissimulé dans un groupe de trois apôtres ! – Comme dans la bande dessinée de Martin Handford, on cherche « Où est Charlie » !

Des monolithes paradoxaux

Pour mettre en mouvement les regards et les pensées, la peinture a inventé une autre technique : le chatoiement des étoffes et des drapés qui donne à la simplicité du volume un rendu très texturé. Entre 1955 et 1961, Luigi Caccia Dominioni réalise une série d’immeubles de logements à partir d’un même dispositif formel dont l’objectif avoué est de faire perdre l’échelle de l’édifice. Les volumétries sont simples, massives et les enveloppes de façade sont unitaires et traitées en allover. Les deux bâtiments de la Via Ippolito Nievo (1955‑1957) sont des barres qui s’inscrivent dans un plan urbain d’ensemble. Le bâtiment Corso Italia 22 (1957‑1961) est une petite tour à facettes implantée en cœur d’îlot. Le bâtiment Piazza Carbonari (1956‑1957) est un plot avec une singulière silhouette de toiture découpée à l’emporte‑pièce [fig.09].

Fig. 8 & 9

L’aspect unitaire des façades est rendu par la surface murale constituée de briquettes de parement posées verticalement, qui soulignent le caractère ornemental du dispositif. Elles sont vernissées. Leurs couleurs – bleu nuit, orange terre, vert pétrole – changent selon la lumière du jour et semblent couvertes d’or, de cuivre ou d’asphalte. Cet effet moiré ou mordoré, très apprécié dans les tissus vénitiens, est devenu une technique picturale de la Renaissance maniériste. Le cangiante est très utilisé par Paolo Caliari, dit Véronèse (1528‑1588) ainsi que par Michelangelo (1475‑1564) dans la Chapelle Sixtine (1508‑1512). Pour réussir la transposition à l’architecture de cet effet, les fenêtres sont insc

rites dans une figure particulière de composition. Elles sont disposées en semis, en constellation ou en guirlande enveloppant le volume [fig.10]. Elles ne laissent plus deviner la partition interne des logements et on finit par perdre même la notion d’étage. Les éléments particuliers de la façade comme les de l’agence BBPR, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 10‑12 (1961‑1968) ou d’Angelo Mangiarotti et Bruno Morassutti, Via Quadronno 24 (1959‑1960) ont une dimension monolithique rendue par le pliage de l’enveloppe et le dispositif répétitif d’un motif des travées de façade.

Jacques Lucan (1947‑), dans les deux livres qu’il consacre aux nouveaux processus de conception architecturale 15, analyse l’intérêt contemporain pour ce mode de composition en all‑over. C’est un dispositif de composition qui se prête plus facilement à des programmes d’équipement moins contraints par les nécessités des usages intérieurs. Pour autant, dans les immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni ou dans certains projets contemporains, on trouve des dispositifs analogues. L’agence milanaise baukuh (2004‑) a réalisé à Tirana (2015) un immeuble d’habitation avec une silhouette extrêmement massive, un traitement unitaire de l’enveloppe en carrelage et un mode de percement semi‑aléatoire. On retrouve aussi dans l’immeuble d’habitation des architectes Aldric Beckmann (1970‑) et Françoise N’thépé (1973‑) dans la ZAC Masséna (2007) le même aspect monolithique, donné par une enveloppe unitaire en béton teinté marron, juste contrariée par les ajouts dorés, associés à une multitude de formes de châssis pour faire perdre la compréhension de la superposition. Les architectes Jacques Herzog (1950‑) & Pierre De Meuron (1950‑), pour le bâtiment Südpark (2011) à Bâle, poussent le dispositif de la surface murale en all‑over en répartissant en semis les baies sur la totalité de la façade.

Fig. 10 & 11

La tour Agbar (2005) de Jean Nouvel (1945‑) à Barcelone, avant qu’elle ne soit capotée, révélait un ordonnancement impressionnant : la disposition des châssis semblait pixelliser la coque tandis que certains cadres pouvaient devenir structurels dans les enchaînements de percements. Plus récemment, l’agence suisse Philippe Bonhôte & Julia Zapata (2003‑) à La chapelle des Sciers (2009) à Lancy, utilise aussi un mode de percement en ruban pour faire « flotter » les couches les unes sur les autres. Ce dispositif fait aussi référence depuis l’intérieur à une fenêtre bandeau cadrant chaotiquement le paysage.

Le principal paradoxe des immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni est que la composition des façades très contemporaine en all‑over, est en contradiction avec le dispositif classique de distribution par pièces des appartements. On aurait pu s’attendre avec ce type de façade à des plans fluides, très ouverts alors qu’on trouve des plans à pièces, très composés. Ils ont toutes les caractéristiques des appartements bourgeois des XVIIIe et XIXe siècle avec hall, vestibule, galerie, antichambre, double distribution, cabinet, bibliothèque, dressing, office, etc. [fig.11].

Il ne s’agit pas d’un simple agrandissement des pièces comme on le voit souvent dans les nouveaux appartements bourgeois, les lofts mais bien d’un autre type de plan où chaque pièce a sa géométrie, sa matérialité, son ambiance. La structure poteau‑poutre est ici au service d’une composition de plan très dessinée, permettant à chaque étage de modifier la partition interne. Dans certains projets comme l’immeuble de la Via Massena (1959‑1963), Luigi Caccia Dominioni place un vestibule dans le prolongement du palier d’entrée afin de permettre d’assembler différemment les appartements. À certains étages, ce vestibule est partagé par deux logements, à d’autres il permet d’agrandir un appartement en prenant, par rachat, une partie du logement voisin ou encore permettre depuis le palier de distribuer un appartement indépendant. Dans le Cahier de théorie douze de l’EPFL, Bruno Marchand et Alexandre Aviolat 16 signalent une tendance contemporaine du retour du plan à pièces dans les concours récents de logements en Suisse. Ainsi l’agence Edelmann Krell (2005‑) pour le projet Seebahnstrasse à Zürich (2014), propose un dispositif de distribution par vestibule qui permet de compacter la desserte des chambres et des sanitaires. Dans le projet de l’agence Mathis Kamplade, Mehrgenerationenhaus à Zürich (2015‑2017) on retrouve un dispositif traditionnel de pièce centrale de distribution, la diele. Enfin, les architectes Sergison & Bates pour le projet Elderly Housing à London (2015) proposent un étonnant plan par agrégation de pièces. Dans ce projet comme dans les autres cités précédemment, la géométrie des pièces est très affirmée. On est clairement dans la filiation du travail des frères Perret et dans la continuité des dispositifs de composition du bâtiment de la rue Franklin à Paris (1903).

Attention aux détails

Le mouvement du regard du spectateur ne se déduit pas de l’approximation du geste du peintre ni d’une désinvolture vis‑à‑vis des détails, bien au contraire. Il semble même indispensable de s’attarder brièvement sur une des caractéristiques qui façonne l’identité de ces architectures, le soin et la singularité des détails de mise en œuvre. Un des plus cocasses est la façon, très énigmatique, qu’a Luigi Caccia Dominioni de cacher le parlophone de l’entrée de la Casa Pirelli, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 6, (1962‑1964). Les sonnettes sont dissimulées derrière une pierre du parement de la façade qui pivote, une véritable cachette secrète [fig.12] comme dans la Camera degli Sposi (1465‑1474) du Palazzo Ducale à Mantoue d’Andrea Mantegna (1431‑1506).

fig.12 Architecte Luigi Caccia Dominioni Casa Pirelli (1962‑1964)Milano, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 6 Photographie de l’auteur

Ce bâtiment, qui semble banal à première vue, recèle une multitude de détails qui signent la personnalité de l’auteur. Certains sont récurrents dans son travail à cette période comme le soin porté aux gouttières et aux descentes qui viennent marquer l’artificialité de l’angle du bâtiment. D’autres sont des emprunts de mise en œuvre au baroque milanais comme les biseaux dans l’épaisseur de la façade pour protéger la tranche des volets ou la décomposition en deux parties du volet pour en faciliter la manipulation au droit du garde‑corps. Quand on s’attarde sur cette façade, on découvre presque fortuitement que les vitres, un peu trop grandes, ne s’ouvrent pas classiquement en pivotant sur une charnière mais coulissent sur une crémaillère. Les intérieurs sont aussi investis : les voitures roulent sur des sols en mosaïque ou en marbre pour rejoindre un parking organisé comme une arène qui met en scène les calandres des bolides. C’est à qui fera le plus beau hall d’entrée, le hall le plus spectaculaire. Les toutes petites pièces de distribution intérieure, comme les vestibules deviennent de véritables boîtes à bijoux où les sens sont contrariés par le trouble provoqué par quelques artifices de mise en scène, une attitude typiquement maniériste. Ces architectes sont tous des designers. Peut‑être est‑ce la raison de ce soin porté aux détails. Cette excellence dans les mises en œuvre est aussi la signature d’un tissu industriel et artisanal qualifié.

Avant et après Aldo Rossi

En guise de conclusion provisoire à cet article, on peut se demander comment Aldo Rossi (1931‑1997) a perçu cette architecture, contemporaine de ses années de formation et du début de sa carrière de théoricien et de praticien. On ne peut pas ne pas imaginer que ses prises de position contre la destruction de la ville classique par le mouvement moderne, n’aient pu avoir comme origine ces réalisations, toutes très urbaines. Même le projet le plus radical de Luigi Walter Moretti, Corso Italia, ne déstructure pas la figure de l’îlot. Pourtant après les bombardements de 1943, qui entraînèrent la destruction presque totale des quartiers les plus anciens, le centre‑ville de Milan a été totalement reconstruit. Mais reconstruit par une architecture urbaine soucieuse du parcellaire, de l’îlot, des types tout en assumant une écriture architecturale moderne, cultivée et un peu bizarre. C’est une des multiples formes de la modernité, une forme un peu à la marge de son courant héroïque. Alors qu’Aldo Rossi n’a pas pu ignorer cette architecture depuis son studi di architettura Via Maddalena en plein cœur de la transformation du quartier du Duomo, ce sont ses anciens collaborateurs suisses comme Bruno Reichlin (1941‑) et Fabio Reinhart (1942‑) puis les tenants du mouvement de l’architecture analogue comme Miroslav Šik (1953‑), Hans Kollhoff (1946‑) et plus récemment Adam Caruso (1962‑), qui ont cherché dans ces architectures une voie pour penser le contemporain. C’est cette génération qui revient sur ces références d’un modernisme « maniériste » pour reconstruire une architecture contemporaine savante.

Bibliographie

1‑ Le groupe BBPR était composé de Gianluigi Banfi (1910‑1945), Lodovico Barbiano di Belgiojoso (1909‑2004), Enrico Peressutti (1908‑1976) et Ernesto Nathan Rogers (1909‑1969).

2‑ Robert Klein, L’esthétique de la techné, Institut national d’histoire de l’art, Saint‑Juste‑La‑ Pendue, 2017.

3‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.195.

4‑ Ibidem.

5‑ Le Gruppo 7 était composé d’Ubaldo Castagnoli, Luigi Figini, Guido Frette, Sebastiano Larco, Gino Pollini, Carlo Enrico Rava et Giuseppe Terragni. 6‑ Kenneth Frampton, L’architecture moderne, une histoire critique, Philippe Sers, Paris, 1985 (1ère édition 1980) p.179.

7‑ Kenneth Frampton, ibid, p.177.

8‑ Colin ROWE, Mathématiques de la villa idéale et autres textes, Édition Parenthèses, Marseille, 2014

9‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.199.

10‑ Patricia Falguières, Le maniérisme. Une avant‑garde au XVI e siècle, Découvertes Gallimard, Paris, 2004, p.74.

11‑ La règle du C+D appartient à la Réglementation Sécurité Incendie. Elle concerne la propagation verticale du feu sur des façades comportant des baies. Il s’agit de tenir une distance minimum entre deux baies superposées. Une règle qui amène souvent à décaler les percements pour l’obtenir la distance voulue.

12‑ Martin Steinmann, Forme forte, Birkhäuser, Bâle Boston Berlin, 2003, p.247.

13‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.140

14‑ Daniel Arasse,ibid, p. 145.

15‑ Jacques Lucan, Composition, non‑composition Architecture et théories XIX e – XX e siècle, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009. Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.

16‑ Bruno Marchand et Alexandre Aviolat, Logements en devenir concours en Suisse 2005‑2015, Cahier de théorie douze, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.

L’architecture dans le vestibule

Une école maniériste dans le Milan des années 60

Les travaux de ce séminaire de Master qui se sont tenus de septembre à décembre 2017 à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille (ENSA•M) ont pris pour objet un moment particulier de l’histoire du Mouvement Moderne, un rationalisme maniériste milanais. Ce moment d’une modernité hétérodoxe s’est tenu à Milan entre les années 1940 et 1960. Cette appellation de rationalisme maniériste nous est personnelle, elle n’apparaît pas dans les livres d’histoire d’architecture traitant du Mouvement Moderne. Le terme veut rappeler que le Mouvement Moderne a été traversé de nombreuses tendances, débats quelquefois contradictoires et qu’on ne peut pas le réduire aux slogans de ses hérauts, critiques, historiens ou architectes propagandistes de l’avant et après seconde guerre mondiale. Le rationalisme maniériste suit l’apparition sur la scène architecturale italienne du rationalisme, épisode important du Mouvement Moderne mais s’il s’en réclame, il en porte dans le même temps la critique. Si le rationalisme italien a cherché une forme d’universalité, à l’exemple du classicisme Renaissant, le rationalisme maniériste met en crise le modèle dont il est issu. A l’image du Maniérisme du XVIe siècle qui met en crise la diffusion des modèles classiques établis en Italie dès le XVe siècle.

Ce séminaire s’est intéressé à des édifices réalisés par les architectes Caccia Dominioni, Mario Asnago et Claudio Vender, Angelo Mangiarotti et Bruno Morassutti, Ignazio Gardella, Gian Luigi Banfi, Lodovico Barbiano di Belgiojoso, Enrico Peressutti et Ernesto Nathan Rogers (BBPR).
Le travail mené a été d’analyse, analyse détaillée des édifices, productions de ces architectes milanais, cette analyse permettant de rassembler un certain nombre de caractères communs à cette production nous autorisant a posteriori de la rassembler sous l’étiquette d’un mouvement critique, le rationalisme maniériste ou razionalismo manierista milanese.
Il est entendu qu’aucun des architectes cités dans ces travaux n’a explicitement fait référence à cette étiquette ou à une quelconque position critique commune. Et s’il existe une iconographie relativement accessible sur la production de ces architectes, peu ou pas de textes critiques ou historiques ne les fédèrent, soulignant « l’assourdissant silence » de ces praticiens sur leur travail, pensons à l’aristocratique mutisme d’Asnago et Vender. Seul Ernesto Nathan Rogers (BBPR) aura une activité critique et d’éditeur importante jusqu’à s’imposer comme figure centrale dans les débats sur l’architecture moderne de l’après‑guerre.
Ce séminaire entend compléter une historiographie qui a été peu ou pas faite sur cette production italienne de l’entre et après seconde guerre mondiale, pour le moins une part d’elle (nous pensons aux travaux d’Asnago & Vender ou Caccia Dominioni).

Il nous est apparu que l’intérêt de ce travail ne relevait pas de la seule curiosité d’historien, objet de fortune critique « […] attentive à récupérer la dimension de l’objet et son caractère d’unique en le soustrayant à ses dimensions économiques et fonctionnelles, en le fixant en tant que moment exceptionnel » 1.

« L’histoire n’est point un discours achevé. Même si les événements d’une période sont codifiés minutieusement, même si les sources semblent fouillées de façon exhaustive, les questions qu’on adresse à ces matériaux changent selon les nouvelles perspectives qui s’ouvrent à chaque nouveau point de vue atteint par le présent. »

Francis Strauven introduction à « L’architecture dans le boudoir –
Le langage de la critique et la critique du langage » de Manfredo Tafuri, Oppositions, n°3, 1974. Princeton Architectural Press, NYC, p.291-317.

 

Il nous est apparu que le travail de ces architectes notamment sur le plan, des plans figurant des pièces fortement caractérisées, autorisait une étonnante flexibilité des partitions et évolutivité des agencements. Cette qualité des plans nous est apparue une réponse appropriée et opérante aux nouvelles exigences de flexibilité du logement liées aux profondes transformations des modes d’habiter et d’occupation, observées par les sociologues depuis plus d’une vingtaine d’années. Hormis le travail sur les plans, les pièces, la commune préoccupation de ces architectes pour le dessin de façades épaisses ou encore les mises en œuvre sophistiquées des accès des immeubles à rez‑de‑chaussée, ont été largement empruntées et reprises dans des productions contemporaines sans qu’en soient citées les sources. 2
Ainsi donc, nous avons parallèlement au séminaire d’analyse, associé un atelier de projet lequel empruntant explicitement les dispositifs mis à jour par le travail d’investigation, s’est attaché à vérifier leur opérante adéquation aux modes de production courante du logement contemporain. Cet atelier de projet constituait le test des hypothèses avancées par les travaux du séminaire, outils de « redimensionnement » et d’expérimentation des énoncés.

Si « Traditionnellement, l’histoire de l’architecture a fonctionné comme répertoire et en même temps comme justification de la pratique projectuelle. »3, nous entendons dans ce petit développement mettre en écho deux périodes décisives pour la nature du métier d’architecte, l’organisation de son exercice et les discours qui le légitiment, périodes lesquelles dans « les significations politiques de l’architecture » semblent à partir des mêmes causes, produire les mêmes effets.
Deux périodes ; celle de l’ordre classique et sa mise en crise par le maniérisme et celle qui voit la naissance du mouvement moderne et sa contestation dès les années d’après la seconde guerre mondiale, par un retour de la culture architecturale à l’histoire.

Le grand ordre classique – la maniera

Au XVIe siècle, des condottieri qui par la guerre prennent des terres auxquelles ils imposent leur autorité tyrannique, commandent la scénographie des nouveaux ordres qu’ils inaugurent. La nouvelle représentation du monde dans une figuration outillée qui l’impose, devient l’ordre du monde, le pouvoir des images sert l’image du pouvoir. En bousculant les vieux ordres des corporations de l’Europe gothique, l’architecture classique se fera l’expression des pouvoirs des cours. Les causes ; les nouveaux rapports de production et d’échanges qui s’instaurent au XVe siècle, imposent un nouvel ordre dont la combinatoire et disponibilité des éléments font système « […] système linguistique que soutient une idéologie universaliste » 4. Mais l’expérimentation des éléments du système, les variations dans leur organisation et agencements, au risque de la fragmentation de la cohérence des ordres, opérés par la critique maniériste, en seront les effets.

Le grand style classique à travers sa redécouverte de l’antique va fixer les règles de représentation des nouveaux territoires conquis par des condottieri, nouveaux Princes qui imposent un nouvel ordre tyrannique.
A Urbino, Ferrare et Mantoue, s’épanouit l’art de la première Renaissance. Alberti fixe l’outillage nécessaire à l’établissement des nouvelles règles de représentation du monde que Brunelleschi avant lui avait établies, un monde ordonné et mesurable. Il est par son De Pictura, traité de la peinture à l’origine du développement de la géométrie descriptive.
« Avec le géométral, la ville est donnée dans sa totalité, d’un seul coup, dans l’ordre des coexistences et des coprésences que marquent la différence de l’espace libre et de l’espace bâti, le système des rues, des places, des jardins et son exact complémentaire celui des édifices, des maisons, des palais et des églises » 5.
On aura mis à plat la globalité du monde dans la carte, cette mise à plat autorise le tracé des lignes de division et des limites qui vont ordonner les autorités. Lignes amies, lignes ennemies, lignes déplacées dès lors organisent les alliances et les conflits. 6
Le droit moderne s’institue par l’imposition de lignes de partage, dans leur agencement l’organisation du nouveau monde et la délégation et régulation de son autorité par les chrétiens d’Europe. « […] ne pas perdre de vue le rapport entre ordre et localisation ainsi que les attaches spatiales de tout droit » 7.
À la fin du XVIe siècle, « En Italie comme dans le reste de l’Europe, des états puissants et centralisés, fondés sur une acceptation absolutiste du pouvoir et dotés d’administrations efficaces, se mettent en place » 8.

Un des outils de cette administration efficace au service d’états puissants est la mesure par le géométral des propriétés qu’on charge des architectes d’édifier et auxquels on confie le rôle d’instaurer les règles de représentation de la totalité du monde connu. A la fin du XVIe siècle le monde est ordonné aux pouvoirs d’états souverains, les règles et canons « tenus dans les signes du langage et dans les figures du regard » 9 formulent les exigences d’une vérité universelle. L’âge classique dans sa relecture de l’architecture du monde antique imposera les ordres soit des règles de proportions, des rapports réglés selon une arithmétique simple, règles entendues comme miroir d’un monde naturel harmonieusement composé.

Léon Battista Alberti par sa relecture des ordres de Vitruve règle l’expression d’une grammaire à partir de laquelle pourra se fonder une discipline, l’architecture. La colonne, variée en cinq ordres est l’élément premier, substantif de cette grammaire dont les propositions ; superposition des ordres, tripartition dans l’étagement, « […] colonnes et leurs différents engagements, pilastres, conjonction des colonnes et des arcs […] » 10 s’inscriront dans des inventaires aux infinies variations, des figures 11, à partir desquelles les architectes composeront jusqu’au XVIIIe s., les édifices qu’ils projettent. Que de ce langage, ils en distordent les énoncés « […] distorsions que Michel Ange imprime au latin de l’architecture »12 ou en varient les harmonies.
La fixation des règles universelles de représentation, l’imposition des modèles classiques « des formes et solutions plastiques » autorise leur duplication, reproduction et diffusion sur tout le continent européen. Cette diffusion des modèles est concomitante des développements des formes de reproduction mécanique, l’imprimerie et la gravure. 13


C’est moins de cinquante ans après l’établissement des règles qui fixent les canons d’un ordonnancement classique du monde, leur diffusion massive qu’en sera éprouvée la solidité. C’est pour les loisirs d’une nouvelle aristocratie, les condottieri, mercenaires mués en seigneurs fonciers que travaillent les artistes de la maniera. Ils dressent les tableaux, ornements et décors qui glorifient par leur expression « la puissance des princes et des grands » 14.
Cette expression qui légitime la puissance des nouveaux princes emprunte au charisme, la « […] reconnaissance […] par les dominés […] sur laquelle repose le pouvoir du maître charismatique (qui) trouve sa source dans l’abandon plein de foi […] à l’extraordinaire et à l’inouï, à ce qui est étranger à toute règle et à toute tradition et regardé par suite comme divin » 15.
« Partout le roi est d’abord un prince guerrier. La royauté dérive de l’héroïsme charismatique » 16. La maniera glorifie l’aura du roi en recourant aux mondes enchantés des romans de chevalerie, à l’héroïsme des figures mythiques tel l’Arioste, et rejoue l’exercice aristocratique du tournoi « […] tournoi chorégraphié où s’affrontent Guerre et Amour, Vertu et Luxure, où l’on délivre des demoiselles séquestrées […] où l’on affronte des magiciens juchés au sommet des montagnes » 17.

Cette scénographie des pouvoirs à laquelle s’emploient les peintres et architectes de la maniera, recoure aux machines à effets, au spectaculaire des invraisemblances et « fictions improbables », aux métamorphoses des genres, au merveilleux que la philosophie 18 cautionne, sublimant « l’absolument singulier, à ce qui est divin parce que singulier » 19. A cette exaltation de la force, proprement surhumaine, s’identifie la puissance du prince.

Mais la bizarrerie, l’extravagant, le monstrueux et l’exotique bousculent l’ordre harmonieux et réglé du monde naturel. L’exaltation déiste du prince affranchit ses portraitistes – auteurs de sa représentation – des « […] régulations techniques, esthétiques et sociales », des ordres classiques qui normaient l’exercice de l’art et de l’architecture. Les lois de l’anatomie s’en trouvent déformées, la vraisemblance des mouvements défiées dans les chutes spectaculaires de corps désarticulés, « […]

ill-1 et ill-2

 

les postures exagérées, acrobatiques, impossibles des voltigeurs de Tibaldi ou Coltzius » 20, les corps saisis dans de douloureuses langueurs.
Les architectes maniéristes brisent les frontons, assemblent bizarrement pièces et morceaux des figures des ordres classiques, font tomber les triglyphes des frises, font courir les chars dans les nuées offrant au spectacle les virilités dévoilées des appareils, conducteurs et chevaux… (Jules Romain au palais du Té de Mantoue) [ill.01]
Le maniérisme s’entend à vérifier que les merveilles, prodiges de l’extraordinaire ressortissent bien de l’ordre du droit naturel. Que l’investigation des limites du monde connu en élargit l’horizon sans en contester l’équilibre et l’ordre général. S’il en distord l’image, il ne remet pas en cause les codes de sa représentation. Si le maniérisme ébranle les fixités des règles classiques de représentation du monde, il en conforte, de manière apparemment paradoxale, la force et opérativité de ses agencements, aptes à dire le connu et l’encore inconnu.
L’extraordinaire du nouveau monde tout juste découvert « colibris […] flore du Mexique […] » ou l’extraordinaire du monde connu « la fonte d’un dindon de bronze grandeur nature, d’un hibou, d’un paon, d’un singe par Gianbologna, sculpteur du Grand‑duc de Toscane » 21 sont les objets d’une figuration scrupuleuse voire analytique. « Jacopo Ligozzi réalise […] des dizaines de peintures à la détrempe d’un raffinement inouï qui livrent le portrait d’oiseaux mouches, de scarabées, de crabes, de bulbes et de fleurs exotiques ou familières, sur fond neutre, dégagés de tout prétexte narratif » 21 [ill.02]

L’architecture se rallie à cet « […] engouement généralisé pour la puissance germinative de la nature ». Bossages, corruption des substances naturelles, « géants barbus comme emprisonnés dans leur gangue de pierre », colonnes grossières de l’entrée du Palais

du Té, encore serties dans les concrétions naturelles de la carrière d’où elles sont extraites, figurent une ontologie à l’ordre classique, agencements d’architectures extraits d’un ordre naturel de la matière. [ill.03]

La ville des Modernes, nouvel ordre du monde – L’Italie de l’après seconde guerre mondiale

Les maîtres

des avants gardes du mouvement moderne des années vingt, déclaraient se placer « en dehors de l’histoire », les

postulats techniques et fonctionnalistes du nouveau monde machinique devenaient les modèles pour l’intégration de l’architecture à l’édification d’un monde nouveau. En prétendant construire une histoire nouvelle, les modernes retrouvaient l’idéal classique universaliste d’institution d’un ordre nouveau « […] les choses industrielles remplacent la nature du classicisme […] » 22. La tabula rasa des modernes, ce mot d’ordre lancé par Dada à l’ancien monde en même temps qu’il en fait le lucide constat de son désordre, autorise sa reconstruction. L’art et l’architecture, débarrassés de l’Œuvre, doivent se dissoudre dans la ville. Les causes sont entendues d’une production continue dont le but précis est d’être consommé rapidement, faite et défaite constamment au rythme d’un présent indéfiniment actualisé qui va reconfigurer la totalité de notre environnement bâti. La culture italienne des années 50, chambre d’écho d’une critique dont l’onde recouvrira la culture architecturale de l’Europe jusqu’aux années 70, opère un retour au fétichisme des objets contre l’annihilation du passé. La ville ancienne, mythifiée devient un « objet » à défendre. Les maîtres milanais de l’après seconde guerre mondiale, héritiers de la tradition moderne, s’en remettent à un nouvel éclectisme puisant dans l’histoire comme dans un « […] magasin de mémoires à revitaliser » 23. Le retour du regard des architectes vers le passé est l’effet, apparemment paradoxal, de la tradition moderne qui succède à ses avant‑gardes.

Ill.03 Giulio Romano– Colonnes d’entrée au
Palais du Té, Mantoue. Photographie Gilles
Sensini

La phase de croissance du capitalisme qui s’accélère au XIXe siècle, va transformer en moins d’un siècle, notre environnement et ses territoires plus radicalement que toutes les époques précédentes ne l’avaient fait. L’homme fait l’expérience du tragique et ce tragique c’est l’expérience de la métropole – le choc de la Grosstadt, die Grosse Stadt.

L’angoisse de la grande ville et le traumatisme de la 1ère guerre mondiale – l’aperçu du chaos – vont permettre la convergence quant aux mobiles et motivations, des courants de pensée d’un capitalisme démocratique qui se fait jour [avec les figures d’un Walter Rathenau en Allemagne ou d’un Ford aux États‑Unis] et des mouvements du socialisme planificateur qui triomphera en Russie.
Cette convergence de vues c’est cette volonté de prévenir les risques d’un futur désastreux, faire du futur un futur dont le risque est éliminé et où le présent tout entier se projette. Pour ce faire on s’attachera à rationaliser « l’ordre du monde » et cet idéal progressiste va s’investir tout entier dans la production ;
« L’usine n’est plus le scénario d’un drame mais le lieu où opère une communauté liée par le même but productif, le centre ou le pivot d’une structure

urbaine considérée comme l’expression directe d’une structure sociale vivante » 24. Planification et organisation sont les mots d’ordre d’un capitalisme démocratique qui veut harmoniser travail et capital contre la spéculation et la rente, planification et organisation sont les mêmes mots d’ordre du socialisme planificateur dans son appel à la prolétarisation universelle qui cherche à dépasser ainsi par l’utopie le désarroi d’une classe de travailleurs.

Les intellectuels sont invités à penser un plan d’ensemble contre la révolte individualiste de « l’artiste fécond » et mettre l’art au service du travail. Un plan qui vise à une organisation collective et planifiée du monde contre l’individuel et hasardeux futur.
Le rôle qu’assignent les avants gardes du mouvement moderne à l’architecte est un rôle politique. L’architecte, quittant son manteau d’artiste créateur, endosse la responsabilité du travailleur intellectuel à l’avant‑garde du cycle de production auquel est dévolu la programmation et la réorganisation planifiée de la ville.
La ville des Modernes est une ville nouvelle, un événement hors de l’histoire qui investit les étendues neutres d’un monde nouveau qu’il reste à édifier, une ville réduite à quelques fonctionnalités sommaires essentiellement identifiées dans la gestion des flux et la prédominance du plan. C’est cette logique productiviste et sectorielle de l’espace qui conduira l’ensemble des aménagements urbains de l’après‑guerre en Europe, le nouvel ordre du monde est tout entier moderne même si des spécificités nationales en distinguent les politiques et résultats.

On a parlé de « miracle » à propos de l’Italie de l’après seconde guerre mondiale, l’essor de son économie après 1945 est spectaculaire ; son PIB progresse de 6,1% en moyenne dans les années cinquante et encore de 5,8% dans les années 60. Ces résultats sont obtenus par la forte croissance de la production industrielle et ses secteurs fortement capitalistiques comme la métallurgie, la mécanique ou la chimie. Ce bond de l’économie italienne d’après‑guerre est soutenu par une politique libérale relayée cependant par une forte intervention de l’état et les effets du plan Marshall. L’Italie de l’après‑guerre cumule les atouts des pays développés, institutions et infrastructures organisées et les avantages d’un pays en développement avec une importante réserve de main d’œuvre bon marché puisée dans l’émigration massive d’un Sud agricole régit par des structures latifundiaires archaïques. Le patronat italien qui concentre ses activités et l’accumulation du capital au nord du pays essentiellement dans le triangle septentrional, Milan, Gênes, Turin, peut maintenir les hausses de salaires à un niveau largement inférieur aux hausses de productivité. 25
Les immenses profits produits de cette différence sont réinvestis dans la rente immobilière. « A la fin des années cinquante, la valeur de la propriété immobilière dans la seule ville de Milan, était très supérieure à la valeur totale de la Bourse » 26. Les nouveaux condottieri du capitalisme transalpin, souverains stratèges d’une Italie sur la voie du progrès, chercheront à figurer l’exception de leur puissance. « Les formes modernes de création de souverains y compris les formes démocratiques, ne sont pas étrangères au charisme » 27.
Si l’architecte est chargé de porter les signes du pouvoir qui le commande, cette légitimité du rôle ne change pas combien même les pouvoirs se suivent. La flèche du progrès ayant remplacée la figure du roi 28, l’architecte est tout entier moderne dans sa prescription d’un nouveau monde dont on le charge de faire le plan.

Cependant, dans l’Italie de l’après‑guerre, les annonces d’affiliation aux thèses du mouvement moderne si elles restent protéiformes, revendiquent toutes « […] l’assonance spirituelle avec les valeurs du passé ». L’affirmation de programmes par les architectes et les critiques, se caractérise par le « culte de l’histoire ». « Même un mouvement en apparence de rupture à l’égard de la tradition comme le mouvement rationaliste, a pris racine et jeté ses bases en se fondant sur des justifications typiquement traditionnelles […] C’était un moyen de disputer à la culture aulique des épigones néo‑classiques et académistes, l’espace politique dont il avait besoin pour se développer » 29.
Pour autant Manfredo Tafuri reconnaît des spécificités entre écoles régionalement identifiées « […] tradition d’engagements et de luttes parfois ambiguës qui séparent l’école de Rome de celles de Milan, de Venise et de Florence » 30. En retrait des débats – pensons à l’assourdissant silence d’Asnago et Vender ou d’un Caccia Dominioni – affichant l’indifférence aux « […] nouveaux problèmes qui engagent politiquement la transformation de l’économie de la construction », les maîtres milanais, héritiers d’une riche culture lombarde, iront interpréter la ville comme « […] une sorte de musée à aménager […] et l’architecture comme un ensemble d’objets d’autant plus qualifiés qu’ils sont plus fondus dans l’ensemble » 31. Attachés à l’exactitude du détail technique, au fragment, leur repli sur une pratique savante de l’exercice du métier, leur façonnage d’objets irréels à destination d’une élite éclairée, ne peut compter que sur un « […] cycle organiquement achevé qui irait du projet à la construction en garantissant la préservation de leurs qualités d’origine », leurs réalisations s’appuyant sur les compétences d’un réseau d’artisans qualifiés. Ces « barons perchés » de l’architecture européenne « […] sont suspendus au‑dessus de l’enfer des contradictions quotidiennes. Comme pour le personnage du conte de Calvino, l’isolement aristocratique demeurait le statut inconsciemment accepté par les agents d’une culture architecturale au seuil de transformations radicales dont seuls les échos parvenaient jusqu’aux branchages de leur nid douillet » 32.
Le scepticisme de ces « barons perchés » à l’égard des nombreux et nourris débats sur l’architecture qui agitent l’Italie des années 50/60, dans « l’orgueil de la modestie » du métier sont pourtant les héritiers du mouvement moderne dont ils reprennent et cautionnent les modes de production alors généralisés de la construction ; préfabrication, structures béton, mise en œuvre de produits semi‑manufacturés produits en série ; structure poteaux/poutres et dalles épaisses, panneaux modulaires en ciment pour le complexe résidentiel de la Via Cavalieri del Santo Sepolcro des BBPR, panneaux modulaires en bois et métal pour la façade de l’immeuble de la Via Quadronno des architectes Angelo Mangiarotti et Bruno Morassutti, structures poteaux/dalles des immeubles de la Via Faruffini et Via Vigoni respectivement d’Asnago, Vender et Luigi Caccia Dominioni…

Mais si ces architectes reconduisent les mises en œuvre notamment des structures, issues de la production courante du logement moderne, ils en portent dans le même temps, par leur méthode, la critique.
Cette méthode, commune à un Caccia Dominioni, Gardella, aux Asnago et Vender, c’est la mesure et le contrôle technique de l’ensemble des éléments du projet et leurs articulations. Indifférents aux questions larges d’aménagement du territoire et des politiques qui le conduisent, ils restent attentifs au syncrétisme de l’œuvre achevée à même de justifier toutes les valeurs d’échelle d’intervention de l’architecte. Par le métier, la précision artisanale des assemblages et la citation, ils veulent sceller les retrouvailles de la ville sans grâce du modernisme triomphant d’avec les « préexistences historiques » théorisées par les BBPR.

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Il est symptomatique qu’aucun des architectes que nous convenons de rassembler sous l’étiquette de razionalismo manierista milanese, ne participent au plan Fanfani pour le développement de l’habitat, plan instruit dans le cadre de la gestion de la construction économique Ina Casa 33 quand des figures du rationalisme à l’exemple de Figini et Polini y testeront les outils d’intervention à grande échelle 34 [ill.04]. Politique de construction régie par une administration publique, l’expérience Ina Casa s’appuie sur la « […] rapidité, efficience et précision de la production » et une urbanisation par grands ensembles « contre le romantisme exaspéré de trop nombreuses réalisations architecturales […] » 35.
Dans la gratuité des mises en œuvre en contradiction des usages, on pense aux balcons non accessibles de la Via Massena de Caccia Dominioni, des signes muets s’adressant qu’à ses seuls locuteurs, l’incongrue curiosa de l’immeuble de la Via Faruffini des architectes Asnago et Vender [ill.05], la « coprésence d’objets agrégés de manière constructiviste qui tendent obstinément à communiquer des messages impossibles […] racontent de façon exemplaire le drame de l’architecture moderne. L’architecture encore une fois s’est faite discours sur elle‑même » 36.

Nous avons parlé de maniera à propos de ces architectes milanais, maniera en tant qu’elle veut que les fixités et réductions des modes de construction modernes puissent être testées à l’aune des sophistications techniques maîtrisées d’un auteur. Cette maniera des maîtres milanais, dans cet improbable inconnu aux règles courantes des modes industrialisés de la production du logement qu’elle explore, s’en tient, dans ses vestibules, aux fêtes désenchantées d’un art, caché derrière les volets.
Ce sont dans les intérieurs d’édifices singuliers que les élégances s’offrent aux éloges telle celle de Gio Ponti pour la Casa Tognella d’Ignazio Gardella « Cette maison de Gardella répond à plusieurs exigences qui nous intéresse : c’est un bâtiment isolé et donc une « architecture » dans le sens d’une construction autonome et complexe […]. En se déplaçant à l’intérieur de la résidence […] nous mettons en avant le mobilier. Pourquoi ? Parce que pour moi, le mobilier moderne est le décor du vrai seigneur d’aujourd’hui (pas de l’homme riche mais de l’homme éduqué) » 37.
Les intérieurs sont les lieux d’un théâtre des apparences dont les scénographies offrent l’expérience de la mesure et des virtualités d’une maîtrise que la réalité de la ville ne manifeste plus, pas plus à ses architectes qu’à ses promeneurs.

L’épaisseur des façades qu’elle soit mise en œuvre dans la superposition des volets persiennés coulissants, disposés derrière l’étroit balcon filant des étages de l’immeuble de la Via Massena de Caccia Dominioni ou mise en œuvre dans le pliage des murs épais en retrait des nez de planchers devant lesquels des loggias sont disposées, de la casa Tognella de Gardella, sont autant de rideaux couleurs Odéon d’une scène soustraite au spectacle de la ville.

Ill.05 Immeuble de la via Faruffini des architectes Asnago et Vender. Photographie Gilles Sensini

La multiplication des pièces ; halls, vestibules, offices, antichambres, dans les plans des appartements de Dominioni, du plan de Gardella pour la casa Tognella ou dans la résidence de la Via Quadronno de Mangiarotti et Morassutti, sont autant de dispositifs proprement scéniques, autorisant la permutation et reconfiguration des lieux en fonction des vices et vertus privées.
La récurrence dans les plans de Dominioni des vestibules, une pièce disparue des programmes du logement moderne, fonctionne comme machinerie qui autorise les changements de rideaux. Le vestibule, plateforme distributive, permet la partition d’un même grand logement en deux logements de surfaces équivalentes, en trois ou quatre plus petits appartements. Une surprenante flexibilité du plan.

Ce sont l’expérimentation des dispositifs et figures spatiales empruntés à la tradition classique des XVIIIe et XIXe siècle autant qu’au vernaculaire lombard qui réactualisent, paradoxalement, ces maîtres milanais. Gilles Sensini 38 souligne la « tendance contemporaine du retour du « plan à pièces » dans les concours récents de logements en Suisse » ou encore la troublante actualité de la composition en « all‑over » des façades d’un Caccia Dominioni. Les trompeuses banalités des enveloppes des édifices des milanais dissimulent les aménagements précieux et savants des intérieurs, à l’image de l’ascenseur de l’immeuble de la Via Morrozzo della Rocca de Piero Portaluppi 39, conçu comme un carrosse, fût‑il tenu dans les guides d’une cage.
Nous avons dit que la maniera du XVIe siècle entendait éprouver par l’expérimentation d’agencements périlleux, la solidité de l’ordre classique. L’expérimentation c’est‑à‑dire le démontage et la manipulation, au risque de la perte de toute cohérence des ensembles à partir desquels se légitimaient l’idéal classique, est un travail critique.
Que des modernes, à Milan, au sortir de la seconde guerre, dans les traces d’un Pagano 40, figure morale de l’architecture italienne d’après le fascisme, puisent dans les magasins de l’histoire, des figures et dispositifs pour les glisser, précieusement dans les interstices du plan libre, au risque de le nier, ils opèrent là, eux aussi, un travail critique.
C’est en se fondant sur cet argument que nous 41 avons osé l’oxymore de rationalisme maniériste pour rapprocher deux discours de légitimation à l’exercice du métier d’architecte, antithétiques qu’en apparence ; toute tentative d’embrasser la totalité du monde dans une représentation qui lui suffirait emporte avec elle sa propre contestation.

Jérôme Guéneau – décembre 2017

Bibliographie

1‑ Manfredo Tafuri, « L’architecture dans le boudoir – Le langage de la critique et la critique du langage » p.20. Oppositions, n°3, 1974. Princeton Architectural Press, NYC, p.291‑317

2‑ Voir Gilles Sensini « Razionalismo manierista – Milan 1940‑1960 » ci‑après.

3‑ Francis Stauven « Introduction à L’architecture dans le boudoir – Le langage de la critique et la critique du langage » de Manfredo Tafuri, Oppositions, n°3, 1974. Princeton Architectural Press, NYC, p.291‑317.

4‑ Manfredo Tafuri « Théorie et histoire de l’architecture » SADG et Geneviève MESURET, Paris, 1976 p.63.

5‑ Louis Marin « Utopiques : jeux d’espaces » Coll. Critique, Éditions de Minuit, 1973, p.266.

6‑ « Les lignes amies apparaissent pour la première fois avec une clause secrète (…) du traité hispano‑français du Cateau Cambrésis (1599) » Carl Schmitt « Le nomos de la Terre » Coll. Quadrige, P.U.F 2001, p.93.

7‑ ibid, p.99.

8‑ Patricia Falguières « Le maniérisme. Une avant‑garde au XVIe siècle » Découvertes Gallimard, 2004, p.14. 9‑ Louis Marin, ibid p.264.

10‑ John Summerson, « Le langage classique de l’architecture » Thames & Hudson, 1991, p.40.

11‑ On caractérisera ici la figure comme certains agencements dont la récurrence dans l’histoire de l’architecture permet de les rassembler et les ordonner sous des caractéristiques communes et en décrire à partir de cette typification, les variations.

12‑ John Summerson, ibid, p. 63.

13‑ « Dès les années 1540, l’estampe diffuse les innovations de Rosso et du Primatice […] Elles sont reprises à Rome, à Venise, à Bologne […] On copie, on cite, on imite, l’émulation entre les ateliers est sans trêves. De même que les demandes des cours : il faut sans cesse « inventer » des décors de fêtes, des ornements de table, des costumes de scène […] ». Les outils de duplication mécaniques « alimentent un incessant travail de reproduction à n’importe quelle échelle et dans tous les types de matériaux » Patricia Falguières, ibid, p.17 et 18.

14‑ Patricia Falguières, ibid, p.23. 15‑ Max Weber « La domination » Coll. Politique & sociétés, La Découverte, 2013, p. 275.

16‑ Max Weber, ibid, p.276.

17‑ Patricia Falguières, ibid, p.27. 18‑ « Merveille, Stupeur, c’est le sourcil soulevé par l’étonnement que l’apprenti philosophe s’engage dans la voie de la connaissance. Ainsi Platon et Aristote ont‑ils dépeints dans le Théétète et la Métaphysique les commencements de la sagesse ». Patricia Falguières, ibid, p.28.

19‑ Max Weber, ibid, p.28.

20‑ Patricia Falguières, ibid, p.34

21 Patricia Falguières, ibid, p.99.

22‑ Manfredo Tafuri « Théorie et histoire de l’architecture » SADG et Geneviève MESURET, Paris, 1976 p.53.

23‑ ibid, p.89.

24‑ Giulio Carlo Argan « Projet et destin – Art, architecture, urbanisme » Les Éditions de la Passion, 1993, p.144.

25‑ Source Gerard Vindt « Italie, le « miracle » de l’après‑guerre » Alternatives Economiques, n°171, 1999.

26‑ Nanni Balestrini, Primo Moroni « La horde d’or – La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle – Italie 1968‑1977 » L’Éclat, 2017, p. 55.

27‑ Max Weber ibid, p.293. 28‑ Si on admet la position hégélienne d’une eschatologie chrétienne qui œuvre dans l’idée moderne de progrès. « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’état sont des concepts théologiques sécularisés » Carl Schmitt « Théologie politique » Gallimard 1988 ch.3.

29‑ Marco Dezzi Bardeschi « Le culte de l’histoire et de la personnalité dans l’architecture italienne » in AA n°113/114, Avril‑mai 1964.

30‑ Manfredo Tafuri « Les muses inquiétantes ou le destin d’une génération de ‘maîtres’ » in AA n°181, Sept‑oct.1975, p.14.

31‑ Manfredo Tafuri, ibid, p.28.

32‑ Manfredo Tafuri, ibid, p.14.

33‑ L’initiative de gestion InaCasa (Institut National de l’Assurance pour la Maison) est une expérience essentielle de l’effort pour la reconstruction de logements dans l’Italie de l’après‑guerre. La variété des architectes participant à l’expérience notamment par l’appel à projets via des concours, les questions de l’urgence et pénurie des matériaux, les spécificités locales et traditions des lieux d’intervention (l’action de l’InaCasa est généralisée à l’ensemble du territoire italien) constitueront pour des personnalités comme Savio Muratori ou Mario Ridolfi une expérience test pour la remise en cause des modes de productions industrialisés et les préceptes modernes qui les justifient.

34‑ Nous pensons notamment au quartier résidentiel entre les rues Novarra et Harrar à Milan, (Figini et Pollini arch.).

35‑ Citation de Saverio Muratori « La gestion Ina Casa » in AA n°41, juin 1952.

36- Manfredo Tafuri « L’architecture dans le boudoir – Le langage de la critique et la critique du langage » p.14.

37‑ Gio Ponti in DOMUS n°263, Janv.1951.

38‑ Voir Gilles Sensini « Razionalismo manierista – Milan 1940‑1960 » ci‑après.

39‑ Piero Porta Luppi (1888‑1967) architecte milanais associé au Novecento italien, mouvement artistique qui prône un retour aux vertus de l’esprit latin. Il occupera pendant la période du fascisme mussolinien de hautes fonctions officielles. Au sortir de la guerre, réhabilité, il sera président de l’ordre des architectes italiens de 1952 à 1963. Il réalisera avec Gio Ponti le projet d’un nouvel édifice pour le gouvernement de la justice (1956‑62). Professeur au Politecnico de Milan il aura influencé profondément les orientations professionnelles d’un Caccia Dominioni ou d’Asnago et Vender.

40‑ Giuseppe Pagano (1896‑1945), architecte, photographe est actif pendant les années du fascisme italien, il adhère aux thèses du mouvement rationaliste. Directeur de Casabella avec Edoardo Persico en 1933. Il entre dans la résistance au fascisme en 1943 et meurt en déportation à Mauthausen en 1945. Il aura entrepris un inventaire photographique des formes vernaculaires de la campagne lombarde qu’il expose à la triennale de Milan en 1936.

41‑ Le « nous », ce sont les étudiants et enseignants de ce semestre 2017 de master à l’ENSA•M.