La ville en jeux : valoriser les jeux pédagogiques urbains

La majorité des Français vit en ville. Afin de permettre à tout citoyen (enfant et adulte) de comprendre et de participer à la transformation de son cadre urbain, l’accès à une culture urbaine commune est devenu une priorité. Depuis les années 1970, l’enjeu de la diffusion de la culture architecturale et urbaine mobilise les efforts du ministère de la Culture[2], par l’organisation d’événements et manifestations (dont les Journées européennes du patrimoine et les Journées nationales de l’architecture), la diffusion de politiques culturelles, le soutien aux initiatives locales et nationales. Conjointement au ministère de la Culture, le ministère de l’Éducation nationale s’engage depuis les années 1980 dans l’intégration de l’éducation à la ville au sein des programmes scolaires[3]. Aujourd’hui, les politiques publiques incitent à faire participer les habitants aux processus de transformation de la ville, ce qui demande comme préalable d’avoir les clés de compréhension des mécanismes urbains pour pouvoir alors donner son avis.

Ayant comme mission de démocratiser une culture architecturale et urbaine commune, un certain nombre de professionnels (architectes, urbanistes, et autres) se dédie à la mise en place d’actions éducatives, conférences, ateliers, ainsi qu’à la production d’outils pour transmettre et démocratiser la culture urbaine. Ces « médiateurs »[4] expérimentent des dispositifs pédagogiques pour transmettre la culture de la ville et faciliter l’appréhension des mécanismes de sa fabrication. Dans ce cadre, le développement de jeux pédagogiques sur l’architecture et l’urbanisme encourage la mise en place de nouvelles formes de transmission, ludiques, conviviales, collaboratives.

Formidable outil pour manipuler le réel et le rendre plus compréhensible, le jeu réduit les distances entre les acteurs et les savoirs. Il permet de se projeter dans un rôle ou dans une mission, il oblige à faire des choix et à interagir avec l’autre. Finalement, le jeu permet au citoyen, enfant ou adulte, d’apprendre, d’explorer, d’inventer, de découvrir la ville et ses multiples facettes. Les techniciens de la ville, professionnels provenant d’horizons différents, en profitent aussi pour confronter leurs approches et mieux travailler ensemble. Malgré leur succès, ces outils restent en majorité à l’état de prototype, peu connus et diffusés.

Au vu de ce constat, la Compagnie des rêves urbains porte, depuis 2018, La ville en jeux[5], avec le soutien du ministère de la Culture et de la Caisse de Dépôts-Mécénat. Ce projet national naît de l’envie de faire découvrir, recenser et valoriser la diversité des jeux pédagogiques sur la ville qui existent en France. Il se fonde sur quatre axes :

Cet article vise à présenter les principaux résultats de La ville en jeux (analyse du catalogue en ligne, bilan des Rencontres professionnelles 2018) et les perspectives de développement des jeux pédagogiques dans le champ de la médiation de l’architecture et de l’urbanisme.

Le catalogue en ligne

Le catalogue en ligne[6] de La ville en jeux est une base de données destinée aux professionnels (de la médiation, de la pédagogie, de l’aménagement). Résultat d’un appel à contribution lancé en février 2018, il recense 64 jeux pédagogiques[7]. Les jeux y sont rangés selon des variables à cocher (thèmes, publics, modalités de jeu, durées, format, diffusions).

Les jeux pédagogiques répertoriés peuvent cibler un territoire précis ou aborder des sujets plus généraux (patrimoine, aménagement, mobilités, écologie, …). Ils traitent en majorité d’urbanisme (44 jeux contre 20 jeux d’architecture) : l’accès à la compréhension de la ville, objet complexe et multiple dans ses dimensions sociales, politiques, urbaines, est difficile, ce qui explique le nombre plus important d’outils conçus pour en expliquer le fonctionnement.
Graphique

Graphique 1. Thèmes des jeux pédagogiques

Les jeux sur l’urbanisme portent en majorité sur les questions d’aménagement (densité, étalement urbain, durabilité, transactions immobilières, opérations de transformation). Un nombre moins important touche le patrimoine urbain, la mobilité et les questions de concertation ; les dynamiques sociales et les jeux d’acteurs restent peu explorés. Au vu des contenus, des connaissances mobilisées, de la longue durée (1h-3h de jeu) et des mécaniques complexes de jeu en œuvre (rôles, stratégies, débats), ils sont majoritairement conçus pour un public d’adultes, voir de professionnels dans le cadre de formations, et nécessitent l’accompagnement d’un médiateur. La complexité de mise en place, ainsi que le format souvent contraignant (dispositif numérique, maquette grande format) en limitent fortement la diffusion.

Quant aux jeux d’architecture, ils sont majoritairement conçus pour transmettre la culture architecturale (œuvres majeures, patrimoniales ou contemporaines) et technique (matériaux, éléments constructifs, métiers de la construction). Ces jeux sont particulièrement accessibles : ils se déclinent sur des formats traditionnels (cartes, maquettes, plateaux) et peuvent être joués en autonomie. Moins complexes au niveau de la mise en place, des mécaniques employées, des thèmes traités, de la durée de jeu (moins d’une heure), ils sont en majorité destinés à un public jeune (enfants et adolescents) et scolaire. Leur diffusion est large : selon les supports, ils sont disponibles en téléchargement gratuit, en prêt, en location ou à la vente.

L’analyse du catalogue en ligne de La ville en jeux permet de dresser un premier panorama sur la conception, l’emploi et la diffusion de ces outils. Les jeux pédagogiques sont conçus majoritairement par les médiateurs de l’architecture et de l’urbanisme (CAUE, Maisons de l’architecture, musées et centres d’architecture, associations et collectifs, indépendants), qui les utilisent dans le cadre d’actions de sensibilisation culturelle ou de concertation. C’est pourquoi la presque totalité de leurs jeux fait partie d’une séquence pédagogique où la présence du médiateur est indispensable, ce qui pose problème vis-à-vis de la diffusion des supports et de leur réutilisation. D’autres profils professionnels contribuent à la production de jeux. Les chercheurs en urbanisme d’abord, qui conçoivent ces supports dans le cadre de programmes de recherche ou de cours universitaires, afin de simuler des situations urbaines, de proposer des scénarios prospectifs et de récolter les données produites par les joueurs (idées, préconisations, avis). Ensuite, un nombre restreint de professionnels de la ville (architectes, urbanistes, paysagistes) se dédie à la conception de jeux territorialisés, qui permettent donc d’explorer des cas réels et locaux. Enfin, un certain nombre de jeux, attractifs et disponibles à la vente, sont conçus par des professionnels hors secteur (journalistes, game designers) : le niveau de connaissances transmises par ces supports est pourtant moins qualitatif.

Graphique 2. Concepteurs des jeux pédagogiques d’architecture (en rouge) et d’urbanisme (en vert).

Ces résultats montrent que les jeux qui sont produits en France pour transmettre la culture de la ville concernent majoritairement le champ urbain : la plupart de ces jeux n’est pas diffusée et donc difficilement visible et quantifiable par un public lambda. Si, au contraire, la majorité des jeux d’architecture du catalogue est disponible gratuitement ou à la vente, leur diffusion est aussi globalement limitée et ils ne sont pas présents au sein des circuits classiques (librairies, magasins de jeux).

Le catalogue en ligne est mis à jour régulièrement : les résultats sont censés s’affiner, voir se modifier dans le temps avec l’ajout de nouveaux jeux. Les initiatives portées par La ville en jeux durant l’année 2019-20 (formations professionnels, activités de divulgation) ont permis d’améliorer la connaissance de cette base de données, qui permet aujourd’hui de télécharger gratuitement un certain nombre de jeux (support, règles et conseils d’animation) et d’en stimuler la diffusion et l’utilisation dans des contextes disparates.

Les Rencontres professionnelles 2018

Organisées à Marseille le 9 novembre 2018, les Rencontres professionnelles La ville en jeux ont réuni 150 professionnels d’horizons divers (médiateurs de la ville, enseignants, chercheurs, professionnels de la ville, designers). La journée a alterné des temps de travail au format diffèrent :

Occasion de rencontres et de réflexion, la journée a mis en évidence l’intérêt des professionnels d’utiliser des jeux pédagogiques pour transmettre la culture de la ville. D’où la nécessité d’améliorer la connaissance de ces outils auprès de professionnels, par la mise en place d’évènements ciblés et ponctuels (journées de formation, stages, ateliers, webinaires) sur l’emploi et la conception de jeux. Le milieu scolaire étant particulièrement demandeur, l’organisation d’espaces de présentation et de travail au sein des formations académiques (dont le Pôles de Ressources pour l’Éducation Artistique et Culturelle) semble primordiale.

Nous remarquons également la forte potentialité du « sujet jeu » à fédérer les acteurs de la médiation de l’architecture et de la ville. Il permet de croiser les pratiques, de monter en compétences, de mettre en place des projets communs et donc de valoriser l’action des médiateurs. Peu connus et reconnus dans le milieu de l’architecture et de l’urbanisme, les acteurs de la médiation pourraient se saisir du sujet pour améliorer leur cohésion et répondre collectivement aux enjeux liés à la diffusion de la culture de la ville.

La deuxième édition des Rencontres professionnelles, qui aurait dû se tenir en avril 2020 à Paris, en collaboration avec la Cité de l’architecture et du patrimoine, a été annulée à cause de la situation sanitaire liée au Covid-19. L’enthousiasme des intervenants, des partenaires impliqués et des inscrits témoigne le fort niveau d’attente de connaissances et d’accompagnement sur ce sujet fédérateur.

Conclusion et perspectives

Depuis son lancement en janvier 2018, La ville en jeux a connu un développement rapide et qualitatif. Suite à la mise en ligne du catalogue, à l’itinérance de l’exposition-atelier et à l’organisation des premiers évènements publics, l’action 2019 a ciblé la promotion des jeux auprès des professionnels, l’amélioration de la qualité des jeux et de leur diffusion. En 2020, les actions de promotion et de diffusion des jeux ont été renforcées et prolongées, cela par le développement de nouveaux supports de divulgation, l’organisation de nombreuses formations professionnelles et le lancement d’enquêtes sur l’utilisation des jeux et leur retombée pédagogique.

Les enjeux écologiques, sociaux et politiques actuels et leur répercussion sur la fabrication de la ville et de l’architecture, semblent favoriser le développement et l’emploi croissant d’outils dynamiques, conviviaux et participatifs : c’est pourquoi les jeux pédagogiques trouvent toute leur place dans l’évolution des pratiques de médiation. La ville en jeux constitue dans ce sens un support innovant et original pour partager les pratiques pédagogiques, fonder des horizons communs et renforcer l’action (et la reconnaissance) des professionnels de la médiation de l’architecture et de l’urbanisme en France.

Références

[1] Architecte DE, docteur en sociologie de l’Université de Bordeaux, médiatrice à la Compagnie des rêves urbains (Marseille).

[2] Ghelli, R. (2017). Éduquer les enfants à l’architecture : médiations à l’École [en ligne]. Thèse de doctorat : Sociologie. Bordeaux : Université de Bordeaux, p.38.

[3] Ghelli, R. (2017). Éduquer les enfants à l’architecture : médiations à l’École [en ligne]. Thèse de doctorat : Sociologie. Bordeaux : Université de Bordeaux, p.52.

[4] Ghelli, R. (2017). Éduquer les enfants à l’architecture : médiations à l’École [en ligne]. Thèse de doctorat : Sociologie. Bordeaux : Université de Bordeaux, p.90.

[5] http://www.ville-jeux.com

[6] http://www.ville-jeux.com/-Catalogue-.html

[7] Données de juillet 2019.