Une plongée en paysage avec le Bureau des Guides

Dans le cadre du workshop organisé sur le pourtour de l’Étang de Berre, deux journées d’arpentage à pied ont été organisées par l’ENSP, l’ENSA-M et l’IUAR en collaboration avec le Bureau des Guides avec Alexandre Field et son équipe en éclaireurs[1]. Le principe était de conduire le groupe à découvrir la pluralité des espaces qui composent les rives de l’étang et ainsi d’en faire l’expérience, à pieds. Ce corps à corps a été fondateur pour les participants car nombre d’entre eux ne connaissaient pas ce lieu. La baguenaude active qui a été proposée, additionnée de rencontres choisies, a permis une plongée efficace dans un site complexe, difficile à parcourir seul dans un temps court de deux jours.

Fortes de cette plongée en paysages, les équipes de participants ont pu, grâce à une perception accrue, lors de ces deux journées inaugurales, aller voir de près ce qui constituait le paysage emblématique de l’étang. Le Bureau des Guides a agi comme un activateur de rencontres et un facilitateur de compréhension paysagère. Les guides prennent une place indispensable dans ce type de démarches, dans lesquelles l’approche pédestre est un prérequis à toute projection et appréhension d’un espace impossible à se figurer de loin ou de façon approximative. Le corps qui trace sa route dans l’espace permet d’ouvrir une voie dans les « territoires actuels » (Stalker, 2000) et d’observer les envers de la ville construite. Dans cette acception, l’Étang de Berre peut apparaître comme un territoire en négatif dans la métropole Aix-Marseille-Provence.

À première vue, l’étendue est si vaste qu’elle semble être une mer sur sa partie droite bordée par d’importantes infrastructures industrielles dont les cheminées et silos de stockage s’accumulent les uns aux autres, donnant aux lieux une échelle paradoxale. Le contact au terrain, expérimenté dans ces deux journées permettait d’avoir des perceptions concrètes pour appréhender la possibilité d’entrevoir une proposition d’aménagement en conséquence de la part des participants. Faire émerger les enjeux d’un projet sur un territoire si complexe dépend directement de l’approche de terrain qui est cruciale dans la démarche.

Il va s’agir dans cet article, de restituer le parcours effectué dans le territoire de l’étang. De quelle manière, après un voyage en bus depuis Marseille, nous avons été conduits à nous perdre dans le paysage, et à faire un ensemble de rencontres qui se sont avérées structurantes pour l’avenir du projet : rencontres du trait de côte avec les eaux saumâtres qui le constituent et les vigies qui le surveillent, ainsi que rencontre d’une géographie à plus large échelle, entre marais et reliefs de la cuesta. [Figure 0]

Figure 0 – Schéma des itinéraires des deux journées de terrain, 29, 30 juin 2021, ©E.Denarnaud.

Un premier contact de sel et d’eau ; des marais du Pâtis à Berre-l’étang

L’arrivée à Marseille ou son départ via l’autoroute passe toujours devant la vastitude de l’étang. Il reste un horizon, une entité si grande qu’on ne peut l’ignorer mais trop lointaine pour être comprise d’un seul regard. Par son histoire complexe et son développement industriel au cours des XIXème et XXème siècles (Daumalin, 2003), l’étang accueille aujourd’hui un nombre important de sites industriels à proximité de la ville de Marseille, qui côtoyaient auparavant des espaces lacustres de loisir, de pêche, de baignade et des plaines maraîchères.

La plongée sur le terrain conditionne notre perception et nous rends attentifs, si bien que l’on apprend à marcher « à la berroise ». On se fait au site, et réciproquement. Comme l’explique la géographe Rachel Thomas, « marcher engage le corps, mais aussi et plus encore la pensée, les rythmes du piéton et sa perception » (Thomas, 2007). Ainsi au contact des lieux, on apprend, on observe et des intuitions émergent. Marcher met le promeneur dans un état de réception accrue d’informations.

Une fois quittée l’autoroute, le car qui transportait le groupe depuis Marseille a bifurqué vers l’étang. Au bout d’un chemin plat et droit, nous arrivâmes sur un parking face à l’étendue d’eau [Figure 1]. Ce fût le point de départ de journées riches en rencontres de touts types : entre entités paysagères, actants divers et réseau de lanceurs d’alertes puissamment ancrés au terrain.

Figure 1 - Étang de Berre, 2022, ©E.Denarnaud.

 

Des herbiers sous-marins comme paysage pour l’hippocampe[2]

 

Après une distribution de parapluies de couleurs en guise d’ombrelles, nous avons attaqué sous un soleil vif la première promenade. A cet endroit précis, Pascale Bazile a pris la parole pour présenter les actions menées par l’association l’Étang Nouveau pour la réhabilitation de l’étang de Berre et de la Durance, dont il est membre fondateur. Un bref point historique rappela qu’en 2004 la commission européenne avait condamné EDF pour la pollution de l’étang causée par le rejet trop important d’eau douce et d’alluvions du canal de la Durance au niveau de la centrale électrique de Saint Chamas. Étant donnée que les eaux douces avaient traversées des terres agricoles situées en amont de l’étang, elles s’étaient chargées de produits phytosanitaires et de matières azotées utilisées dans les cultures, avant de l’atteindre. Par conséquent, il subissait un phénomène d’eutrophisation rapide condamnant de ce fait les espèces spontanées à disparaître au profit d’ulves (Ulva latuca), les fameuses algues vertes qui prolifèrent dans ce contexte. [Figure 2].

Figure 2 - Ulves latuca, 2021,©E.Denarnaud.

L’association a donc planté des herbiers de zostères, une herbe sous-marine qui se comporte en s’étalant en touffes et qui constitue un habitat et une source de nourriture pour les espèces de ce milieu : ce que l’on appelle un herbier en écologie. Ces plantations servirent pour aider à éviter ces crises distrophiques. Pascal Bazile évoqua l’instabilité de l’étang face aux fortes chaleurs et les malaigues littéralement mauvaises eaux en dialecte local qui s’ensuivaient, qui accéléraient l’eutrophisation par l’apport d’eau douce chargée en matière organique. Ce phénomène qui existait à l’état naturel, était amplifié par les rejets de la centrale hydroélectrique. Étant donnée que la lagune ne dépasse pas neuf mètres de profondeur, son réchauffement rapide accélérait de ce fait le phénomène.

Nous marchâmes ensuite sur une longue plage de coquilles de bivalves, blanchies par l’eau et le soleil. Pascal Bazile cueillit dans une vaguelette des ulves pour les montrer aux promeneurs. Des herbiers de zostères ont été plantés là sous différentes formes par des membres de l’association pour aider à inverser le processus d’eutrophisation sous forme de semis de graines ou bien de boutures. Grâce à la veille menée par L’Étang Nouveau les hippocampes sont revenus y vivre. L’étang était un lieu de prédilection de toujours pour cette espèce fragile qui lui est fidèle.

 

De la ligne d’horizon industrielle à un rivage de sel et de pétrole, le visage multiple de l’étang[3]

 

Un ensemble de bornes blanches maillait le parcours dans le marais du Pâtis, qui débouchait sur les salins de Berre. Le paysage était plat et lagunaire. Ces bornes correspondaient à la présence de canalisations d’hydrocarbures comme nous l’indiqua Philippe Clamaret, et à des emplacements de nappes artificielles de stockage de pétrole en cavités salines. [Figure 3]

Figure 3 - Bornes blanches, 2021,©E.Denarnaud.

Il connaissait bien les infrastructures du pourtour de l’étang car, avec son association, l’Institut éco-citoyen pour la connaissance des pollutions, il menait un important travail de veille locale sur les divers rejets industriels dans l’eau et dans l’air. Le principe était de compiler et d’amasser des observations faites par les praticiens des lieux, qui sont là en permanence, à savoir les habitants. La veille assurée par la communauté permettait de mettre en lumière des états du paysage, révélateurs de graves pollutions, en relevant des manifestations sensibles anormales de façon régulière : panaches de fumées rouges à heures fixes, surface de l’eau passant du rouge au noir en fonction du sens du vent à proximité du site d’Arcelor-Mittal, effet cocktail des mélanges de polluants aux hydrocarbures dans le golfe de Fos-sur-Mer, …

L’association faisait appel à des bio-indicateurs comme les lichens et les algues. Cet investissement au quotidien était crucial pour arriver à donner une mesure à ces phénomènes et les rendre perceptibles. Le propos de l’association était de réhabiliter les lieux par la pratique d’une attitude citoyenne et environnementale qui passait par la connaissance scientifique. Mais comment transformer un observatoire scientifique en décision politique ? Le rapport à la biodiversité, témoignait selon lui d’un réinvestissement physique et politique du territoire responsabilisant tout un chacun. Ce faisant, l’étang resterait un lieu d’accueil de la biodiversité, un couloir migratoire, une lisière entre la terre et la mer, comme de nombreuses autres zones humides sacrifiées au profit de l’industrie.

 

Les eaux du delta de l’Arc, une imbrication complexe d’acteurs pour un territoire agricole en sursis[4]

 

En quittant les marais salants, le chemin filait droit vers des parcelles nues, cultivées et écrasées par le soleil en cette saison estivale [Figure 4].

Figure 4 - Lisière agricole, Plaine de l’Arc, 2021,©E.Denarnaud.

Le domaine du viticulteur que nous devions rencontrer était maillé par d’anciens canaux à sec bordés de cannes de Provence et de martelières témoignant d’un système d’irrigation traditionnel encore fonctionnel bien que moins entretenu du fait de la déprise agricole. Ce fut à l’ombre d’un chêne blanc, à la croisée de deux chemins, que Françoise Colard présenta les axes principaux de travail qu’elle développait au sein du SAGE, le Schéma d’aménagement et de gestion des eaux du bassin de l’Arc.

Cette rivière prenait sa source vers la montagne Sainte Victoire et coulait par Aix-en-Provence avant d’arriver dans son delta sur le site où nous étions. L’eau, au fil de sa course, se chargeait en produits phytosanitaires utilisés dans l’agriculture conventionnelle. Les différents acteurs du SAGE[5] : les services de l’état, les maires des différentes communes riveraines, le Canal de Provence, les industries et les associations (dont UFC Que Choisir ? ou France Nature Environnement) ont élaboré le PAGD Programme d’aménagement et de gestion de l’eau. La vraie lutte à mener se situait selon elle, dans le fait de ne pas « tuber » ou drainer l’eau mais de la laisser s’écouler, évitant ainsi l’imperméabilisation des sols, très nocive pour l’accès à la ressource en eau et qui permettait également d’éviter les engorgements et les inondations. La gestion des eaux de ruissellement constituait un enjeu crucial pour protéger la ressource de la région. Françoise Colard militait pour laisser l’eau s’infiltrer là où elle tombe, même dans les cours d’écoles[6].

Un autre de ces enjeux était celui de laisser le cours de l’Arc et de ses affluents libres et de permettre à la ripisylve de se déployer. Le point de départ pour protéger cette formation écologique serait de pouvoir la faire apparaître dans les documents d’urbanisme. Or elles ne sont jamais classifiées en tant que telles alors qu’elles assurent un rôle majeur pour la circulation et la reproduction des poissons et des anguilles notamment.

Le territoire anciennement très agricole était dans une situation de déprise suite à de nombreuses délocalisations de la production. La « crise de la tomate » a été évoquée comme ayant donné un coup d’arrêt à une production emblématique de la région, laissant au paysage des serres vides, au profit de fruits venant d’Andalousie. Dans les années 2019 et 2020, impactées par la zoonose du Corona virus, un regain de ventes locales à la ferme avait eu lieu questionnant de fait les pratiques agricoles souhaitables et la réinstallation de productions locales à l’échelle de la métropole Aix-Marseille-Provence.

Le groupe s’égrena alors au bord d’un champ, le long d’une haie brise vent de cyprès d’Italie, puis s’enfonça dans un bois de plus en plus épais constituant la ripisylve de la rivière de l’Arc. Le paysage ombragé était calme et frais. L’eau coulait sous le pont de pierre qui menait de Berre-l’Étang à Saint Estève, au milieu de grands peupliers blancs. Nous ressortîmes du bois pour rejoindre le rond-point de la Croix-Rouge. En ligne de fond, surgissaient la silhouette de la raffinerie au dessus des parcelles cultivées. Le bus nous attendait au devant des anciens postes électriques désaffectés. Nous y avons accédé par un trou dans le grillage via lequel les membres du groupe se faufilèrent.

 

Entre le marais de la tête noire et les reliefs de la cuesta

 Après une journée dans le delta de l’Arc et sur les grèves de coquilles de moules blanchies par le soleil, le groupe se rassembla à nouveau pour démarrer une autre journée qui allait nous permettre de joindre le site de l’ancien port de Rognac au niveau de la cuesta, pour finir sur la plage réhabilitée des Marettes à Vitrolles [Figure 5].

Très différent du premier ce deuxième jour a permis de réunir physiquement des espaces paraissant situés à des kilomètres les uns des autres, à cause d’une lisibilité peu propice, due notamment à l’autoroute A7 qui scindait le territoire en deux et à la ville de Vitrolles qui tournait le dos à l’étang.

Des espaces vastes aux voisinages complexes[7]

Sylvain Tesserault, ancien employé de l’usine de pétrochimie Lyondell Basel, nous attendait sur ce qui fût le site de l’ancien port de Rognac qui commerçait déjà à l’époque romaine du vin et de l’huile d’olive. En avançant sur l’ancien quai du port de pêche, il nous fit remarquer les limites de marais salants engloutis, qui marquaient des traces plus sombres sous l’eau. Il vanta la qualité de l’eau la plus prisée de l’étang : les daurades, loups, moules et huîtres avaient fait la renommée de Rognac. Ce littoral était dédié à des cabanons de villégiature de citadins Marseillais aux XIXème et XXème siècle. Ces espaces se sont transformés peu à peu au contact de l’industrie. L’espace s’est morcelé et privatisé depuis, rendant difficiles les accès aux sentiers littoraux et créant de facto d’importants conflits de voisinage.

L’association Nosta Mar, de laquelle il était membre, pour la préservation du patrimoine historique et naturel de la commune, agissait pour fédérer les différents acteurs locaux autour de la question des parcours de promenade en pleine nature. Un parcours gagné sur l’eau, au milieu d’une roselière de cannes de Provence permettait au groupe de se perdre dans les marais de la Tête Noire [Figure 6].

Figure 6 Arundo donax, Rognac, 2021, ©E.Denarnaud.

Les cheminements gagnés sur l’eau sillonnaient aussi des portions de pleine terre dont l’usage servait aussi à des chasseurs et des pêcheurs. Le chemin passait parmi des ronces. Il frôlait le grillage d’un terrain de moto improvisé entre le site géré par le Conservatoire du littoral et l’usine de pétrochimie, le long de la départementale dont la circulation se faisait entendre parmi les tamaris et les inules en fleurs [Figure 7].

Figure 7 - Voisinage, Rognac, 2021, ©E.Denarnaud.

Un peu plus loin dans le marais, des affûts de chasse nocturne permanents étaient installés sur le littoral, là où, au sol, affleuraient des tâches noires d’hydrocarbures dans la vase. Ce paysage complexe et aux acteurs variés ne manquait pas de soulever d’importants conflits de voisinage. Les chasseurs luttaient contre les amateurs de balade en pleine nature car ils perturbaient leur butin potentiel : les animaux sauvages (aigrettes, échasses blanches, poules d’eau et ibis sacrés). Sylvain Tesserault a fait état du parcours botanique installé par Nosta Mar et le Conservatoire du littoral, sous forme de panneaux informatifs, dont huit ont été cassés et ou volés par cette communauté de riverains chasseurs. Il pointait du doigts les ornières générées par le passage de véhicules quatre-quatre au milieu du cordon de végétation littorale protégée [Figure 8].

Figure 8 - Hydrocarbures, Rognac, 2021, ©E.Denarnaud.

Les interstices à braconner et le blanc des cartes[8]

Nous avons traversé la ville de Rognac jusqu’à passer sous les voies ferrées. Un véhicule de police municipale rôdait autour du groupe et me fit signe. Ils n’avaient pas l’habitude de voir un groupe de visiteurs visiblement. Nous sommes montés pour nous installer dans une parcelle boisée au dessus des voies ferrées pour déjeuner. Sur des nattes étalées au sol et la pastèque partagée pour le dessert, les participants écoutèrent l’anthropologue Michel Peraldi qui mentionnait l’étang et ses pourtours comme un lieu de recherche d’interstices, parcouru par des braconniers de l’espace. Selon lui, l’industrie ne grammaticalisait pas l’espace, contrairement au tourisme qui planifiait tout. Elle permettait donc de trouver des accès dans des lieux par définition inaccessibles. Il souligna le contraste entre l’occupation braconnière, industrielle et touristique du lieu et les enjeux que cela soulevait dans le cadre de l’étang de Berre, dans un moment de redéfinition de l’activité industrielle dans le secteur. Quel pouvait-être le devenir des sites industriels devenues obsolètes ?

En remontant vers la cuesta nous avons longé l’A7 par la gauche en direction de Marseille. Le parcours en friche était rythmé par la voie en goudron à moitié éclatée par les inules visqueuses, sur laquelle nous marchions et le bruit des voitures et des semi-remorques qui filaient au même niveau que nous. Nous sommes ensuite montés par un petit chemin près d’un parking qui menait plus haut vers la cuesta, et sommes passés par un portail fermé [Figure 9]. Au milieu de la pinède calcinée par l’incendie de 2017, le groupe s’est assis pour échanger avec Aline Wiame philosophe, à propos du blanc des cartes qui correspond souvent à une terra incognita, à des espaces vagues[9]. Elle parla de ces lieux de friction ou de liberté comme étant des espaces de formulation de la pensée contemporaine.

Figure 9 Autoroute 7, Vitrolles, 2021, ©E.Denarnaud.

Découverte impromptue sur la plage des Marettes à Vitrolles : rencontre avec le « fada sage »

Après avoir longuement parcouru le bord de l’autoroute, le groupe descendit par la commune de Vitrolles au droit de l’antenne et du stand de tir et nous repassâmes sous l’autoroute, en direction du bord de l’étang. Celui-ci semblait alors imperceptible. Un grand rond-point séparait la troupe en petits sous-groupes. Les véhicules ne s’arrêtaient pas pour nous laisser passer. Ce n’était pas un lieu pour les promeneurs. Dans une épaisseur très fine de quelques mètres, une palissade passée, un quartier plus résidentiel semblait se détourner de l’étang. Sans transition, un chemin menait au club de voile des Marettes. Sans l’avoir vu venir, nous sommes arrivés sur une plage de bord d’étang bordée de tamaris à l’ombre desquels séchaient des coques de bateaux retournées.

C’était dans ce camping et centre de voile récemment aménagé et ré-ouvert que la journée se termina face au soleil couchant. Nous avons rencontré le nageur de l’étang Gérald Fuxa. Il se baptisait le « fada sage ». Son combat pour la dépollution et la réhabilitation de l’étang s’opérait par des actions sportives intenses pour attirer la presse sur ses exploits. Il rejoignit Vitrolles à Marseille en passant par la côte bleue pour communiquer sur les fragilités des eaux et sur la responsabilité collective d’en faire un lieu plus préservé. Il assimilait ses exploits à une forme de folie dictée par la sagesse de porter enfin un regard résilient et objectif sur le désastre écologique causé par l’industrie sur l’étang et sur la capacité de chaque industriel riverain de retourner cet état de fait pour redonner à cette mer intérieure sa dignité perdue.

 

En empruntant le moyen d’une immersion sur le terrain, ces deux journées, permirent à chaque membre du groupe d’éprouver le paysage dans lequel se situait le workshop. Cette plongée fut une nécessité pour pouvoir se positionner dans un projet d’aménagement à l’horizon 2050 autour des questions que soulevaient le site. Sans cette approche les données de départ auraient pâti d’un manque d’expérience concrète. Il est fait état ici du paysage comme enveloppe et essence d’une liaison entre un corps et un milieu ambiant, mais aussi comme d’un objet d’usage ayant un but bien déterminé. Il prend à la fois en compte l’existant objectivable autour de soi : l’organisation sociale de l’endroit étudié, son histoire, son passé, ses dynamiques contemporaines, son architecture, son écosystème, sa structure. Mais il fait également état, dans le même degré d’analyse et de prise en compte, des ressentis sensibles éprouvé dans le même paysage : chaleur des journées d’été, sècheresse des chemins, ambiance sonore des bordures de l’A7, incapacités de franchissements… Toutes ces choses apparemment sans relations entre elles, assemblées, composent un extrait de ce qu’est un paysage et permettent d’en cerner le contour, étape qui constitue de point de départ de la démarche projectuelle.

 

Bibliographie :

Stalker Groupe, 2000, À travers les territoires actuels, [Attraverso i territtori attuali, 1995], Jean Michel Place, Paris.

Daumalin Xavier, 2003, Du sel au pétrole – L’industrie chimique de Marseille-Berre au XIXème siècle, Tacussel, Marseille, 160 p.

Thomas Rachel, 2007, « La marche en ville une histoire de sens », L’Espace géographique, Tome 36, Belin, Paris, p. 15-26, p. 6.

Vasset Philippe, 2007, Un livre blanc, Fayard, Paris, 144 p.

[1] Marches exploratoires réalisées les 29 et 30 juin 2021.

[2] Pascal Bazile, association l’Étang Nouveau, [DOI : https://www.letangnouveau.org/], (consulté le 24 octobre 2022).

[3]  Rencontre avec Philippe Clamaret, directeur de l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions, [DOI : http://institut-ecocitoyen.fr/pres.php], (Consulté le 24 octobre 2022).

[4] Rencontre avec Françoise Colard membre du SAGE de l’Arc, devenu maintenant le Menelik, [DOI : https://www.menelik-epage.fr/nous/savoir-gerer/sage-schema-damenagement-et-de-gestion-des-eaux-de-larc/], (Consulté le 24 octobre 2022).

[5] Le SAGE est un outil de planification locale, institué par la loi sur l’eau de 1992. Il vise la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau. Voir : https://www.gesteau.fr/presentation/sage, (Consulté le 24 octobre 2022).

[6] Voir « Objectif zéro artificialisation nette : quels leviers pour protéger les sols », [DOI : https://www.strategie.gouv.fr/publications/objectif-zero-artificialisation-nette-leviers-proteger-sols], (Consulté le 24 octobre 2022).

[7] Rencontre avec Sylvain Tesserault, membre de Nosta Mar, [DOI : http://nostamar.fr/], (Consulté le 24 octobre 2022).

[8]  Rencontre avec Michel Peraldi sociologue et Aline Wiame philosophe.

[9] Vasset Philippe, Un livre blanc, Fayard, Paris, 2007, 144 pages.

Résilience des milieux anthropiques, ou comment réconcilier nature et industrie ?

Dans le cadre du workshop « Ressourcer l’étang de Berre » organisé conjointement par l’ENSA-M, l’ENSP-Marseille et l’IUAR en juillet 2021, un groupe de participants a souhaité travailler sur la résilience des paysages marqués par l’empreinte industrielle historique et encore palpable du site. Après deux jours d’immersion sur le terrain avec comme moyen de découverte des lieux la marche comme outil exploratoire (Denarnaud, 2021), ils ont dressé le constat suivant. Marqué par l’aspect hétérogène des différents aménagements, le groupe de concepteurs, constitué d’Alice Caron, cartographe[1], Antoine Fouquet[2], Emma Morillon paysagiste conceptrice[3], Émile Murat et Ghita Serrhini, respectivement étudiants paysagiste à l’ENSP et étudiante ingénieure[4] a dès le démarrage du studio, émis l’idée de travailler sur le concept du paysage résilient. Cette notion leur a permis de trouver une posture capable de soutenir la création d’une nouvelle armature pour relier des espaces morcelés qui composent les sites visités de l’étang de Berre. Ils entendaient par résilience, le fait de faire une proposition qui aille dans le sens d’une réversibilité des chocs qu’a subi ce grand territoire depuis sa rapide conversion à l’industrie à la fin du XIXème siècle et courant XXème, laissant à l’époque contemporaine de vastes espaces industriels dégradés, dont l’obsolescence devient une véritable matière à projets pour le XXIème siècle. [Figure 1]

 

Figure 1 - Résilience, photographie réalisée lors des visites de terrain, Rognac, 2021, © A. Caron, A. Fouquet, E. Morillon, E. Murat, G. Serrhini.

 

Constat d’un territoire pulvérisé

Les observations du groupe étaient axées dans le sens d’un territoire qu’ils décrivaient comme pulvérisé.

Dans leur état des lieux ville, industrie et agriculture se côtoyaient dans le bassin de l’Arc. La plaine de Berre possédait une proximité rompue avec l’étang, du fait de l’abondance de zones impénétrables dédiées à l’industrie. Elle n’avoisinait pas l’étang de façon fluide à cause d’un ensemble d’infrastructures qui venaient empêcher ce rapport géographique pourtant évident.

Ces observations faites, le groupe s’est attaché à la géographie des lieux et au paysage (Besse 2021) pour tenter une mise en relation plus nette entre ces territoires proches spatialement mais maintenus dans une forme d’éloignement. La fragmentation de ce paysage découlait, selon eux, de situations de mitoyennetés de différents ordres qui créaient un espace hétérogène, véritable enjeu du projet. [Figure 2]

 

Figure 2 - Enjeux du territoire. Plan des mitoyennetés réalisé par le groupe de travail. Il situe les zones urbanisées (liseré et hachures grises), les espaces agricoles (hachures jaunes) et les emprises industrielles (liseré rouge) sur les communes de Rognac (à droite) et de Berre-l’étang (à gauche).

 

Des outils innovant en action : de la piste sonore à l’herbier d’acteurs

Dans le but de parvenir à un projet d’aménagement qui puisse donner à l’étang de Berre et à son grand paysage un aspect plus fluide et unifié, les participants ont proposé de travailler avec des outils originaux.

Puisqu’il n’existe jamais de « retour à l’état initial » possible, ils ont souhaité intervenir par un ensemble de transitions douces, permettant un principe d’hybridations des différents espaces disjoints déjà mentionnés. Pour parvenir à établir les grandes lignes d’aménagement, d’un projet réalisable à longue échéance, ils décidèrent de travailler par le biais poétique et fictionnel, en faisant une psychanalyse du paysage. À la façon de l’ANPU qui prône de « coucher les villes et les territoires sur le divan », de « détecter les névroses urbaines » et de « proposer des solutions thérapeutiques adéquates »[5], le groupe a tenté de psychanalyser ce paysage.

Pour rendre palpables ces frottements et voisinages complexes, l’équipe décida en plus de réaliser des cartes diachroniques [Figure 3] de proposer des supports immersifs sensibles tels qu’une piste sonore qui décortiquait les ambiances plurielles du territoire. Cette création se focalisa autour du son de l’eau, élément prédominant dans leur projet. La piste sonore fût incluse dans le projet sous forme d’un QR code accessible au grand public.

 

 

 

Figure 3 - Cartes diachroniques de la réouverture des vallons côtiers dits vallats à une perméabilité écologique, avec restauration des habitats naturels et de la fluctuation des niveaux d’eau selon un scénario progressif de 2030 à 2050, sur la commune de Berre-l’étang, Marseille, 2021.

 

Dans la même dynamique de déplacement du regard et des sens, le projet fut précédé par un herbier des acteurs du territoire. À la façon d’une collecte, chaque actant humain ou animal, animé ou inerte, a été rassemblé dans un herbier visant à faire comprendre l’importance des systèmes d’échanges afin d’entrevoir une entité plus résiliente. À niveau égal animaux, végétaux et minéraux constituaient les diverses forces en place : roches, bivalves, zostères, escargots, poissons, plantes, collectivités, groupes industriels, incarnaient le jeu d’acteurs. Ainsi, tous mis au même niveau par cette tentative de décentrement des attentions, cet outil du projet a permis de questionner l’anthropocentrisme des regards lorsqu’il s’agit de penser la métropole de demain, faisant directement référence à la « sociologie des acteurs réseau » qui selon ses auteurs : « met l’accent sur la capacité de chaque entité, spécialement les entités non humaines, à agir ou interagir d’une manière spécifique avec les autres humains ou non humains » (Akrich, Callon, Latour, 2006) ou encore à l’approche péripathétique que prône l’anthropologue Philippe Descola, soit une approche décentrée du sujet avec une attention à le mettre en relation par et dans son contexte (Descola 2018). [Figure 4]

 

Figure 4 - Herbier des acteurs, réalisé par le groupe de travail, Marseille, 2021.

 

Un projet situé localement dans une attitude prospective

 

Pour que le système étang de Berre puisse être rééquilibré suite à un ensemble de chocs subis au cours des siècles derniers, le projet se proposait d’envisager qu’à l’horizon 2050 le trait de côte actuel serait submergé, engloutissant les limites qui figeaient le site. Ce postulat permettait de voir le terrain de 2021 totalement réorganisé dans un nouveau paysage littoral.

Le propos de cette projection était de comprendre comment - à partir d’un supposé fictionnel - recréer du lien entre les entités paysagères du site revenait à fédérer également les acteurs. Les notions de coopération territoriale, de valorisation, de diversité, de connexions paysagères, de retour à une échelle locale et de multiplicité d’usages étaient affirmées dans ce projet.

Le site qui permettait cette refonte des logiques paysagères et des acteurs qui les constituent se situait précisément dans les interstices, les espaces de friction entre les entités du territoire, en l’occurrence les espaces de vallats (cours d’eau à régime torrentiel méditerranéen). Ces espaces de marges ou de tiers paysages (Clément 2020) sont ceux des couloirs d’infrastructures qui fragmentent les lieux au niveau des espaces industriels, des interfaces entre l’étang et des entrées de villes. Ces seuils impraticables étaient la clef du projet. Leur expérimentation provenait des observations de terrain, qui furent cruciales dans cette approche.

 

Les trois cas de Berre-l’étang, Rognac et Vitrolles exposés dans le projet permettaient de visualiser que la réouverture de ces vallats recréait des zones naturelles. Ces ouvertures rendaient possibles des liens entre agriculture de proximité et espaces habités via la marche et les circulations douces, et proposaient de relier les espaces perpendiculairement à l’étang, ce qui était impossible au moment du démarrage du projet. De plus, l’ouverture de ces zones de fonds de vallons permettait l’existence de nouveaux axes de circulations et préfigurait un territoire urbanisé qui prendrait en compte le risque de l’augmentation du niveau marin dans une logique inclusive pour reconnecter le territoire à son grand paysage.

 

Bibliographie :

Clément Gilles, 2020, Manifeste du tiers paysage, Nouvelle édition, éditions du commun, Paris, 80 pages.

Denarnaud Eugénie, 2021, « La Marche et la rôde comme outils de connaissance », in Les Carnets du paysage, La Marche, 39, Actes Sud, ENSP, Arles, pp. 27-37.

Besse, Jean-Marc, 2021, Voir la Terre, Six essais sur le paysage et la géographie, Nouvelle édition, Parenthèses, Marseille, p 97, 173 pages.

Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno, 2006, « La sociologie de l’acteur réseau », in Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Presses des Mines, Paris, pp. 267-276, [DOI : https://books.openedition.org/pressesmines/1181], (Consulté le 20 octobre 2022).

Descola Philippe, 2018, « La résonance des compositions des mondes », Entretien avec SIMENEL Romain, Fondation Fyssen, Paris, [DOI : https://www.fondationfyssen.fr/fr/anthropologie-sociale/resonance-compositions-mondes/], (Consulté le 20 octobre 2022).

 

[1] Agence Là, là ou là.

[2] Etudiant en urbanisme à Sciences Politiques Bordeaux.

[3] Chaire Terre et paysage, ENSP Versailles-Marseille.

[4] Université de technologie de Compiègne et actuellement Doctorante CREER, Équipe ERT (Eau, Ressources, Territoires)
IMT Mines, Alès.

[5] Agence nationale de psychanalyse urbaine [DOI : https://www.anpu.fr/], consulté le 20 octobre 2022.

La plaine de l’Arc à Berre-l’Etang : un territoire entre deux eaux

Cet article s’intéresse aux intentions de projet développées sur la plaine de l’Arc à Berre-l’Etang par l’une des équipes participant au workshop. Celle-ci est composée de Marie-Laure Garnier (doctorante en paysage à l'université de Cergy-Pontoise et au Laboratoire de Recherche en Projet de Paysage), Agathe Maurel (urbaniste), Falilou Bah (étudiant à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture et de Paysage de Lille), Antoine Angot (étudiant à l'Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles). La démarche s’attache à appréhender le sol comme un levier de projet, influençant l’occupation humaine future de ce territoire particulier, situé entre delta et étang: il est une surface à occuper, une épaisseur de terre perméable à cultiver, une valeur à économiser ou encore un espace vivant à réensauvager.

a/ Sujet thème et parti pris : Le sol, d’une surface occupée à une connaissance orientant l’aménagement du territoire par le paysage

Au XVIIIe siècle, les terres du pourtour de l’étang de Berre sont en majorité agricoles, mais la plaine de l’Arc est connue localement pour son potentiel productif[1]. Au cours de l’histoire, cette plaine à cultiver devient peu à peu une surface à occuper : le développement de l’industrie sur le littoral berrois au début du XXe siècle (usine Shell, port de la pointe, base aéronavale) suivie du développement de la serriculture intensive hors-sol[2], puis l’étalement urbain avec la construction de pavillons provençaux durant la fin du XXe siècle[3], font du sol une ressource facile à mobiliser, susceptible de rapidement générer une plus-value économique.

Aujourd’hui, les enjeux des changements climatiques amènent à reconsidérer ce rapport au sol : le ménagement du littoral face à l’élévation du niveau de la mer, la décarbonation des systèmes de production et des mobilités, la reconversion des industries pétrochimiques et la diversification de l’agriculture en circuit court posent les bases d’un projet territorial inédit. L’objectif est de construire une nouvelle stratégie foncière par le paysage à Berre-l’Etang, commune dans laquelle les sols peuvent être considérés comme une ressource majeure, autant pour leur valeur nourricière, que pour leur capacité à garantir une meilleure habitabilité en contribuant aux dynamiques du vivant.

b/ Les outils mis en œuvre : saisir les dynamiques passées et futur du littoral berrois

Certaines cartes, à l’échelle du delta de l’Arc, caractérisent les spécificités de cette plaine alluviale (géologie, occupation des sols, agriculture). D’autres montrent les espaces touchés par l’élévation du niveau de la mer et les stratégies à engager dans le temps. Les légendes associées à ces cartes font référence aux interactions entre projet de paysage et sol, montrant les différentes strates qui le compose.

Figure 1-1, 1-2. Plans prospectifs du delta de l’Arc et légende associée.

Figure 2. Plans prospectifs du delta de l’Arc et légende associée.

Les blocs diagrammes montrent davantage les transformations, passées et futures, du territoire : de la formation séculaire du delta de l’Arc aux reconfigurations que la progressive montée de la mer engendre. Le bloc diagramme représente les permanences et les mutations des paysages dans l’espace vécu. On comprend ainsi la renaturation nécessaire de terres agricoles potentiellement submergées demain, ou encore la recomposition d’une deuxième façade littorale à l’ouest de Berre, qui compensera la réduction du littoral sud. Enfin, les croquis et photos représentent les différents paysages de Berre-l’Etang, tout en localisant les différents sols à traiter (dépollution).

Figure 2. Blocs diagrammes de la transformation du littoral de Berre- l’Etang

c/ Traduction en projet : faire avec les dynamiques du sol, du delta de l’Arc et de la montée du niveau de l’Étang de Berre

L’une des grandes idées du projet est de « faire avec »[4] les mouvements de l’eau et des sols, en relation avec la mobilité de l’Arc et la montée du niveau de la mer. Ce dernier phénomène, lent et progressif, amène à recomposer un littoral, aujourd’hui occupé par une activité industrielle déclinante, mais aussi des espaces publics. La disparition d’une partie du littoral urbain sud de Berre-l’Etang sera compensée par la création d’une façade littorale et urbaine ouest, elle-même conséquence de la disparition des salins existants. Faire avec ces mouvements, c’est aussi révéler la situation de delta dans laquelle est installée la ville de Berre l’étang.

Le projet se fonde également sur une remise en culture et la revalorisation d’une agriculture méditerranéenne. Les serres inutilisées et les parcelles enfrichées existantes amèneront à une reconversion progressive dans le temps long, à la suite d’acquisitions foncières et de l’installation de nouveaux agriculteurs.

La planification du delta pour 2025 a également pour objectif de révéler, par le biais d’un réseau de cheminements doux, les différentes entités paysagères du delta de l’Arc : des coteaux aux piémonts, en passant par la ripisylve, la plaine et l’estuaire de l’Arc.

En 2050, la frange littorale industrielle de la commune, potentiellement submergée, va conduire à des actions de dépollution préventive et de renaturation, comme préalable à tout développement urbain.

d/ Conclusion : vers une meilleure connaissance des sols pour faire face aux changements climatiques

Les orientations de projet s’appuient sur la prise en compte des sols dans l’aménagement du territoire face aux changements climatiques : "L'action paysagère a besoin d'une véritable science des sols, mais une science qui serait indissociablement naturelle et sociale, voire politique."[5]. La prise en compte des sols conduit ici un projet de recul stratégique et de reconfiguration du littoral face à l’élévation du niveau de l’étang de Berre, relié à la mer par le chenal de Caronte. Ce savoir amène à planifier dans le temps des actions de déconstruction, de désimperméabilisation, de dépollution et de renaturation.

Le projet développe également une valorisation agricole, la mise en accessibilité d’une plaine reconnue comme productive, par la constitution de sentiers. Cette valorisation par la mise en réseau d’un espace productif délimité géographiquement, fait référence à la notion de « parc agricole »[6], déjà développé par des étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Marseille sur le pourtour l’étang de Berre[7]. Peut-être aurait-il été pertinent de développer les questions de gouvernance, dans la mesure où un tel projet littoral implique nécessairement la mobilisation des acteurs territoriaux. La question d’une agriculture comme espace tampon des inondations liées au delta de l’Arc nécessite également de fédérer les acteurs du territoire, agriculteurs et élus.

Bibliographie

Besse, Jean-Marc. La nécessité du paysage. Marseille, France: Éditions Parenthèses, 2018.

Borruey, René, Pascale Bartoli, et Anne Carpentier. « Les formes urbaines de la ville nouvelle des rives de l’étang de Berre : Histoire du projet ». ENSA Marseille: Laboratoire INAMA, février 2010.

Ferraresi, G., et A. Rossi. Il parco come cura e coltura del territorio. Una ricerca sull’ipotesi del parco agricolo. Brescia, 1993.

Lascaux, Anne. « Carte à la une. La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020) ». Géoconfluences, février 2022. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/plaine-maraichere-berre.

Villeneuve, Christophe de. Statistique du département des Bouches du Rhône avec atlas - Tome 2. Tome 2. chez Antoine Ricard, 1824.

[1] Christophe de Villeneuve, Statistique du département des Bouches du Rhône avec atlas - Tome 2, Tome 2 (chez Antoine Ricard, 1824).

[2] Anne Lascaux, « Carte à la une. La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020) », Géoconfluences, février 2022, https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/plaine-maraichere-berre.

[3] René Borruey, Pascale Bartoli, et Anne Carpentier, « Les formes urbaines de la ville nouvelle des rives de l’étang de Berre : Histoire du projet » (ENSA Marseille: Laboratoire INAMA, février 2010).

[4] Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage (Marseille, France: Éditions Parenthèses, 2018).

[5] Jean-Marc Besse, id.

[6] G. Ferraresi et A. Rossi, Il parco come cura e coltura del territorio. Una ricerca sull’ipotesi del parco agricolo (Brescia, 1993). Le parc agricole est définit comme « structure territoriale qui vise principalement à la production agricole, à sa protection et à sa valorisation, [...] ainsi qu’à la jouissance culturelle, ludique, de loisirs, de l'environnement par les citoyens ».

[7] On peut noter les travaux de Thibault Rivière sur la plaine de Berre, d’Adèle Justin sur la plaine de St-Julien-lès-Martigues et de Tom Thierry à plan de Fossan, tous deux situés à Martigues.

La mise en tourisme des paysages hybrides de l’étang de Berre : le plan d’eau comme espace de mobilité

La recherche d’une meilleure efficacité des transports collectifs à l’échelle métropolitaine est un enjeu majeur du plan de mobilité de la métropole Aix-Marseille-Provence. L’objectif est double puisque cela participe à la fois à l’efficacité des déplacements quotidiens (les trajets domicile-travail), mais aussi saisonniers (les trajets touristiques estivaux notamment). L’idée qui guide ce projet est donc de penser l’efficacité de la mobilité autour de l’étang de Berre, en regard des paysages traversés à contempler : en croisant préservation et attractivité de ces paysages singuliers, un nouvel avenir se dessine ainsi pour ce vaste territoire. Dans le cadre du Workshop, cinq personnes ont donc travaillé sur ce sujet : Lucie Constantin (étudiante à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille), Adriano Duarte (étudiant à l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles), Robert Rossi (habitant du territoire), Adrien La Rocca (étudiant à Aix-Marseille Université), Cécile Diacre (habitante du territoire).

Sujet thème et parti pris : L’étang de Berre, entre attractivité et patrimonialisation

Ce territoire apparaît comme le canevas de trajectoires de développements pluriels. Pour le sociologue Michel Péraldi, l’étang de Berre possède « toutes les cartes postales, tous les sites capables d'illustrer les lieux communs de la Provence visitée »[1]. C’est un véritable territoire composite, ce qui n’enlève rien à la qualité de son cadre de vie : le récent projet de son classement à l’UNESCO souligne cet attachement, de la part de la population et des acteurs locaux. A ce projet récent s’ajoutent les ambitions du SCOT métropolitain Aix-Marseille Provence en cours, s’attachant davantage à la notion de « paysage ». Il ressort aussi du SCoT Ouest Étang de Berre une intention de « préservation » et de « requalification » des paysages, questionnant alors « l’articulation effective de ces deux champs d’action qui pourraient pourtant se nourrir mutuellement »[2]. Il en résulte ainsi un questionnement relatif à la sur-fréquentation des paysages emblématiques métropolitains et aux nécessaires mesures que les gestionnaires de grands sites doivent intégrer, à l’image du démarketing territorial du Parc National des Calanques prévues à l’été 2021. Ménager ce territoire est donc tout aussi important. Les crises anoxiques répétées de l’étang depuis l’installation de l’usine EDF de Saint-Chamas ont amené l’Etat à prendre des mesures successives de réduction des rejets d’eau douce depuis la ré-autorisation de la pêche le 10 janvier 1994. Depuis peu, des élus de tous bords politiques se sont également réunis pour porter devant le parlement un projet de réhabilitation de l’étang de Berre : l’intérêt de l’étang est désormais porté au plus haut de l’État, ceci entrainant une suite de mesures et d’études favorables à sa stabilité écologique, mais également à la mise en valeur de ses paysages atypiques.

Les outils mis en œuvre

La production graphique de l’équipe est très diversifiée (plans, croquis, perspectives de projet), mais garde une même logique : mettre en parallèle les contrastes entre les paysages industriels et les paysages à caractère de nature, mais également les contrastes entre la linéarité des trajets et l’étendue des paysages traversés. Dans le plan ci-dessous, sont mis en parallèle les multiples paysages à découvrir autour de l’étang de Berre, mais également les différents temps de trajets entre les communes. Ceci permet notamment de mettre en exergue le potentiel du plan d’eau comme espace de mobilité.

Plan des paysages et des mobilités existantes de l’étang de Berre.

Les photographies et croquis sur site portent un regard renouvelé sur l’étang de Berre : ils font du caractère hybride[3] de ses paysages un élément à contempler. Par l’utilisation de l’aquarelle, le paysage industriel perd son caractère sublime, son effroyable beauté, mais acquiert une valeur aussi pittoresque que « les lieux communs de la Provence visitée » qu’évoque Michel Peraldi[4].

Photographie des paysages hybrides de l’étang de Berre.

Aquarelle des paysages hybrides de l’étang de Berre.

Un dernier plan idéalise une intention de projet : une nouvelle entrée sur l’étang de Berre par la création d’une navette maritime entre plusieurs communes. La perspective de projet tente de spatialiser l’un des arrêts de la navette maritime à Vitrolles, entre paysages d’eau de l’étang et sec de la garrigue environnante.

Plan des trajets des navettes maritimes sur l'étang de Berre.

Perspective de projet : la navette maritime sur l'étang de Berre à Vitrolles.

 Les grandes idées du projet

Les intentions de projet s’appuient sur un diagnostic de l’accessibilité des rives de l’étang. Il en résulte l’observation de discontinuités dans les possibilités de trajets, mais également l’identification de situations de goulets d’étranglement routier (à Vitrolles ou Martigues par exemple), ou encore de la proximité entre modes de déplacements différents.

Valorisant la découverte des différents paysages du pourtour de l’étang, le groupe a précisé que la démarche de valorisation des paysages devait être croisée avec une volonté de préservation de certains milieux sensibles à inventorier et devant faire l’objet d’une campagne de sensibilisation.

L’objectif du projet est également de retisser des continuités, d’établir la mise en réseau de lieux :  un sentier littoral se dessine autour de l’étang de Berre, valorisant une découverte du territoire par la marche et les déplacements doux, à l’image du GR2013[5]. Le plan d’eau devient lui-même un espace de transit par l’installation d’une navette maritime. Un tel déploiement de la navigation renvoie au principe du cabotage développé sur l’étang pour le transport du sel et la fabrication de soude artificielle, au début du XIXe siècle[6].

Il est également proposé la transformation des voies de train régional en tram-train, ainsi que la réouverture de certaines gares existantes. La portée du développement des mobilités touche l’ensemble du territoire, s’inscrivant à la fois à l’échelle de vastes espaces de nature, mais aussi à celle de petites localités ou de centres historiques à visiter. Le projet facilite également les trajets domicile-travail des métropolitains travaillant autour de l’étang de Berre.

Conclusion : vers un « slow-tourisme » autour de l’étang de Berre

L’attractivité des paysages de l’étang de Berre est ici abordée sous l’angle d’un « slow-tourisme »[7] : le nécessaire développement du territoire doit passer par une accessibilité juste et équilibrée aux paysages, notamment à travers l’essor du transport en commun, des déplacements doux et de l’intermodalité.

Les ports communaux de l’étang de Berre, accueillant la navette maritime, sont ici considérés à la fois comme des points de rupture de charge entre plusieurs mobilités, mais aussi comme des entrées sur un territoire à visiter. Le changement de mobilité constitue également un temps pour prendre le temps, une pause pour profiter de la diversité des paysages. L’occasion de se poser à l’ombre d’un pin, de se restaurer ou encore d’observer la faune et la flore locale.

Par la mise en valeur de ces paysages industriels, le projet questionne aussi l’idée que l’étang de Berre est une « zone critique », selon M.Duperrex et C.Gramaglia, « soit un terrain d’étude privilégié pour appréhender la question des milieux au temps de l’anthropocène, fragments habitables de la Terre qui vont du sol à l’atmosphère, menacés par nos activités et pourtant si mal connus »[8]. Un tourisme, aussi « slow » soit-il, peut-il fonctionner avec cette appréciation de « zone critique » : l’esthétique des paysages de l’anthropocène autour de l’étang de Berre peut-elle fabriquer un objet touristique attractif ?

Bibliographie

Daumalin, Xavier. Du sel au pétrole - l’industrie chimique de Marseille-Berre au XIXe siècle. Paul Tacussel Editeur., 2003.

Gramaglia, Christelle, et Matthieu Duperrex. « Genèse et devenir d’une zone critique littorale méditerranéenne ». Rives méditerranéennes, no 61 (30 décembre 2020): 7‑18.

[1] Michel Peraldi, « L’étang de Berre : Interprétation d’un paysage métropolitain », Ethnologie française 19, no 3 (1989): 273‑90.

[2] Emeline Hat et Sophie Bonin, « Paysages métropolitains et fabrique quotidienne des territoires », Cahier POPSU n°2, 2022.

[3] Par hybride, nous entendons ces paysages dépassent la simple dissociation nature-culture, en référence à Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, « Poche / Sciences humaines et sociales », 2006.

[4] Michel Peraldi, id.

[5] Le GR2013 est un sentier de grande randonnée traversant la métropole Aix-Marseille-Provence. Il a été créé à l’occasion de l’évènement « Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture » par des artistes-marcheurs.

[6] Xavier Daumalin, Du sel au pétrole - l’industrie chimique de Marseille-Berre au XIXe siècle, Paul Tacussel Editeur, 2003.

[7] Le portail de la Direction générale des Entreprises définit le « slow-tourisme » comme le tourisme « du temps choisi, garant d’un ressourcement de l’être, peu émetteur de CO2, respectant l’écosystème du territoire d’accueil et synonyme de patience, de sérénité, d’améliorations des connaissances et des acquis culturels ».

[8] Christelle Gramaglia et Matthieu Duperrex, « Genèse et devenir d’une zone critique littorale méditerranéenne », Rives méditerranéennes, no 61 (30 décembre 2020): 7‑18.

Paysages ressources de demain

Ce Projet de fin d’Étude soutenu à l’école nationale supérieure de paysage (ENSP) est issu des partenariats pédagogiques que l’antenne marseillaise a noué avec la métropole Aix-Marseille-Provence (AMP) dès la Mission interministérielle pour le projet métropolitain Aix-Marseille-Provence[1] et qui se poursuivent avec le service Paysage de la direction Agriculture, Forêt, Paysages, Espaces Naturels de AMP Métropole. C’est pour AMP Métropole un volet concret de la politique du paysage. Dans ce cadre, le Projet de Fin d’Étude « Parc agro-écologique de la plaine de Berre : un nouvel élan pour l’agriculture métropolitaine » de Thibault Rivière, encadré par les paysagistes Antoine Petitjean et Guerric Péré, a été conduit avec les différents services de la Direction Agriculture, Forêt, Paysages, espaces naturels de AMP Métropole. Cette collaboration a nourri la recherche POPSU AMP Métropole le « grand » paysage comme ressources[2] observant une politique métropolitaine en train de se faire dans les espaces urbanisés, au nord-est de l’étang de Berre, où la variété des paysages ne se perçoit pas immédiatement face à l’omniprésence urbaine et industrielle de l’occupation des sols.

Figure 1-0. Les usages des pourtours de l’étang de Berre © Rivière T., PFE ENSP, 2019.

L’étang de Berre, un territoire ressource : usages, sols productifs et milieux.

Thibault Rivière a montré que la vocation agricole de la plaine du delta de l’Arc et la diversité des usages des pourtours de l’étang disparaissaient derrière des dominantes exclusivement naturelles et industrielles. Elles dessinent des polarités qui cachent des emboîtements d’usages complexes et des situations très contrastées au regard des nombreuses activités liées à l’étang : pêche professionnelle et amateur, nautisme, baignade, observation naturaliste, randonnées, camping, etc. Ce mélange d’usages, d’occupations et de milieux fait la singularité du territoire et de ses paysages.

Figure 1-1. Paysages singuliers © Rivière T., PFE ENSP, 2019.

Parmi ces paysages, la plaine du delta de l’Arc, au nord-est de l’étang de Berre, est une plaine alluviale dont les sols sont particulièrement productifs et où les milieux naturels sont précieux et fragiles.

Figure 2. Évolution du delta de l’Arc © Rivière T., PFE ENSP 2019.

La nappe phréatique, de la taille de la plaine, est poreuse et libre. De fait, les contacts de l’eau avec le sol sont assez faciles, mais les impacts humains sur la qualité de l’eau de la nappe aussi. Les inondations de l’Arc ont charrié du bois, des roches et des limons qui ont enrichi le sol au fil du temps. La plaine de Berre est constituée de ces dépôts qui, en fonction des secteurs, ont formé des sols de qualités variées. Les sols des sédiments fins et limoneux, à proximité de l’Arc, sont privilégiés pour les cultures de céréales et la vigne, tandis que les sols du reste de la plaine, constitués de sédiments plus grossiers, de cailloutis et de galets, sont plus ingrats.

 

Figure 3.a Géologie et hydrologie du delta de l'Arc © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Figure 3.b Géologie et hydrologie du delta de l'Arc © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Cette plaine alluviale fertile se partage aussi entre milieux naturels et terres agricoles pour la production de fourrages, de céréales, de vignes, d’arboriculture, de maraîchage, de l’élevage, etc. Cette variété d’agriculture sculpte un paysage productif diversifié en négatif des espaces naturels. Sols agricoles productifs et milieux humides répertoriés, inventoriés et protégés se juxtaposent.

Figure 4.a Géologie et hydrologie du delta de l'Arc © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Figure 4.b Géologie et hydrologie du delta de l'Arc © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Faire paysage par les sols : un processus de fabrication de sols fertiles et productifs.

L’activité de maraîchage hors-sol, sous serres, a eu un impact environnemental important sur la pollution aux nitrates de la nappe de l’Arc. Particulièrement active dans les années 70/80 autour de la production industrielle de tomates, qui est aujourd’hui affaiblie par la concurrence des productions d’Espagne, de Bretagne et d’Hollande. Du fait de ce déclin économique et du départ à la retraite de nombreux agriculteurs, de plus en plus d’exploitations sont en friche. La déprise agricole produit un paysage de parcelles enfrichées, de serres abandonnées, de prairies boisées ou transformées en espaces de stockage, etc. Thibault Rivière y voit l’amorce d’un projet de reconversion agricole de la plaine de Berre qui accompagne la modification de ses paysages.

Figure 5. Une dynamique de déprise © Rivière T., PFE ENSP 2019.

De la même manière, la restructuration de l’industrie pétrochimique produit des friches, à l’image de la zone pétrochimique de LyonDellBasell. L’entreprise a conservé la production de polypropylène et de polyéthylène destinés aux pièces automobiles, mobilier, emballages alimentaires, jouets ou matériaux de construction. Par contre, la fermeture de la raffinerie en 2014 a laissé 280ha de friches aux portes de la ville de Berre l’Étang, là où il avait l’usine de raffinage et les réservoirs de stockage de carburant.

Figure 6-0. Paysages de friches & Potentiels de projet © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Figure 6-1. Paysages de friches & Potentiels de projet © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Pour Thibault Rivière, ces sols en friche constituent une force de renouvellement économique et écologique du territoire qui peut s’inscrire à une échelle métropolitaine.

Une activité économique basée sur le recyclage des déchets, desservie par le train à l’ancienne halte de Berre, est possible du fait de la richesse des sols et de la qualité des milieux naturels. En partant du potentiel des sols, ce projet accompagne la transition d’une industrie polluante vers une activité valorisant les déchets organiques de l’agriculture de la plaine.

Figure 7-0. Processus de fabrication d'un paysage productif : le déchet comme engrais © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Figure 7-1. Processus de fabrication d'un paysage productif : le déchet comme engrais © Rivière T., PFE ENSP 2019.

La reconquête agricole est un processus long qui fabrique des nouveaux paysages, avec une remise en culture rapide de maraîchage et une installation lente de modes productifs adaptés au changement climatique. Dans cette transition agricole, l’agroforesterie a des avantages évidents : maintien de l’eau, limitation de l’ombrage, cohabitation bénéfique pour les cultures, accueil de biodiversité. La plantation d’arbres prend en compte le temps de fabrication de ce nouveau paysage.

Figure 8. Temporalités de fabrication d'un paysage agro-écologique © Rivière T., PFE ENSP 2019.

Dans ce projet de territoire, un paysage productif remplace l’agriculture intensive sous serres. Le projet de paysage dessine par les techniques agroforestières un système complexe et varié, adapté à la particularité du terrain et à la structure des paysages. Il renforce la productivité, la polyculture et la biodiversité là où les haies brise-vent et les haies têtards des canaux réhabilités deviennent des linéaires productifs, ou en lien aux prairies, vergers, maraichages, etc. ouvrant une nouvelle histoire agricole valorisant une exploitation vertueuse des ressources.

Figure 9. Installation d’un paysage productif complexe et varié © Rivière T., PFE ENSP 2019.

 

*extrait du Projet de Fin d’Étude Le parc agro-écologique de la plaine de Berre : un nouvel élan pour l’agriculture métropolitaine de Thibault Rivière (ENSP 2019)

[1] Laurent Théry a été nommé fin 2012 préfet délégué, en charge de la préfiguration du projet métropolitain jusqu’à la création de AMP Métropole au 1er janvier 2016, qui a fusionné six EPCI (communauté urbaine Marseille Provence Métropole, communauté du Pays d’Aix, syndicat d’agglomération nouvelle Ouest Provence et les communautés d’agglomération de Salon-Étang de Berre-Durance, du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, de Martigues).

[2] La recherche POPSU (Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines) est conduite, au sein d’AMP Métropole, sous la direction de Michel Roux, référent politique Vice-Président au Projet Métropolitain et de Vincent Fouchier, référent administration DGA au Projet Métropolitain avec l’appui technique de Marc Del Corso et Florence Hannin (service Paysage), ainsi que sous la responsabilité scientifique de Sylvie Salles (2018-2022), professeur à l’ENSP (Larep) et de Vincent Piveteau (2018-2021). L’équipe de recherche préfigure l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires, en réunissant l’École Nationale Supérieure de Paysage, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional, et associe Image de ville et Le bureau des guides du GR 2013.

Regards paysagistes

Jusqu’en 2018, la quatrième année de la formation des paysagistes DPLG[1] comportait la réalisation, pendant 8 mois et par groupe de 2 à 3 étudiants, d’une étude commanditée par un partenaire public dans le cadre d’un atelier pédagogique régional (APR). L’APR intitulé Le pays des étangs, conduit en 2018 par Valentine Gilbert et Florence Marais sous l’encadrement du paysagiste Jérôme Mazas, a été mené en partenariat avec l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse (AEURMC) à l’antenne marseillaise de l’école nationale supérieure de paysage (ENSP). Ce travail est un maillon des collaborations engagées avec l’Agence de l’Eau au sein de la chaire Eau et Paysage, coordonnée par Laure Thierrée de 2016 à 2021. Cette chaire explore à travers les regards et les approches des étudiants.e.s paysagistes les enjeux contemporains du partage de l’eau, afin de faire évoluer les politiques publiques de l’eau et les pratiques de gestion des inondations, en mobilisant les ressources d’enseignement, de recherche et de création de l’ENSP. Cet APR a été une ressource précieuse pour observer une politique métropolitaine en train de se faire dans le cadre de la plateforme de recherche POPSU (Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines) de AMP Métropole : Le « grand » paysage comme ressources.[2]

Valentine Gilbert et Florence Marais ont posé dans leur APR Le pays des étangs des éléments clés de compréhension du territoire et des paysages de l’étang de Berre et de ses rives. Elles décrivent un territoire très varié, avec des occupations parfois contradictoires et en tension, mais qui sont extrêmement riches car toujours en lien avec des socles géologiques contrastés : reliefs calcaires, plaines alluviales, piémonts, plateau, etc. Cette géographie et sa longue occupation humaine se traduisent aujourd’hui dans une succession de paysages de garrigues et de milieux humides, en passant par les milieux productifs des salins ou de l’agriculture. Cette succession constitue aujourd’hui un ensemble de paysages exceptionnels, y compris lorsqu’ils sont industriels. En effet, tout autour de l’étang, les industries marquent de façon spectaculaire la physionomie et la particularité de ce territoire métropolitain.

Figure 1. Paysages juxtaposés : salins ouverts sur le massif de l’Estaque et les cheminées des raffineries © Gilbert V. et Marais F., APR Le pays des étangs, ENSP 2018.

Figure 2. Un paysage pour une multitude de formations © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Figure 3. Salins, garrigues, marais, massifs, agriculture, étangs © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Définir et travailler sur un projet autour de l’étang de Berre n’est donc pas évident. Les travaux de ces étudiantes paysagistes montrent que, pour y parvenir, il est important d’approcher le territoire selon trois échelles de projet de paysage qui renvoient aux différents rôles que peut jouer ce territoire, qui traitent d’enjeux spécifiques et qui font appel à différents niveaux de gouvernance et d’action.

Figure 4. Les 3 échelles de la stratégie de projet © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

L’échelle 1 du pays des étangs permet de repositionner l’étang de Berre et ses communes riveraines dans une échelle plus vaste et commune. Cette échelle est porteuse d’une vision d’ensemble qui n’est pas encore aujourd’hui à l’œuvre, même si de nombreux acteurs et élus mettent l’étang au centre en le considérant comme un territoire à enjeux majeurs. Nommer cet ensemble Pays des étangs fédère une vision collective et symbolique forte. Comme un label, cela offre un premier niveau d’existence commune à un paysage reconnu comme le paysage des étangs.

Figure 5. Le pays des étangs : une stratégie spatialisée © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

L’échelle 2 des familiarités rassemble des communes dont les problématiques sont semblables parce qu’elles appartiennent à une entité caractérisée par un même paysage dominant : agricole, de colline, de garrigue, industriel, de massif calcaire ou de marais.

L’échelle 3 des singularités permet de définir une stratégie fine d’intervention, en ciblant des priorités pour des secteurs particulièrement impactés par la montée des eaux à accompagner, par des continuités urbaines à éviter, par des évolutions industrielles à organiser et là où les milieux naturels sont à préserver et valoriser. Ces sites prioritaires ont des potentiels de reconquête impliquant les nombreuses parties prenantes du territoire pour envisager, à partir de chaque commune, des coopérations entre Port, industriels et villes, entre les services environnement des collectivités et le conservatoire du littoral, entre usagers et gestionnaires... Le niveau communal articule ces trois échelles dans une reconquête du territoire par ceux qui l’occupent et en font « usage ».

Figure 7. Traversée Vitrolles : stratégie végétale de l’étang au plateau de l’Arbois © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Le projet de paysage s’écrit dans la traversée de ces trois échelles. Le pays des étangs renvoie à des enjeux métropolitains qui trouvent des modalités de contextualisation spécifique au sein des entités paysagères et des milieux dans lesquels le projet se déploie. Cette échelle des familiarités n’est pas pour autant dissociable de l’échelle des singularités où le projet prend corps avec les acteurs du territoire et se modèle au contact des coopérations et des usages.

 

*Extrait de l’Atelier Pédagogique Régional Le Pays des étangs de Valentine Gilbert et Florence Marais (ENSP 2018).

[1] La mise en place de la réforme Licence-Master-Doctorat en 2018 a réduit la formation à 3 ans au lieu de 4, sachant que le cycle de formation des paysagistes a toujours débuté au niveau Licence 3.

[2] La recherche est conduite, au sein d’AMP Métropole, sous la direction de Michel Roux, référent politique Vice-Président au Projet Métropolitain et de Vincent Fouchier, référent administration DGA au Projet Métropolitain avec l’appui technique de Marc Del Corso et Florence Hannin (service Paysage), ainsi que sous la responsabilité scientifique de Sylvie Salles (2018-2022), professeur à l’ENSP (Larep) et de Vincent Piveteau (2018-2021). L’équipe de recherche préfigure l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires, en réunissant l’École Nationale Supérieure de Paysage, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional, et associe Image de ville et Le bureau des guides du GR 2013.

Résilience de la ville littorale en projet

L’école nationale supérieure de paysage (ENSP) a depuis la création de son antenne marseillaise des liens privilégiés avec son territoire et ses acteurs. Les collaborations avec la Mission interministérielle pour le projet métropolitain Aix-Marseille-Provence[1] ont accompagné la création de la métropole Aix-Marseille-Provence (AMP). Depuis, le partenariat entre l’ENSP et le service Paysage -de la direction Agriculture, Forêt, Paysages, Espaces Naturels de AMP Métropole- est un volet de la politique métropolitaine du paysage. Au travers de la définition et du suivi des sujets de PFE, les productions des étudiants sont des ressources pour une politique métropolitaine en train de se faire. Aussi, la recherche POPSU AMP Métropole, le « grand » paysage comme ressources,[2] a mobilisé les résultats du Projet de Fin d’Étude de Justine Rejaud, « Le littoral de l’étang de Vaïne : vers une résilience du territoire par le paysage », encadré par les paysagistes Antoine Petitjean et Guerric Péré pour les services Paysage et Aménagement durable de AMP Métropole. L’intérêt de ce travail est de spécifier les impacts du changement climatique sur le territoire de l’étang de Berre en les liant à la géomorphologie et aux occupations. Si l’ensemble du territoire est impacté par l’accentuation des risques, la dégradation écologique et les mutations industrielles, ces enjeux ont des spécificités territoriales et surtout des traductions spatiales toujours particulières au regard des partitions qui l’ont façonnées.

Des partitions est-ouest délimitant un secteur nord-est à enjeux spécifiques

La géomorphologie de l’étang lui-même obéit à une partition est-ouest. La masse d’eau est une lagune méditerranéenne profonde, reliée à la mer par le chenal de Caronte, qui se subdivise en deux parties séparées par un haut-fond : le grand étang, à l’ouest et l’étang de Vaïne, à l’est. À cette partition s’ajoute la séparation par un cordon dunaire entre le grand étang et l’étang de Bolmon à l’embouchure de la Cadière. Autour, une « ceinture » de massifs singuliers -chaîne d’Eguille (Nord), plateau de l’Arbois (Est) et massif de la Nerthe (Sud)- forment un horizon topographique marqué.

Du côté de l’occupation des rives, le paysagiste Bastien Exbrayat notait dans son TPFE Estang de Berro l’existence de deux types d’espaces et d’usages distincts entre la rive Ouest et la rive Est. « Alors que l’on retrouve la structure en chapelet à l’Ouest, la partie Est se distingue par un agglomérat de zones industrielles et de villes, mêlées à l’aéroport. Les sites pétrochimiques sont les éléments qui séparent ces deux parties ».[3] De fait, dans sa partie Est, côté étang de Vaïne, la rive est peu accessible derrière les grandes infrastructures industrielles, aéroportuaires et routières.

Figure 1. Évolution de l’urbanisation sur le pourtour de l’étang © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

L’urbanisation est partie des villages de Berre l’Étang, Rognac et Vitrolles en suivant l’arrivée du chemin de fer, jusqu’à ce que l’aéroport de Marignane amorce un étalement urbain en tache d’huile sur tout le territoire. Aujourd’hui, pour chaque commune, les surfaces dédiées à l’habitat et aux zones d’activités sont quasi équivalente. Cette dualité impacte l’image de ces villes littorales, mais fragilise aussi leur résilience au changement climatique. L’expansion industrielle et urbaine est un facteur d’augmentation des risques, là où se juxtaposent sites balnéaires et sites Seveso, tandis que les incendies et les inondations menacent les coteaux et les littoraux urbanisés.  Si le changement climatique accentue ces menaces, s’y adapter est un levier de transition majeure et une opportunité pour réinstaller des liens à la géographie nécessaires à la résilience de ce territoire.

Une ville littorale à reconnecter à sa géographie

Entre l’étang de Vaïne et les falaises du plateau de l’Arbois, se juxtaposent et se succèdent des milieux humides, des terres agricoles, des infrastructures, des industries et une urbanisation quasi continue :

Figure 2-1. Une urbanisation déconnectée de la géographie naturelle © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

Figure 2-2. Une urbanisation déconnectée de la géographie naturelle © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

La géographie est devenue invisible dans cette ville littorale continue traversée par de nombreuses infrastructures : l’A7, la ligne de TER Marseille-Miramas et les départementales RD113 et RD20. La géographie disparaît derrière les industries et les activités commerciales en perte d’attractivité, qui sont agglomérées le long des départementales.

Figure 3. Une transversalité géographique et hydraulique gommée © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

Ce sont de grandes et petites « merveilles », liées à la géographie, qui ont été rendues inaccessibles ou invisibles par l’urbanisation : milieux écologiques effacés par l’imperméabilisation des sols, non prise en compte du cheminement de l’eau douce s’écoulant des cuestas vers le littoral ou de l’eau salée de l’étang. Dans cette ville linéaire, tous les liens nécessaires au développement de la biodiversité ont été coupés, alors même que ce sont des lieux potentiels de connexions piétonnes et de fraicheur pour la ville.

Les vallats : un chemin de l’eau à ouvrir et à découvrir

Les vallats ou ruisseaux intermittents qui traversent le territoire composent un paysage singulier qui est devenu progressivement peu qualitatif lorsque les vallats ont été busés ou endigués au gré de l’installation des activités de la zone Industrielle Nord ou de l’étalement urbain de Rognac et Vitrolles, pour réapparaître sous la forme d’exutoires vers le littoral. C’est pourtant une pièce maîtresse du système hydraulique et écologique de l’étang, formant un système continu entre reliefs secs, milieux humides et milieux salés, du plateau de l’Arbois jusqu’à l’étang. Justine Réjaud met en avant leur rôle majeur pour la résilience du territoire, car leur effacement accroit les risques d’inondation et d’incendie là où les dynamiques naturelles des vallats maintenaient un gradient progressif entre milieux secs et humides. Aussi, pour elle, les vallats sont des lieux de requalification urbaine, car la gestion qualitative restaurant leurs fonctions écologiques et hydrauliques compose des espaces vivants et des lieux d’usage.

Figure 4. Le système des vallats fragilisé © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

La résilience de la ville littorale par le paysage : un projet de sols vivants.

Figure 4. Le système des vallats fragilisé © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

Figure 6. Mutation des paysages routiers et d’activités © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

À partir des vallats, Justine Rejaud propose un projet de paysage composant avec leur fonctionnalité écologique et avec les usages urbains et balnéaires de la ville littorale. Il s’agit de retrouver des liens multiples entre le littoral, les vallats et le plateau de l’Arbois qui passent par la mutation de l’occupation des sols. Résilience rime ici avec une réversibilité du sol stérile, qui devient une surface utile au redéploiement des milieux vivants. Pour y parvenir, la mutation des activités permet de réorganiser le territoire à partir d’une action liée à ses composantes paysagères : ré-ensauvager le littoral, ouvrir les vallats, mettre en valeur des patrimoines ferroviaires et industriels.

À partir de ces principes réorganisateurs, elle propose deux parcs interconnectés, entre littoral et plateau de l’Arbois, pour rendre la ville vivable et rendre possibles les déplacements à pied.

Figure 7. Se promener au bord des vallats © Rejaud J., PFE ENSP 2020
« La restauration des vallats passe par un reprofilage du lit afin de répondre au risque inondation existant. Le lit élargi est accompagné par la plantation d’une végétation de type ripisylve composée de plusieurs strates augmentant le potentiel en biodiversité du milieu. Il est nécessaire de porter une attention particulière à la canne de Provence qui a tendance à être envahissante, en effectuant une gestion régulière et attentive ».

Figure 8. Une diversité de milieux et d’usages © Rejaud J., PFE ENSP 2020.
« Les réhabilitations des sols et du bâti transforment radicalement l’espace et l’accès aux rives dans un esprit de sobriété de matériaux et d’énergie : simple décompactage du parking et plantations d’arbustes et d’arbres halophytes ; subdivision de la chaussée en piste cyclable et voie réduite. L’enrobé est supprimé pour créer des séparations végétales et ombragées entre les différents modes de déplacement. La discothèque peut être rénovée pour accueillir une activité plus en lien avec le nouveau littoral. »

Figure 9. Regarder au large : depuis la colline des Cadestaux vers l’étang de Vaïne © Rejaud J., PFE ENSP 2020.

 

*extrait du Projet de Fin d’Étude Le littoral de l’étang de Vaïne : vers une résilience du territoire par le paysage de Justine Rejaud, (ENSP 2020)

[1] Laurent Théry a été nommé fin 2012 préfet délégué, en charge de la préfiguration du projet métropolitain jusqu’à la création de AMP Métropole au 1er janvier 2016, qui a fusionné six EPCI (communauté urbaine Marseille Provence Métropole, communauté du Pays d’Aix, syndicat d’agglomération nouvelle Ouest Provence et les communautés d’agglomération de Salon-Étang de Berre-Durance, du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, de Martigues).

[2] La recherche POPSU (Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines) est conduite, au sein d’AMP Métropole, sous la direction de Michel Roux, référent politique Vice-Président au Projet Métropolitain et de Vincent Fouchier, référent administration DGA au Projet Métropolitain avec l’appui technique de Marc Del Corso et Florence Hannin (service Paysage), ainsi que sous la responsabilité scientifique de Sylvie Salles (2018-2022), professeur à l’ENSP (Larep) et de Vincent Piveteau (2018-2021). L’équipe de recherche préfigure l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires, en réunissant l’École Nationale Supérieure de Paysage, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional, et associe Image de ville et Le bureau des guides du GR 2013.

[3] Exbrayat Bastien, Estang de Berro, Projet de fin d'études, ENSP, 2007, p.103.

Archipel

Mise en abyme [Je]

J’habite l’appartement du septième étage. La baie vitrée qui s’étend sur la longueur de mon salon propose un cadre singulier sur la ville. Au pied de ce tableau vivant, l’eau de la Meuse se répand de manière uniforme entre de larges murs de soutènement. La surface de l’eau renvoie l’image du ciel, à l’exception ponctuelle du franchissement du pont Kennedy et de la passerelle Saucy. Dans le plan immédiatement supérieur, le quai Paul Van Hoeagaerden reprend les contours du fleuve pour assurer le passage d’un autre fluide, celui du trafic routier. Les bus, les voitures, les camions, se suivent en un flot continu, sans se toucher. Au centre de la composition, un objet circulaire. Les véhicules le contournent en une danse aux courbes gracieuses qui pointent dans des directions multiples. A la convergence de ces lignes, un vinyle poussiéreux, une île déserte à la végétation hésitante, une pizza à la garniture parsemée : un terre-plein central. Ainsi, la fluidité du trafic automobile serait assurée par cet obstacle. Inaccessible. Infranchissable. Décontextualisé de tout continuum spatial. Une tache aux abords impossibles à connecter à tout espoir de ville. Un rond-point.
Le front collé contre la vitre froide je me questionne sur le statut de cet espace. Nous avons donc accordé tant d’importance aux voitures dans nos villes que nous acceptons de tourner sans fin autour de ces no man’s land? Il est évident que ces infrastructures sont une réponse fonctionnelle à la volonté de réguler le trafic, en plaçant l’automobile au centre des choix d’aménagements urbains. J’entrevois un sujet complexe, qui ne peut se limiter à un constat réducteur.

 

L’espace de représentation symbolique [Je]

Je repense à mes escapades routières sur un territoire que je connais bien, autour de ma ville natale qu’est Saint-Étienne. Quelques pièces ont particulièrement retenu mon attention. Je pense au rond-point sur la D10 à l’entrée Est de Roche-la-Molière et à sa réplique démesurée de lampe à huile au centre de toutes les attentions. Je pense au carrefour giratoire sur la rue Jean Rostand à la rencontre des communes de La Talaudière, Sorbiers et Saint-Jean Bonnefonds, qui met en scène des rails et des wagonnets qui s’engouffrent vers une peinture en trompe-l’œil à l’entrée d’une galerie. Je pense enfin à Unieux à hauteur du pont du Pertuiset où les routes convergent autour d’une roue en métal portée par deux appuis maçonnés. Ceux-ci sont ornementés d’une illustration qui met en scène la roue dans un bâtiment industriel. Ces différents exemples ont pour point commun d’évoquer l’imaginaire collectif du passé industriel et houiller du territoire stéphanois, en usant de signes et de symboles.
Ainsi, les îlots centraux des carrefours giratoires peuvent constituer des espaces de représentation symbolique du pittoresque ou de spécificités locales, visibles gratuitement depuis l’espace public, ponctuant le parcours des automobilistes. Il s’agit de vitrines hors de tout contexte spatial mais qui renvoient à une imagerie du territoire que l’on parcourt. Nous pourrions ainsi soumettre des lectures d’une région à partir de ces thématiques. Il émerge de ces installations un registre que nous pourrions nommer l’art giratoire qui vacille entre la sculpture et le land art dans une poétique qui lui est propre. Celui-ci n’est pas systématiquement lié à son territoire puisqu’il peut se contenter de mettre en scène un geste sculptural complètement gratuit.
La posture de cette forme d’art demeure toutefois discutable; et ne s’applique pas non plus à l’ensemble des giratoires, certains se contentant de mettre en scène de simples rondelles de croûte terrestre. Il est alors nécessaire d’élargir le propos.

 

L’espace des possibles? [Nous]

La France en 2016 est parsemée d’un archipel de plus de trente-mille carrefours giratoires, situés en majeure partie dans les zones péri-urbaines. Environ cinq-cent nouvelles îles émergent chaque année1. Nous pouvons d’une part nous questionner sur le coût lié à l’aménagement et à l’entretien des rond-points.
D’autre part, cette infrastructure routière à l’emprise large et génératrice d’espaces enclavés mobilise une réflexion sur la maîtrise de l’étalement urbain.
Ainsi, nous pouvons réfléchir sur la pertinence d’envisager cet espace comme un foncier disponible, une typologie cadastrale singulière à laquelle il conviendrait de proposer des réponses architecturales. Pouvons nous imaginer des fonctions susceptibles de s’intégrer sur ces parcelles circulaires enclavées, polluées par un flux continu ?
Avant d’entamer toute réflexion, il convient d’appuyer que les carrefours giratoires sont de natures très variées, qu’il s’agisse du diamètre, du contexte immédiat, qu’ils soient simples ou doubles, les propositions potentielles devant intégrer ces différents paramètres.
Intéressons nous au Grand Prix d’architecture de l’Académie des beaux-arts qui distingue des étudiants et des jeunes architectes de moins de trente-cinq ans. Il portait en 2011 sur le logement étudiant et a lors distingué un projet qui fait écho à notre sujet.
Intégrant l’augmentation globale du nombre d’étudiants en France, le prix de l’immobilier à Paris et anticipant l’extension du campus de Saclay, Simon Moisière alors étudiant à l’ENSA de Versailles propose l’implantation d’une résidence étudiante sur un giratoire de quatre-vingt mètres de diamètre. Le plan est circulaire, les façades sont à distance de la route et les logements s’ouvrent sur un patio au centre de la composition pour se mettre à distance de la voirie.2
Le projet est séduisant mais nous devons rester critiques. D’une part, il s’agit d’une esquisse et il est difficile d’anticiper à l’usage la viabilité d’une telle configuration. D’autre part, cette situation est particulièrement rendue possible par ses caractéristiques propres (rond point très large, coûts de l’immobilier à Paris) et ne semble pas applicable de manière élargie.
La mise en place de formes architecturales adaptées aux rond-points peut se fonder sur une ambition profonde de réinvestir ces non-lieux tout en maîtrisant l’étalement urbain. Néanmoins, cette éventualité ne parvient pas à estomper des doutes quant à son potentiel d’urbanité.

 

Postures [Nous]

Tandis que la morphologie du rond-point trouve une origine dans la géométrie des jardins à la française du XVIIe siècle sous l’égide d’architectes tels que André Le Nôtre, sa perversion actuelle en infrastructure routière nous met face à des problématiques symptomatiques de notre époque. Devons-nous continuer à développer des équipements routiers à l’heure où nous nous questionnons sur nos moyens de mobilité? Réfléchir à les reconvertir en anticipant une diminution de l’usage de la voiture? Se réjouir de l’esthétique des mises en scènes pittoresques et chercher de nouvelles thématiques? Travailler à leur investissement en tant qu’espaces pavillonnaires d’exposition d’art en plein air? Estimer ces résidus parcellaires comme un potentiel foncier et imaginer les formes urbaines qui permettront de limiter l’étalement urbain?
Le rond point est un espace sans fin. Il se prend pour le nombril du monde, ramenant tout à lui, bien qu’il renvoie à tout ce qui l’entoure.

1 La France, terre de ronds-points, Sylvie BOMMEL, 12 Août 2013, leparisien.fr
2 Chambres étudiantes avec vue sur un rond-point, Anne-Marie FÈVRE, 14 décembre 2011, libération.fr