Le « Grand paysage comme ressources(s), une recherche POPSU AMP Métropole. L’étang de Berre, un terrain-atelier.

Le paysage comme question métropolitaine a réuni des enseignants-chercheurs des trois établissements de l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires au sein de la  plateforme de recherche POPSU Aix-Marseille-Provence Métropole[1] (2018-2022) et autour du thème le « Grand » Paysage comme ressource(s). En partenariat avec la DGA au projet métropolitain et avec l’appui de la DGA Agriculture, Forêt, Paysages, Espaces naturels de AMP Métropole, cette recherche a reconsidéré les approches socio-économiques des métropoles au filtre d’un paysage moteur et acteur de la construction métropolitaine (Salles et al., 2022), dans un territoire de près de 2 millions d’habitants, à 75% naturel (56%) et agricole (19%) où géographie, richesse biologique des milieux et diversité des paysages sont étroitement liées. Ici, la focale du paysage met en avant de nouveaux équilibres à trouver entre les dynamiques anthropiques et naturelles de la fabrique des territoires. Si ces nouveaux équilibres sont depuis la crise du Covid en haut de l’agenda des politiques territoriales, il n’y a pas encore de réel recul sur la manière dont les questions d’attractivité, d’égalité des territoires et de développement économique peuvent être abordées à partir de choix de gestion économe et qualitative de l’espace, de prévention des risques et des pollutions, et de restauration de la biodiversité, qui sont interdépendants. Aussi, au moment où AMP Métropole a lancé un plan de paysage métropolitain[2], en parallèle à l’élaboration du SCOT métropolitain et d’un atlas de la biodiversité[3], la recherche POPSU AMP Métropole a questionné les conditions d’une transition (écologique et climatique, sociale, économique et énergétique) dans laquelle le paysage peut être moteur et acteur d’un modèle de développement plus résilient, tirant parti de ses richesses naturelles et culturelles. L’étang de Berre est un terrain-atelier particulièrement fertile pour observer les conditions de cette transition par le paysage (Diaz, 2021 ; Folléa, 2019 ; Lagadec et Kempf, 2019).

 

Le Workshop, comme modalité de questionnement de recherche

C’est dans ce cadre d’observation d’une politique métropolitaine en train de se faire qu’a eu lieu le workshop POPSU « Ressourcer l’étang de Berre. Quels paysages en 2050 ? », du 28 juin au 9 juillet 2021 à l'ENSA de Marseille. La thématique est d’actualité pour cette lagune méditerranéenne aux rives très anthropisées, qui est reconnue aujourd’hui comme un milieu naturel et un territoire à enjeux, au niveau national comme aux niveaux régional et métropolitain. En effet, l’étang de Berre a fait l’objet d’un rapport d’information pour sa réhabilitation, au nom de la commissions du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale le 23 septembre 2020.[4] La perspective d’une inscription de l’étang de Berre au patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO y est clairement évoquée, « l’étang de Berre constituerait un bien mixte, culturel et naturel » (p.47), même si depuis, cette candidature n’a pas été retenue. L’étang de Berre et son territoire, habités et exploités depuis l’Antiquité, a connu un double mouvement d’urbanisation et d’industrialisation intensive au cours des XIXème et XXème siècle (Daumalin, 2003), qui a profondément perturbé l’équilibre homme-nature complexe de ce territoire. Depuis, des déséquilibres structurels empêchent l’écosystème de l’étang et sa salinité de se stabiliser. Ils sont en grande partie dus aux déploiements de sites industriels ou logistiques comme la raffinerie de Total à La Mède, l’usine hydroélectrique de Saint-Chamas qui rejette une partie des eaux de la chaîne hydroélectrique Verdon-Durance dans l’étang de Berre depuis 1966, ou encore l’aéroport de Marseille-Provence à Marignane. Ces héritages aménagistes implantés à une trentaine de kilomètre de la ville de Marseille - sur les berges de l’étang et à proximité de milieux humides et d’espaces lacustres de loisir, de pêche, de baignade et de productions maraîchères - sont aussi au cœur des projets d’Aix-Marseille-Provence Métropole. En effet, derrière le renouveau métropolitain de l’étang de Berre, se concentrent des enjeux cruciaux de reconversion économique et industrielle, de qualité écologique et sanitaire, d’attractivité touristique et urbaine, ou encore de valorisation de la culture et des paysages des pourtours de l’étang. Le projet métropolitain Ambition 2040 souligne l’importance « d’assurer la préservation des rivages méditerranéens, la réhabilitation de l’étang de Berre et de tirer parti de leurs atouts » (engagement 11).[5] Ici, la valorisation des paysages et des usages de l’eau renvoie à une attention au bon état écologique du plan d’eau, qui conditionne l’habitabilité de ce territoire métropolitain et son attractivité. À quelles conditions et selon quelles modalités seront-elles possibles ? C’est cette question qui fut posée durant ce workshop, en s’appuyant sur l’hypothèse de la plateforme de recherche POPSU AMP Métropole qui met les ressources des lieux, les qualités des paysages et la richesse des milieux au centre des choix de développement et d’adaptation au changement climatique. La haute valeur culturelle et écologique du territoire de l’étang de Berre en fait un terrain laboratoire unique de cette transition, qui concentre des mutations urbaines, économiques et sociales majeures. Son devenir à l’horizon 2050 questionne la reconversion des héritages de décennies de développements urbains, routiers, portuaires et industriels qui impactent le cadre de vie et la santé des métropolitains, comme ils fragilisent un patrimoine paysager et écologique de zones humides de grande valeur.

Depuis les communes de Berre l’Étang, Rognac, Vitrolles et Marignane au nord-est de l’étang le workshop « Ressourcer l’étang de Berre. Quels paysages en 2050 ? » a proposé de dessiner par le paysage une transition attentive au vivant. Les thèmes guidant les réflexions et les propositions des quatre équipes étaient les suivants :

  1. Paysages ressources de demain : sols, agriculture et industrie.

Les paysages de l’étang de Berre juxtaposent industries lourdes, infrastructures et lotissements résidentiels ou d’activités sur d’anciens sols agricoles ou des zones humides. Le sol y a été une simple surface à occuper, une ressource facile à mobiliser et génératrice de plus-value, y compris pour des relocalisations en agriculture sous serre et hors sol de la plaine de l’Arc. Aujourd’hui, la décarbonation des systèmes de production et des mobilités, la reconversion des industries pétrochimiques et la diversification de l’agriculture en circuit court posent les bases d’un renouvellement territorial inédit. À partir de la commune de Berre l’étang, il s’agira d’amorcer une nouvelle trajectoire où les sols sont une ressource majeure, pour leur valeur nourricière, pour induire de nouvelles proximités entre habitat, production et milieux naturels, comme pour leur capacité à garantir une meilleure habitabilité en contribuant aux dynamiques du vivant (cycle de l’eau, absorption de CO2, trame brume, etc.). Les paysages ressources de demain autour de l’étang de Berre seront des paysages productifs et capables de mettre en œuvre une politique de zéro officialisation nette.

  1. Résilience des milieux anthropiques et naturels : biodiversité et aménités de la ville littorale.

La restauration de l’étang de Berre vise à réduire les apports du bassin versant, à améliorer les entrées d’eau marine et à accompagner la dynamique des habitats naturels. Au-delà, la richesse des milieux naturels, la diversité des habitats de zones humides et des reliefs calcaires, ainsi que la force des paysages constituent des potentiels de résilience. Son sens écologique, de capacité du vivant à s’adapter, s’applique ici à un socio-écosystème complexe et à des usages économiques, résidentiels ou de loisirs. Il s’agira de penser cette ville littorale, comme un espace de cohabitation de tous les vivants, dont les leviers d’adaptation (écologiques, économiques, politiques et sociaux) engagent la complémentarité des logiques naturelles et anthropiques. La littoralisation de Rognac et de Vitrolles se questionne autour d’un sentier littoral et dans la relation aux chemins de l’eau depuis le plateau de l’Arbois, dans un esprit de réversibilité ou de ré-ensauvagement des sols urbanisés. Vivre près de l’étang et profiter de ses espaces de nature sollicitent des qualités d’habiter et de confort, comme des fonctionnalités naturelles, une mobilité durable… Biodiversité et aménités contribuent à dessiner le paysage littoral.

  1. Habiter les paysages du risque : milieux secs et humides face au changement climatique.

Entre Méditerranée et massifs secs de pinèdes et garrigues, l’étang de Berre est une mer intérieure alimentée en eau douce par la Touloubre, la Durançole, l’Arc, la Cadière et la Durance via le canal EDF. C’est aussi un territoire de 235 000 habitants avec de nombreux sites industriels classés Seveso. Le changement climatique, déjà sensible en milieu méditerranéen, y accentue la fréquence et l’intensité des incendies et des inondations, comme l’ampleur des submersions. La focale du risque invite à repenser les équilibres entre littoral et arrière-pays, entre milieux secs et humides, entre paysages naturels et anthropisés. Il s’agira de tirer parti des dynamiques du vivant et des processus en jeu dans la transition climatique pour engager des stratégies d’adaptation ou de gestion où l’agriculture modère les incendies, où la bonne fonctionnalité des milieux humides protège, où les choix de développement régulent les pollutions... Cette adaptation génère de nouvelles relations entre usages des espaces et  entre territoires. Ici, les milieux humides sont indispensables à l'habitabilité du territoire, en complémentarité des massifs secs qui sont aujourd’hui les seuls espaces naturels à être reconnus. Le paysage est un levier de transformation des conditions d’habitabilité en climat méditerranéen.

  1. Attractivité de l’étang de Berre au cœur des espaces naturels et grands paysages métropolitains.

Si l’étang de Berre vu comme un site industriel et pollué a mauvaise réputation, c’est oublier la richesse culturelle de son histoire, la richesse écologique de ses milieux humides et la qualité de cadre de vie que la volonté de classement à l’UNESCO souligne. L’étang de Berre est un territoire habité et défendu par ses habitants pour sa valeur sociale, culturelle et écologique. Il s'inscrit dans une longue trajectoire de développements multiples dont témoignent les paysages de pinèdes, garrigues et rives lagunaires ou plages, de domaines viticoles et cultures sous serres, de villages perchés et villes nouvelles, de zones commerciales et raffineries. Alors qu’une nouvelle trajectoire s’amorce avec la restauration écologique de l’étang et la mutation des industries, il s’agira d’interroger les représentations de l’étang de Berre, sa place en tant qu’espace naturel majeur métropolitain et son attractivité. C’est une question d’image, d’accessibilité et de valorisation de ses imaginaires. Malgré sa dimension exceptionnelle, le paysage de l’étang de Berre n'est pas emblématique, contrairement à la Sainte-Victoire ou aux Calanques dont la surfréquentation a induit une campagne de dé-marketing. Aussi, à un moment où l’accès aux espaces naturels est une question de santé publique, l’attractivité de l’étang de Berre invite à penser un aménagement du territoire équilibré autour des espaces naturels métropolitains.

Figure 1. Affiche du Workshop © ENSP

Entrer dans le territoire et les paysages de l’étang de Berre pour les mettre en projets

Pour démarrer le workshop, le parti pris de compréhension du territoire a été immersif et a cherché à installer une familiarité autour de différents points de vue émanant d’acteurs locaux et nationaux de l’aménagement métropolitain, de connaissances scientifiques du territoire et au contact du terrain avec le bureau des guides du GR2013. Le workshop a aussi été conçu comme un lieu d’intelligence collective, visant à co-construire la recherche de façon ouverte et interactive, en invitant et en mobilisant lors des séminaires et des marches de terrain des élus et des acteurs métropolitains ou de l’étang de Berre, le comité national POPSU et les personnes ressources qui ont accompagné la co-construction des résultats de la recherche et leur validation, mais aussi en allant à la rencontre des riverains.

Le séminaire d’ouverture du 28 juin 2021 a permis aux participants du workshop de situer les questionnements du workshop dans les enjeux d’une recherche portée à la fois par AMP Métropole et le programme national POPSU Métropole. Michel Roux, vice-président au Projet Métropolitain, a rappelé l’importance de valoriser et de préserver le « capital paysage » de la métropole, aujourd’hui doublement fragilisé par des choix de développement et le changement climatique. Puis Hélène Peskine, secrétaire permanente du Plan Urbanisme Construction Architecture, et Vincent Fouchier, DGA au Projet Métropolitain de AMP Métropole, ont pointé en quoi le paysage est un enjeu métropolitain et un levier pour engager un nouveau modèle de développement. Après cette entrée en matière, le terrain de l’étang de Berre a été informé par deux conférenciers qui ont défendu des visions très différentes de l’étang, de son histoire et de son avenir. Xavier Daumalin, professeur d'histoire contemporaine (Aix Marseille Université - UMR TELEMME) a ouvert la séance sur « La mémoire conflictuelle oubliée d'un territoire industriel pluricentenaire : l'étang-de-Berre ». Il est revenu sur les contestations environnementales qui ont accompagnées très tôt les différentes phases de l’industrialisation des rives de l’étang. Puis Matthieu Duperrex, artiste et maître de conférence en sciences humaines et sociales (ENSAM - INAMA) a présenté un « Plaidoyer pour un paysage sentinelle », où les paysages de l’étang de Berre sont des paysages d’alerte révélateurs d’une esthétique, traduisant de nouvelles relations à la nature. Le séminaire s’est conclu sur une double vision politique. Didier Khelfa -maire de Saint-Chamas, conseiller de territoire du Pays Salonais, président du GIPREB et vice-président au Budget et Finances de AMP Métropole- est parti de son attachement à l’étang pour évoquer la manière dont l’action du GIPREB, syndicat mixte pour la réhabilitation de l’étang de Berre, traverse des enjeux à la fois locaux et métropolitains, qui rencontrent aujourd’hui l’attention nationale portée à la réhabilitation de l’étang. Il parle d’un « alignement de planètes » en donnant le mot de conclusion au député des Bouches du Rhône Jean-Marc Zulesi, le rapporteur de la mission d’information parlementaire sur la réhabilitation de l’étang de Berre. Celui-ci a rappelé la convergence des préoccupations nationales, métropolitaines et locales pour engager un nouvel avenir autour de l’étang de Berre. Ils ont ouvert la voie à des réflexions où le bon fonctionnement de l’écosystème de la lagune est une question de bien vivre autour de l’étang, d’usages de loisirs et de bonne gestion de ses ressources.

Les textes présentés dans ce numéro 5 de Sud Volumes Critiques permettent de rentrer dans le concret de la découverte du terrain et des propositions des quatre équipes ayant participé au workshop.

Dans un premier texte intitulé « Terrain et découverte du site. Une plongée en terrain avec le Bureau des Guides », Eugénie Denarnaud nous propose une narration à propos des marches qui permettent une approche des rives de l’étang de Berre, une connaissance du site, du territoire habité. Si l’étang de Berre est vaste et que onze communes prennent place sur ses rives, les deux journées marchées ont suivi des itinéraires circonscrit à la partie Est de l’étang avec la marche du delta de l'Arc et une marche de Rognac à Vitrolles. Ces journées de marches furent des moments de rencontres des acteurs de ce territoire, habitants, hommes et femmes engagés dans des associations, gestionnaires, chercheurs. La pratique du terrain par la marche a pour but de mettre les participants au workshop « dans un état de réception accrue » d’informations, ce qui est primordial dans la démarche du projet de paysage pour lequel l’environnement et le paysage sont des ressources essentielles (Careri, 2013 ; Chardonnet-Darmaillacq, 2016 ; Les Carnets du paysage, 2021). Le bureau des guides du GR2013 avait conçu ces deux journées pour prolonger par la marche le séminaire d’ouverture en y associant un plus large public. Ils nous ont fait partager leur connaissance fine du territoire, celle des conférenciers invités (Michel Peraldi, Aline Wiame, Thomas Bellouin) et celle des acteurs et défenseurs de l’étang et ses rives que le bureau des guides du GR2013 avait rencontrés lors de ses expéditions Pamparigouste, à la recherche de l’étang perdu.

Figure 2. Conférence de Michel Peraldi - 30 juillet 2021© ENSP

 

Figure 3. Marche entre vigne et pétrochimie, Berre l’Étang - 29 juillet 2021© ENSP

Figure 3. Marche entre vigne et pétrochimie, Berre l’Étang - 29 juillet 2021© ENSP

 

Les quatre textes suivants restituent les travaux du Workshop, où chacune des quatre équipes a choisi un des 4 thèmes proposés. Les ateliers ont été encadrés par des enseignants chercheurs en architecture, aménagement et paysage,[6] comme ils ont pu profiter de l’expertise de Marc del Corso et de Florence Hannin, du service paysage de AMP Métropole. Les participants provenaient de disciplines et d’écoles diverses :  paysagiste à la Chaire Terre et paysage de l’ENSP, doctorante en paysage de l'université de Cergy-Pontoise et au Laboratoire de Recherche en Projet de Paysage, étudiant.e.s en Master Paysage à l’ENSP, en Master Design à l’ENS Paris-Saclay, en Master d’urbanisme à Sciences Politiques Bordeaux, en Master d’ingénieur Université de technologie de Compiègne, en Master Architecture à l'École Nationale Supérieure d'Architecture et de Paysage de Lille, à l’École des Beaux-Arts de Marseille, ainsi que deux habitants du territoire.

Figure 4. L’équipe des participants au workshop lors de la restitution à l’ENSA.M - 9 juillet 2021 © S. Salles Antoine Angot, Falilou Bah, Alexis Campagne, Alice Caron, Lucie Constantin, Adriano Duarte, Antoine Fouquet, Marie-Laure Garnier, Anaïs Malmazet, Agathe Maurel, Emma Morillon, Émile Murat, Robert Rossi, Clara Souleihavoup, Nancy Wilson et Ghita Serrhini

 

 

Figure 5. Le projet en construction et en débat - ENSA.M juillet 2021 © S. Salles

 

Dans le deuxième texte « Habiter en zone hostile : fiction et gestion des risques à l’Est de l’Etang de Berre », Éric Dussol évoque les travaux de l’équipe qui a répondu à la thématique : Habiter les paysages du risque : milieux secs et humides face au changement climatique. L’équipe a utilisé la méthode dite du Design-Fiction. A partir des connaissances accumulées, ils ont élaboré des scénarios nommés des « futurs-fictions » qui prennent en compte les risques auxquels les sites sont soumis : le risque incendie, le risque de montée des eaux et la submersion, et le risque industriel.

La réponse de la seconde équipe, questionnant la Résilience des milieux anthropiques et naturels : biodiversité et aménités de la ville littorale, est décrite par Eugénie Denarnaud. Dans « Résilience des milieux anthropiques : Comment réconcilier nature et industrie ? », on comprend que face à l’aspect hétérogène des différents aménagements, l’équipe a souhaité faire une proposition qui aille dans le sens d’une réversibilité des chocs qu’a subi ce grand territoire depuis sa rapide conversion à l’industrie à la fin du XIXème siècle et courant XXème, et s’attache à la géographie des lieux pour tenter une mise en relation plus nette entre ces territoires. Les outils utilisés sont « innovants » et font appels à des théories des disciplines SHS comme la « théorie des acteurs réseau » de Bruno Latour (Akrich, Callon et Latour, 2006) ou encore la pensée de Philippe Descola (2005).

Le quatrième texte, de Ken Novellas expose la démarche de la 3eme équipe, « La plaine de l’Arc à Berre-l’Etang : un territoire entre deux eaux Rédaction », qui s’attache, en lien au thème Paysages ressources de demain : sols, agriculture et industrie, à appréhender le sol comme un levier de projet, influençant l’occupation humaine future du territoire. La plaine à cultiver étant devenu une surface à occuper, par le développement de l’industrie au début du XXe siècle et par un étalement urbain constitué de pavillons. Les enjeux des changements climatiques amenant à reconsidérer ce rapport au sol, l’objectif de cette équipe est de construire une nouvelle stratégie foncière par le paysage à Berre-l’Etang. Les cartographies et blocs diagrammes exposent les évolutions possibles des usages du sol, et le projet propose de « faire avec » les mouvements de l’eau : montée du niveau de la mer et avec la mobilité de l’Arc, la connaissance des sols est alors essentielle pour tous projets.

Le 5eme et dernier texte concerne « La mise en tourisme des paysages hybrides de l’étang de Berre : le plan d’eau comme espace de mobilité ». Ken Novellas explique que, au sein de la thématique Attractivité de l’étang de Berre au cœur des espaces naturels et grands paysages métropolitain, l’idée qui guide ce projet est de penser l’efficacité de la mobilité autour de l’étang de Berre, en croisant préservation et attractivité des milles paysages des pourtours de l’étang, si singuliers et diversifiés. Les éléments graphiques utilisés par l’équipe démontrent le potentiel du plan d’eau comme espace de mobilités plurielles, pour retisser des continuités entre les paysages et établir une mise en réseau de lieux. L’objectif est de permettre la découverte des paysages selon des modes doux ou plus rapides, mais toujours adaptés aux lieux auxquels ils donnent accès. Ces différentes formes de mobilités permettent aussi la sensibilisation à la nécessité de préserver des milieux humides particulièrement fragiles.

 

Débattre les trajectoires de transition

La restitution de ces travaux, le 9 juillet 2021 à l’ENSA.M, a été l’occasion de débattre des projets et des visions des équipes avec le public participant à la restitution, ainsi qu’avec des experts invités aux tables-rondes développant les thèmes proposés à la réflexion des équipes.

Didier Réault, vice-président à la Mer, Littoral, Cycle de l'eau et Gemapi de AMP métropole, conseiller de territoire Marseille Provence, vice-président du Conseil départemental et président du parc national des Calanques a conclu la journée. Il a parlé de l’importance du rôle joué par la biodiversité, les milieux naturels et les espaces de nature à l’échelle de la métropole Aix-Marseille-Provence. Cette importance est à la mesure de la complexité à mettre en œuvre une politique métropolitaine attentive à des ressources naturelles qui sont précieuses, à l’image de l’étang de Berre et de ses rives, dont font partis les paysages dans toutes leur diversité. En ce sens, la métropole Aix-Marseille-Provence pourrait être une métropole-paysage où le vivant rassemble,[7] comme elle l’affiche, dès lors qu’elle porte une vision dynamique et inclusive du vivant. Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévôt ont souligné la nécessité de lier nos expériences de la nature aux enjeux politiques : « savoir ne suffit visiblement pas. Il faut le vécu. L’expérience » (Fleury et Prévôt, 2017, p.9). Sur le terrain de l’aménagement, cela milite pour que l’attention aux dynamiques du vivant, aux milieux naturels et aux paysages que nous produisons soient au premier plan des politiques d’habitat, de développement ou de mobilité. Cette interdépendance des enjeux de l’aménagement et des enjeux écologiques est essentielle pour engager une trajectoire de transition qui soit à la fois écologique, sociale, économique et climatique.

Les résultats du workshop ont clairement montré que les enjeux des paysages à l’horizon de 2050 sont des enjeux de gestion et d’aménagement du territoire métropolitain : pour requalifier les espaces balnéaires ou habités, en relation avec les mutations de l’agriculture et des industries ; pour accompagner une montée des eaux qui recompose les relations entre littoral et arrière-pays ; pour aménager avec des dispositifs d’adaptation aux risques qui fabriquent des espaces qualitatifs ; pour diffuser l’attractivité dans tous les territoires de la métropole. Dans tous les projets développés, les espaces de nature et les paysages sont bien plus qu’une ressource territoriale non reproductible et non dé-localisable, à exploiter ou à valoriser pour le développement local (Toublanc, 2013). Là, l’expérience du paysage permet une compréhension directe et concrète des dynamiques naturelles, mais aussi de leurs interrelations avec les projets qui fabriquent les paysages dans lesquels nous vivons et nous vivrons. Cette compréhension concrète de nos environnements condamne toute définition strictement socio-économique de la ressource naturelle ou paysagère. Dans cette vision utilitariste et anthropocentrée, la ressource n’existe que parce qu’elle est utilisée ou utilisable, mais elle n’existe pas pour sa valeur d’existence propre.[8] À l’inverse, les projets des quatre équipes illustrent tous la manière dont les défis de la transition impliquent de considérer la valeur d’existence des ressources naturelles. La fertilité des sols, le cycle de l’eau, les dynamiques du vivant sont les conditions premières de l’habitabilité des territoires et non plus de sa seule attractivité. De ce point de vue, la richesse des espaces naturels et la diversité des paysages ne sont pas des aménités en soi, ni des décors à disposition. Ils forment ensembles des paysages-ressources, c’est-à-dire des socio-écosystèmes en interaction dont la pérennité, l’adaptation et la bonne fonctionnalité dépendent d’équilibres hybrides, entre nature et culture, qui sont le cœur de cible de la compétence métropolitaine de valorisation du patrimoine naturel et paysager. Ici, une approche basée sur le paysage -landscape-based- (Fabos, 2019) élargit le spectre des solutions basées sur la nature -nature-based- promues par l’Union International pour la Conservation de la Nature (UICN). Les conclusions du Workshop pointent, au travers du terrain-atelier de l’étang de Berre, que l’enjeux de l’aménagement de l’espace aujourd’hui est d’inscrire les organisations territoriales dans une meilleure prise en compte des systèmes naturels qui les soutiennent.

 

 

Bibliographie

 

[1] La recherche soutenue par le programme POPSU Métropoles (GIP EPAU – Europe des Projets architecturaux et urbains) a été conduite sous la responsabilité scientifique de Vincent Piveteau et Sylvie Salles, professeurs à l’École Nationale Supérieure de Paysage (Larep) et, côté AMP Métropole, sous la direction de Michel Roux et Vincent Fouchier, respectivement Vice-Président et Directeur Général Adjoint au Projet Métropolitain, avec l’appui technique de Marc Del Corso et Florence Hannin (service Paysage). L’équipe de recherche a réuni les laboratoires Larep (ENSP), Lieu et UMR TELEMME (IUAR), Project[s] et INAMA (ENSA.M), ainsi qu’Image de Ville et le Bureau des Guides du GR2013.

[2] Le maître d’œuvre du Plan de paysage de la métropole AMP est l’agence de paysage Folléa-Gautier associée à Puya Paysage, Biotope, Blezat Consulting et au photographe Patrick Delance: Folléa-Gautier et al., La marge au centre, diagnostic du plan paysage métropolitain AMP, MAMP, fév. 2021.

[3] AGAM-AUPA, Atlas de la biodiversité : le vivant nous rassemble, AMP Métropole, juin 2021.

[4] Les députés Pierre Dharreville et Éric Diard ont présidé la mission d’information parlementaire sur la réhabilitation l’étang de Berre dont le député Jean-Marc Zulesi a été rapporteur en septembre 2020.

[5]  AMP Métropole, Ambition 2040 : 12 engagements pour une métropole à vivre, DGA au Projet métropolitain et Conseil de développement, Marseille, juin 2018, p.113.

[6] ENSAM : A. Biehler, E. Dussol, I. Maire, S. Steenhuyse - ENSP : E. Denarnaud, J.B. Lestra, K. Novellas, S. Salles, L. Thierrée, F. Wattellier – IUAR : J. Dubois, J-N. Consalès, B. Romeyer – URCA : F. Mancebo.

[7] L’atlas de la biodiversité de AMP Métropole, cf. note 3, affiche dans son titre : « le vivant nous rassemble ».

[8] La Fédération nationale des agences d’urbanisme a redéfini la ressource territoriale, en lien au bien commun, autour de l’économie du partage, des pratiques collaboratives et de l’innovation, mais sans remette en cause la définition socio-économique de la ressource paysagère : FNAU, À la recherche du bien commun territorial, actes de la 35e rencontre nationale des agences d’urbanisme, Paris, 17-18 nov. 2014.

Résilience des milieux anthropiques, ou comment réconcilier nature et industrie ?

Dans le cadre du workshop « Ressourcer l’étang de Berre » organisé conjointement par l’ENSA-M, l’ENSP-Marseille et l’IUAR en juillet 2021, un groupe de participants a souhaité travailler sur la résilience des paysages marqués par l’empreinte industrielle historique et encore palpable du site. Après deux jours d’immersion sur le terrain avec comme moyen de découverte des lieux la marche comme outil exploratoire (Denarnaud, 2021), ils ont dressé le constat suivant. Marqué par l’aspect hétérogène des différents aménagements, le groupe de concepteurs, constitué d’Alice Caron, cartographe[1], Antoine Fouquet[2], Emma Morillon paysagiste conceptrice[3], Émile Murat et Ghita Serrhini, respectivement étudiants paysagiste à l’ENSP et étudiante ingénieure[4] a dès le démarrage du studio, émis l’idée de travailler sur le concept du paysage résilient. Cette notion leur a permis de trouver une posture capable de soutenir la création d’une nouvelle armature pour relier des espaces morcelés qui composent les sites visités de l’étang de Berre. Ils entendaient par résilience, le fait de faire une proposition qui aille dans le sens d’une réversibilité des chocs qu’a subi ce grand territoire depuis sa rapide conversion à l’industrie à la fin du XIXème siècle et courant XXème, laissant à l’époque contemporaine de vastes espaces industriels dégradés, dont l’obsolescence devient une véritable matière à projets pour le XXIème siècle. [Figure 1]

 

Figure 1 - Résilience, photographie réalisée lors des visites de terrain, Rognac, 2021, © A. Caron, A. Fouquet, E. Morillon, E. Murat, G. Serrhini.

 

Constat d’un territoire pulvérisé

Les observations du groupe étaient axées dans le sens d’un territoire qu’ils décrivaient comme pulvérisé.

Dans leur état des lieux ville, industrie et agriculture se côtoyaient dans le bassin de l’Arc. La plaine de Berre possédait une proximité rompue avec l’étang, du fait de l’abondance de zones impénétrables dédiées à l’industrie. Elle n’avoisinait pas l’étang de façon fluide à cause d’un ensemble d’infrastructures qui venaient empêcher ce rapport géographique pourtant évident.

Ces observations faites, le groupe s’est attaché à la géographie des lieux et au paysage (Besse 2021) pour tenter une mise en relation plus nette entre ces territoires proches spatialement mais maintenus dans une forme d’éloignement. La fragmentation de ce paysage découlait, selon eux, de situations de mitoyennetés de différents ordres qui créaient un espace hétérogène, véritable enjeu du projet. [Figure 2]

 

Figure 2 - Enjeux du territoire. Plan des mitoyennetés réalisé par le groupe de travail. Il situe les zones urbanisées (liseré et hachures grises), les espaces agricoles (hachures jaunes) et les emprises industrielles (liseré rouge) sur les communes de Rognac (à droite) et de Berre-l’étang (à gauche).

 

Des outils innovant en action : de la piste sonore à l’herbier d’acteurs

Dans le but de parvenir à un projet d’aménagement qui puisse donner à l’étang de Berre et à son grand paysage un aspect plus fluide et unifié, les participants ont proposé de travailler avec des outils originaux.

Puisqu’il n’existe jamais de « retour à l’état initial » possible, ils ont souhaité intervenir par un ensemble de transitions douces, permettant un principe d’hybridations des différents espaces disjoints déjà mentionnés. Pour parvenir à établir les grandes lignes d’aménagement, d’un projet réalisable à longue échéance, ils décidèrent de travailler par le biais poétique et fictionnel, en faisant une psychanalyse du paysage. À la façon de l’ANPU qui prône de « coucher les villes et les territoires sur le divan », de « détecter les névroses urbaines » et de « proposer des solutions thérapeutiques adéquates »[5], le groupe a tenté de psychanalyser ce paysage.

Pour rendre palpables ces frottements et voisinages complexes, l’équipe décida en plus de réaliser des cartes diachroniques [Figure 3] de proposer des supports immersifs sensibles tels qu’une piste sonore qui décortiquait les ambiances plurielles du territoire. Cette création se focalisa autour du son de l’eau, élément prédominant dans leur projet. La piste sonore fût incluse dans le projet sous forme d’un QR code accessible au grand public.

 

 

 

Figure 3 - Cartes diachroniques de la réouverture des vallons côtiers dits vallats à une perméabilité écologique, avec restauration des habitats naturels et de la fluctuation des niveaux d’eau selon un scénario progressif de 2030 à 2050, sur la commune de Berre-l’étang, Marseille, 2021.

 

Dans la même dynamique de déplacement du regard et des sens, le projet fut précédé par un herbier des acteurs du territoire. À la façon d’une collecte, chaque actant humain ou animal, animé ou inerte, a été rassemblé dans un herbier visant à faire comprendre l’importance des systèmes d’échanges afin d’entrevoir une entité plus résiliente. À niveau égal animaux, végétaux et minéraux constituaient les diverses forces en place : roches, bivalves, zostères, escargots, poissons, plantes, collectivités, groupes industriels, incarnaient le jeu d’acteurs. Ainsi, tous mis au même niveau par cette tentative de décentrement des attentions, cet outil du projet a permis de questionner l’anthropocentrisme des regards lorsqu’il s’agit de penser la métropole de demain, faisant directement référence à la « sociologie des acteurs réseau » qui selon ses auteurs : « met l’accent sur la capacité de chaque entité, spécialement les entités non humaines, à agir ou interagir d’une manière spécifique avec les autres humains ou non humains » (Akrich, Callon, Latour, 2006) ou encore à l’approche péripathétique que prône l’anthropologue Philippe Descola, soit une approche décentrée du sujet avec une attention à le mettre en relation par et dans son contexte (Descola 2018). [Figure 4]

 

Figure 4 - Herbier des acteurs, réalisé par le groupe de travail, Marseille, 2021.

 

Un projet situé localement dans une attitude prospective

 

Pour que le système étang de Berre puisse être rééquilibré suite à un ensemble de chocs subis au cours des siècles derniers, le projet se proposait d’envisager qu’à l’horizon 2050 le trait de côte actuel serait submergé, engloutissant les limites qui figeaient le site. Ce postulat permettait de voir le terrain de 2021 totalement réorganisé dans un nouveau paysage littoral.

Le propos de cette projection était de comprendre comment - à partir d’un supposé fictionnel - recréer du lien entre les entités paysagères du site revenait à fédérer également les acteurs. Les notions de coopération territoriale, de valorisation, de diversité, de connexions paysagères, de retour à une échelle locale et de multiplicité d’usages étaient affirmées dans ce projet.

Le site qui permettait cette refonte des logiques paysagères et des acteurs qui les constituent se situait précisément dans les interstices, les espaces de friction entre les entités du territoire, en l’occurrence les espaces de vallats (cours d’eau à régime torrentiel méditerranéen). Ces espaces de marges ou de tiers paysages (Clément 2020) sont ceux des couloirs d’infrastructures qui fragmentent les lieux au niveau des espaces industriels, des interfaces entre l’étang et des entrées de villes. Ces seuils impraticables étaient la clef du projet. Leur expérimentation provenait des observations de terrain, qui furent cruciales dans cette approche.

 

Les trois cas de Berre-l’étang, Rognac et Vitrolles exposés dans le projet permettaient de visualiser que la réouverture de ces vallats recréait des zones naturelles. Ces ouvertures rendaient possibles des liens entre agriculture de proximité et espaces habités via la marche et les circulations douces, et proposaient de relier les espaces perpendiculairement à l’étang, ce qui était impossible au moment du démarrage du projet. De plus, l’ouverture de ces zones de fonds de vallons permettait l’existence de nouveaux axes de circulations et préfigurait un territoire urbanisé qui prendrait en compte le risque de l’augmentation du niveau marin dans une logique inclusive pour reconnecter le territoire à son grand paysage.

 

Bibliographie :

Clément Gilles, 2020, Manifeste du tiers paysage, Nouvelle édition, éditions du commun, Paris, 80 pages.

Denarnaud Eugénie, 2021, « La Marche et la rôde comme outils de connaissance », in Les Carnets du paysage, La Marche, 39, Actes Sud, ENSP, Arles, pp. 27-37.

Besse, Jean-Marc, 2021, Voir la Terre, Six essais sur le paysage et la géographie, Nouvelle édition, Parenthèses, Marseille, p 97, 173 pages.

Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno, 2006, « La sociologie de l’acteur réseau », in Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Presses des Mines, Paris, pp. 267-276, [DOI : https://books.openedition.org/pressesmines/1181], (Consulté le 20 octobre 2022).

Descola Philippe, 2018, « La résonance des compositions des mondes », Entretien avec SIMENEL Romain, Fondation Fyssen, Paris, [DOI : https://www.fondationfyssen.fr/fr/anthropologie-sociale/resonance-compositions-mondes/], (Consulté le 20 octobre 2022).

 

[1] Agence Là, là ou là.

[2] Etudiant en urbanisme à Sciences Politiques Bordeaux.

[3] Chaire Terre et paysage, ENSP Versailles-Marseille.

[4] Université de technologie de Compiègne et actuellement Doctorante CREER, Équipe ERT (Eau, Ressources, Territoires)
IMT Mines, Alès.

[5] Agence nationale de psychanalyse urbaine [DOI : https://www.anpu.fr/], consulté le 20 octobre 2022.

Ressourcer l'étang

1. Habiter en zone hostile : fiction et gestion des risques à l’Est de l’Etang de Berre.

 

    a/Sujet, thème et parti pris : le risque comme atout

 

Le choix du groupe de participants ayant réalisé le projet intitulé « Habiter en zone hostile : fiction et gestion des risques à l’Est de l’Etang de Berre », porte sur une action particulière, celle d’envisager le sujet comme une fiction et d’élaborer différents futurs pour le territoire investi. C’est ainsi qu’à partir des documents officiels et publics auxquels chaque habitant peut accéder, l’équipe constituée d’Anaïs Malmazet, étudiante en Master ENSP Versailles, Clara Souleihavoup, étudiante en Master 1 Recherche Design ENS Paris-Saclay, Nancy Wilson et Alexis Campagne, a élaboré des scénarios (des « futurs-fictions ») qui prennent en compte les risques auxquels les sites sont soumis.

On en dénombre trois : le risque incendie, le risque de montée des eaux et la submersion qui lui est associée, et le risque industriel qui se traduit par des explosions potentielles des installations. On a confronté ces données à celle de la possibilité de continuer à habiter les lieux, soit en préservant ce qui existe, soit en envisageant des positionnements nouveaux. Ainsi, le Bail Réel Immobilier Littoral (BRILI)1, s’il est un outil qui n’a jamais été appliqué mais seulement envisagé, sert de socle aux futures formes d’urbanité des rives de l’Etang. Il permet de valoriser existant et futur à hauteur de leurs fragilités respectives face à l’hostilité.

L’image de ces fragilités peut être illustrée par la commune de Berre-l’Etang, dans laquelle la superposition de plusieurs risques majeurs rend toute planification délicate. Les accidents et phénomènes récents (inondations et mouvements de terrains en 2003, 2008 et 2011 ; accidents industriels en 2015 et 2019 ; incendies de forêt en 2016 et 2020) sont autant d’éléments incontournables pour toute pensée sur le territoire.

Représentation des risques de mouvements de terrain, d’inondation et d’exposition au bruit aérien, carte de synthèse élaborée par les membres de l’équipe.

 

b/ Les outils mis en œuvre

 

Plusieurs outils sont ont été convoqués, qu’ils soient d’analyse ou de prospective : la lecture des documents de l’urbanisme réglementaire renseigne sur un état futur, le dessin en coupe permet a permis de prendre en considération le phénomène de montée des eaux, le diagramme autorise a autorisé la pensée appliquée au risque incendie, le plan à grande échelle illustre (…) l’ampleur du possible accident industriel, enfin, la visite de site informe (…) sur de la qualité de résilience des lieux. En regard de ces éléments factuels, liberté est prise de les confronter à des futurs-fictions présentés sous forme de frises chronologiques. Chacun [des futurs] est envisagé en fonction de l’un des risques choisis, et donne lieu à des modèles applicables en d’autres situations de l’Etang.

Un élément important qu’introduit la réflexion est celui de la saisonnalité. On considère en effet que certaines manifestations des risques seront plus présentes en saison chaude (incendies de forêt), d’autres en basse saison (inondations), alors que le risque industriel supplante toute temporalité.

La méthode employée est celle dite du Design-Fiction2 utilisé comme support à une histoire spéculative et mis en œuvre à travers des scénarios qui intègrent l’incertitude comme une composante. Un futur souhaitable est ainsi créé au travers de l’expérimentation et de la manipulation d’outils créatifs.

Si un tel outil fait sens dans le cadre de cette recherche, c’est parce qu’il prend pour socle les réalités des risques, dont les manifestations sont connues et enregistrées depuis des décennies.

 

c/Traduction en projet ou comment agir avec les risques

Le principe de mise en place de la zone coupe-feu. Dessin Nancy Wilson

 

 

 

 

Le projet présente trois futurs possibles, chacun étant inscrit dans un scénario dont le support est constitué par l’un des risques majeurs auquel est soumis le territoire de l’Etang de Berre.

Pour la submersion marine et la montée des eaux, liées aux changements climatiques, la réponse consistera à réaliser un parc marin qui absorbera les eaux en surplus, tout en développant des pratiques de bord d’étang qui soient respectueuses des espèces présentes. La particularité de ce projet étant qu’il sera réalisé a posteriori, c’est-à-dire après avoir pris la mesure du phénomène.

Pour l’incendie de forêt, on élabore un Plan de Gestion très précis et basé sur la connaissance acquise dans des situations similaires. On sait ainsi appliquer des savoirs, sinon des solutions, qui permettront de préserver nature et constructions. Les dessins, en coupe ou en perspective, donnent à voir les possibles : route coupe-feu, plantations en mosaïque, entretiens, mises en place de secteurs ouverts, sont autant de manières d’être face à l’hostilité. Ce Plan permettra de créer un nouveau secteur réglementaire, la ZHRT ou Zone d’Habitation en Risque Tempéré, dans laquelle il sera possible de vivre en fonction du risque.

 

Enfin, l’accident industriel est vu comme le moteur de la résilience. S’il définit une zone dans laquelle aucune installation n’est possible, cela dessine l’occasion de repenser des sols aujourd’hui pollués et d’en envisager des transformations vertueuses : depuis la zone d’expérimentation pour un Centre de Recherche en Dépollution par le Vivant, jusqu’à la création d’une Zone de Reconversion de l’Agriculture en Hors-Sol en passant par la mise en place d’une digue de rétention des dépôts d’hydrocarbures, ce sont l’ensemble des sites industriels qui s’ouvrent à de nouvelles potentialités.

Ce qu’autorisent ces projets, c’est le développement et le maintien du BRILI à travers les âges. Mais la liberté que donne le design-fiction permet d’inventer un nouvel outil qui intègre la capacité de résilience des lieux comme des personnes. Ainsi nait le BRIRI, ou Bail Réel Immobilier du Risque Industriel, dont on se demande presque comment il n’a pu être envisagé jusque là. Ainsi, habiter en zone hostile prend un sens nouveau : vivre avec les risques et leur transformation, c’est avant tout laisser au vivant la place dominante, et le soin pour les situations vertueuses de reprendre corps et âme dans des territoires où la fiction rattrapera la réalité.

Une représentation graphique du risque industriel. Dessin Anaïs Malmazet

 

 

c/Conclusion : la fiction comme support de solutions

 

On se rend compte que tous ces modèles d’anticipation n’auront été possibles que dans l’apport du design-fiction, entendu comme méthode employée face à l’incertitude. En effet, on ne pense aujourd’hui le devenir des sols qu’au travers de ce qu’un accident y laissera, pas en s’appuyant sur lui ou sur sa potentialité à être. L’occurrence du risque n’est mesurable qu’après qu’il soit survenu, la statistique fait alors projet. Le design-fiction bouscule cette manière de penser les lieux, il n’affirme rien mais cherche à éveiller les consciences au travers de réflexions prospectives, qui envisagent un futur différent.

 

1     Le Bail Réel Immobilier Littoral (BRILI) est l’un des trois     outils présentés dans la proposition de loi portant adaptation des     territoires littoraux au changement climatique. Il est consenti dans     le cadre d’une ZART (Zone d’Activité Résiliente et Temporaire)     pour une durée comprise entre 5 ans et la date de réalisation du     risque de recul du trait de côte.

2     Le    Design Fiction est une approche prospective (visant à faire émerger     des idées en imaginant une situation future) utilisant les     techniques du design, du prototypage, de la narration ou encore de     la vidéo. Bruce Sterling,     Shaping Things,     MIT Press, 2005. 152 p.    

Densification pavillonnaire et énergie

Résumé

Le réchauffement climatique, l’épuisement et le coût des énergies fossiles sont autant d’interrogations qui mettent la question de l’énergie au centre des préoccupations du monde actuel. Cette question est plus cruciale lorsqu’elle est liée au bâtiment et au transport. En effet, ces deux secteurs sont considérés, selon le service de l’observation et des statistiques parmi les secteurs les plus énergivores en France puisque à eux deux ils totalisent près 78 % des consommations énergétiques.

Par ailleurs, le secteur résidentiel est responsable, à lui seul, de 30 % des consommations, sachant que 75 % des logements qui seront habités en 2050 sont déjà construits. L’enjeu le plus important n’est donc pas le neuf mais bien la rénovation. Or dans l’habitat ancien, l’agence Enertech[1] souligne que seule une minorité de propriétaires réalise des travaux d’efficacité thermique, souvent de manière partielle compte tenu des coûts très élevés de la rénovation complète des bâtiments. En effet, les habitations d’avant 1975, notamment les maisons pavillonnaires dont la part est de 55 % du parc logement, ont une consommation de chauffage par m² deux fois plus élevée que les habitations plus récentes. Cette forte consommation est généralement accompagnée à une consommation énergétique liée aux transports étant donné que ces pavillons sont souvent implantés en dehors des centres urbains. En plus d’un accroissement de l’étalement urbain des tissus pavillonnaires sur des terrains agricoles, cette situation fait craindre une amplification des situations de vulnérabilité énergétique pour les ménages dont la facture de chauffage s’alourdit fortement ce qui les conduit à se restreindre en sous-chauffant.

Partant de ce postulat, je me suis interrogée sur les leviers permettant d’une part de contrôler le grignotage des terres agricoles/naturelles en France dû à l’étalement urbain et d’autre part de réduire la part des consommations d’énergie domestique de l’habitat pavillonnaire. Cet objectif a été appuyé également par le fait que l’état ne cesse de multiplier ces progrès en termes de renouvellement urbain notamment avec l’apparition de loi SRU en 2000, puis récemment encore la loi ALUR en 2014. « Refaire la ville sur la ville » est devenu donc l’un des mots d’ordre de l’aménagement urbain susceptible de concilier maîtrise de l’étalement urbain et l’appétence des français pour la maison individuelle. [Miet., 2012]. De ce fait, la densification des quartiers pavillonnaires me parait comme une alternative clé qui pourrait réduire les consommations énergétiques des ménages tout en bénéficiant de nouveaux logements.

Pour répondre à cette problématique, j’ai proposé une méthode qui consiste à croiser une approche intensive centrée sur un petit nombre de cas avec une approche extensive basée sur une échelle plus large, en l’occurrence celle de la métropole Aix Marseille Provence. La première échelle qui est celle du quartier permet d’estimer/mesurer les consommations d’énergie liées au chauffage des différents scénarios de densification et de vérifier/valider par la suite les résultats obtenus sur une échelle plus étendue. La seconde échelle qui est celle de la métropole a pour but d’identifier le gisement potentiel à la densification selon des critères définis par la démarche BIMBY, mais aussi d’évaluer le bilan énergétique que peut produire ce gisement par typologie constructive.

 

Problématique et hypothèses

En janvier 2016, le projet de loi a mis en place la création institutionnelle de la métropole Aix-Marseille Provence (AMP). Ce vaste territoire fusionne six établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Située dans le sud-est de la France, dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (PACA), l’aire métropolitaine d’Aix-Marseille, avec ses 1,75 million d’habitants, est considérée comme la troisième plus grande aire métropolitaine française, après celle de Paris (11,9 millions d’habitants) et de Lyon (1,9 million). Elle se retrouve donc de plus en plus soumise à une forte consommation de l’espace par l’urbanisation, notamment avec l’apparition du phénomène de périurbanisation[2]. Un processus qui trouve son origine dans les pays anglo-saxons aux années 1940, et qui désigne, selon le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, « l’espace d’interpénétration de la ville et de la compagne caractérisé par l’importance des migrations quotidiennes de travail vers la ville et par le développement, en périphérie, de l’habitat pavillonnaire pour les classes moyennes »[3]. Cette définition n’est pas standardisée en Europe et change d’un pays à un autre. Eurostat parle d’« espaces intermédiaires »[4], l’OCDE d’espaces denses « significativement ruraux »[5].

En France, la périurbanisation, qui débute au milieu des années 1960, connait une forte émergence liée à la démocratisation de l’automobile, l’apparition des classes moyennes, et la promotion du modèle pavillonnaire. En dépit de sa popularisation, M. Vanier & E. Roux, en 2009 précisent dans leur ouvrage « La périurbanisation : problématiques et perspectives » que la périurbanisation est un phénomène multiforme et toujours controversé, malgré les multiples tentatives qui tentent à mieux le définir [Jaillet., Berger., 2007 ; Charmes., 2011 ; Dodier., 2012]. Il qualifie usuellement un espace « hétérogène » et « discontinu », constitué de communes rurales ou de petites villes dépendantes d’un pôle urbain, séparé de la banlieue dense et continue, et caractérisé par une morphologie hybride (mi ville, mi campagne) qui résulte d’une urbanisation en « saut de grenouille » très différente de l’étalement en « tache d’huile » à l’américaine. Ce mixte urbain-rural a été qualifié par [Minnaert., 2013] de « ville diffuse », de « ville émergente », ou encore « tiers espace »[6].

Les définitions citées plus haut du périurbain comme catégorie spatiale réduisent ce concept à sa dimension substantielle, et mettent de l’ombre sur son « esprit » comme lieu d’expression et de visibilité. En croisant ces deux composantes, on peut distinguer trois logiques qui favorisent sa production[7]. La première est une condition nécessaire mais non suffisante : c’est l’accessibilité. La vulgarisation de l’automobile et le développement des infrastructures ont permis de « rendre proche ce qui était lointain et lointain ce qui était proche » [Chalas., Dubois-Taine., 2007][8]. C’est ce qui explique l’ouverture de l’horizon résidentiel des ménages et l’ampleur des déplacements quotidiens. Toutefois, l’accessibilité n’entraîne pas en elle-même la déconcentration résidentielle. D’où une seconde logique qui est celle de l’écart [Lévy., 2011][9]. Elle est issue du grand mouvement anthropologique d’individualisme social qui permet à l’individu de choisir ce qui est de l’ordre du partage et ce qui est privé. Cette logique est incarnée par le modèle pavillonnaire, où la souveraineté semi-communautaire de la famille est assez présente (maison, jardin privé, voiture). Ce modèle est notamment soutenu par les politiques du logement à travers les crédits et les dispositifs d’aides. Des deux logiques précédentes découle une troisième, la logique du monde ségrégé. Ce dernier, qui dépend de la place qu’occupent les individus dans la société, tend à augmenter leur division selon leurs moyens et leurs goûts[10].

Les préoccupations d’ordre environnemental sont très présentes également et prennent le devant de la scène. On parle ici du phénomène de l’étalement urbain[11] et de voracité énergétique. Ces derniers résultent de la minéralisation des sols à un rythme sans précédent, au détriment des espaces naturels et la forte dépendance automobile induite par les basses densités. En effet, on peut remarquer qu’à l’échelle de la métropole d’Aix-Marseille-Provence, 71% de l’espace est urbanisé entre 1998 et 2006, contre 29% pour l’espace naturel mais aussi une forte consommation d’énergie du secteur résidentiel, qui s’élève à 2 736 ktep/an, soit près d’un quart de la consommation totale d’énergie sur toute la métropole. Autrement dit, en moyenne, une famille habitant une maison pavillonnaire en périphérie urbaine consomme quatre fois plus d’énergie (chauffage et transport inclus) qu’une famille en ville [CNOA., 2009].

Il semble donc que la ville étalée génère des surconsommations multiples tant en termes d’espace et de temps que d’énergie. D’ailleurs, l’analyse sur la mobilité urbaine menée en 1988 par P. Newman et J. Kenworthy et publiée dans un ouvrage intitulé « La Dépendance automobile » confirme le lien notable entre la consommation de carburant et la densité urbaine (Newman, 2000). Par leur étude, les deux chercheurs sont arrivés à la conclusion suivante : le principal paramètre décrivant la forme d’une ville est sa densité. Plus la densité d’une ville est élevée, plus la consommation d’énergie pour le transport est faible, cette relation évoluant de manière logarithmique. Avec cette étude, Newman et Kenworthy concluent qu’il est nécessaire de recourir à la planification urbaine et à la densification pour permettre de réduire les consommations d’énergie dans les transports [Arantes et Al., 2016].

Dans ce contexte, les nouvelles pratiques et réflexions qui émergent dans les débats publics et scientifiques invitent à repenser le pavillonnaire non seulement comme un tissu complexe et diversifié, mais aussi, comme un potentiel foncier sous-exploité [CERTU., 2009]. De plus, depuis l’apparition de la loi SRU[12]en 2000, puis récemment encore la loi ALUR[13] en 2014, « refaire la ville sur la ville » est l’un des mots d’ordre de l’aménagement urbain susceptible de concilier maîtrise de l’étalement urbain et l’appétence des français pour la maison individuelle. [Miet., 2012][14].

Partant de ces postulats, je me suis interrogée sur les questions suivantes : la densification pavillonnaire a-t-elle un impact sur les consommations énergétiques domestiques des ménages ? Peut-on considérer la densification pavillonnaire à l’échelle de la métropole Aix Marseille Provence comme remède à l’étalement urbain ? Et dans quelle mesure cette densification réduit-elle les consommations énergétiques des usagers ?

Dans cette optique, de nombreux urbanistes préconisent la compacité urbaine comme source d’économie d’espace et d’énergie [Arantes et Al., 2016][15] pour une ville plus durable. En revanche, cette problématique a surtout été prise en main par les pouvoirs publics qui ont concentré leurs efforts sur la gestion de la consommation énergétique dans le bâtiment sur une échelle plus large (nationale ou européenne) laissant derrière eux l’échelle micro-urbaine. Dans le domaine de la recherche, plusieurs études recommandent également la compacité des villes [Kirwan., 1992 ; Katz., 1994 ; Newman., 2000 ; Bertaud., 2003], pourtant aucune d’entre-elles ne démontre explicitement la pertinence de la ville compacte au regard des performances énergétiques et environnementales bien que de nombreux auteurs s’accordent sur ce point : « le bilan énergétique d’un bâtiment, même pris isolément, dépend fortement de la configuration physique du voisinage plus ou moins immédiat » [Maïzia., 2007][16].

Par ailleurs, si les tentatives relatives à la densification sont en réalité anciennes et nombreuses comme en témoigne l’exemple canadien avec la politique des « appartements accessoires » [Touati., 2013][17], elle reste néanmoins plus récente en France et voit le jour avec la recherche ANR-BIMBY[18] développée par David Miet et Benoit Le Foll en 2009 dans le cadre d’un appel à projets « Villes Durables ». Cette démarche a été considérée par certains comme une nouvelle filière de production de logements généralisables à l’ensemble du territoire national [Miet., Le Foll., 2013]. D’autres ont alerté sur les limites et les conséquences négatives en termes d’urbanisme, si le processus ne répondait qu’à la seule initiative individuelle à la parcelle [CASQY., 2012 ; CAUE27., 2012]. Ceci va des voies sous-dimensionnées au stationnement impossible, jusqu’à l’absence d’espaces publics et de lieux d’aménité, sans compter la disparition des jardins. [Hanrot., 2014][19].

La démarche en question a été testée sur la commune de Marseille, en collaboration avec l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (AGAM) et l’ENSA Marseille. La méthode consiste à appliquer une série de critères afin d’identifier le gisement potentiel à la densification. A l’issue de ce travail, il en est sorti pas moins de 5 000 parcelles qui pourraient accueillir une maison supplémentaire sans nuire au caractère pavillonnaire des maisons existantes. Partant des conclusions du projet BINBY, j’ai posé une première hypothèse qui considère que cette démarche de densification pourrait être une alternative permettant de réduire les consommations d’énergie. Sur cette base, il est nécessaire d’identifier des gisements potentiels d’économie d’énergie sur une échelle étendue en l’occurrence, celle de la métropole Aix Marseille Provence. In fine, ce travail d’investigation à l’échelle d’un tel territoire permettrait de contribuer à réduire sensiblement les dépenses énergétiques et devrait conduire à produire une ville plus frugale.

Les objectifs de cette recherche sont de deux ordres. Il s’agit de montrer dans un premier temps l’impact de la densification pavillonnaire sur les consommations d’énergie et d’identifier dans un second temps le gisement potentiel qui peut impulser des économies sur un large territoire.

 

Méthode adoptée et premiers résultats

Pour répondre à ces questionnements, j’ai choisi de croiser une approche intensive centrée sur un petit nombre de cas avec une approche extensive à l’échelle de la métropole Aix Marseille Provence. L’intérêt étant de produire une base de réflexion qui pourrait servir les différents acteurs de la métropole (collectivités et institutions publiques), afin de lutter contre l’étalement urbain et réduire les consommations d’énergie engendrées par ce phénomène.

L’approche intensive m’a permis de décrire et d’analyser un lotissement à Aix en Provence (lotissement la Clairnande), composé de douze parcelles. L’ensemble des maisons a été construit dans les années 60 et a subi des modifications spatiales pour certaines, combinées à des travaux de rénovation thermique pour d’autres. Le choix de ce lotissement a été déterminé par un repérage cartographique, effectué au préalable. Le lotissement en question constitue un archétype de maisons pavillonnaires dans la métropole Aix-Marseille-Provence par sa forme (lotissement clos), par la position des maisons dans le terrain (maisons isolées), par la taille des parcelles qui est assez grande (1300 m² en moyenne).

Le travail sur ce cas d’étude est assez intéressant, car le lotissement est passé dans la révision du PLU[20] d’une zone UD[21] à une zone UM22, ceci se traduit par la possibilité d’accueillir de nouvelles opérations allant jusqu’à 59 logements lorsqu’une des parcelles est mise en vente. Dans cette optique, et après de multiples réunions et enquêtes semi-directives auprès des habitants, nous avons, avec Arnaud Sibilat[23] et Ion Maleas[24], modélisé les différents scénarii de densification permise par le nouveau et l’ancien PLU. Trois d’entre eux ont été retenus à cet effet:

– Scénario N°01 BIMBY UD : Une densification sur le modèle BIMBY, qui consiste en une densification douce, lancée par l’habitant par division de sa parcelle. Nous avons réalisé ce scénario dans le respect des règles du PLU en zone UD, sans pousser la densification au maximum rendu possible par cette réglementation. Nous avons seulement doublé le nombre de logements sur le lotissement, passant de 12 maisons à 24, ce qui serait un niveau de densification acceptable en termes d’accès, de stationnement, d’image du lotissement et de capacités des réseaux.

– Scénario N°02 UD maximum : Ce canevas montre ce que deviendrait le lotissement si, petit à petit, un promoteur rachetait les parcelles du lotissement, détruisant la maison existante de chaque parcelle pour y construire un nouveau bâtiment. La densification est poussée au maximum rendu possible par la réglementation de zone UD (ce qu’aurait tendance à faire un promoteur pour tirer le maximum de bénéfices du terrain qu’il a acheté). Ce niveau de densification change beaucoup l’aspect du lotissement, et pose des questions concernant les réseaux existants qui seront très certainement sous-dimensionnés, ainsi que sur les préjudices portées au cadre de vie d’éventuels habitants qui n’auraient pas vendu leur parcelle et se retrouveraient entourés d’immeubles (nouveaux vis-à-vis, perte de végétation, ombre portée, calme…).

– Scénario N°03 UM maximum : C’est le même que le précédent, sauf qu’il représente la densification rendue possible par le classement du lotissement en zone UM. Le niveau de densification est alors porté encore un cran au-dessus, accentuant les problèmes déjà évoqués.

Les figures ci-dessous montrent les trois scénarios de densification du lotissement La Clairnande :

Etat initial du lotissement la Clairnande, Sketchup, 2016 Densification en zone UD BIMBY du lotissement la Clairnande, Sketchup, 2016
Densification en zone UM maximum sans remembrement du lotissement la Clairnande,

Sketchup, 2016

Densification en zone UM maximum sans remembrement du lotissement la Clairnande,

Sketchup, 2016

 

L’objectif de ce travail est de monter, d’une part, la pertinence et la défaillance de chaque scénario selon des aspects quantitatifs : nombre de logements, stationnement, réseaux, surfaces bâties et projetées, coût,…etc. Il est aussi question de simuler, d’autre part, par des calculs simplifiés les consommations d’énergie liées au chauffage de chaque parcelle, en faisant des vérifications in situ des matériaux, de l’orientation, des types de vitrages, des systèmes de chauffage utilisés. L’intérêt de ce bilan simplifié est de définir non seulement la marge d’erreur qui pourrait exister entre les consommations d’énergie calculées pour le chauffage et les consommations réelles, en comparant les résultats obtenus avec les factures énergétiques. Mais aussi de montrer l’influence de l’orientation et des apports solaires, extraits par l’extension VirVil[25] de Sketchup, sur les consommations liées au chauffage lorsqu’on augmente le niveau de densification.

Parallèlement à l’approche intensive, l’approche extensive m’a permis dans un premier temps, d’identifier le potentiel pavillonnaire le plus pertinent pour un projet de densification à l’échelle de la métropole Aix-Marseille Provence. Pour cela, je me suis appuyée sur la méthode BIMBY, en mettant initialement l’hypothèse que toutes les parcelles privées comprenant un logement sous la forme d’une maison sont a priori favorables. Par ce travail cartographique, j’ai repéré et cartographié plus d’un million de parcelles. Toutefois, un certain nombre d’entre elles doit être écarté car leur densification réduit le caractère pavillonnaire de ces dernières [Hanrot., 2014]. J’ai donc prolongé ma réflexion, en m’interrogeant sur l’élaboration possible d’une méthode fondée sur le SIG, permettant de repérer l’ensemble des parcelles éligibles à la densification.

En utilisant le logiciel Q-Gis, j’ai soustrait toutes les parcelles appartenant aux secteurs où la construction est interdite. Il peut s’agir des zones inscrites au plan de prévision des risques (risques d’incendie, inondations, risques industriels…etc.), mais aussi des zones de bruit, des réserves naturelles. Pour affiner ce gisement j’ai introduit les critères suivants [Miet., 2013]:

En faisant une requête sur Q-Gis permettant de trouver l’ensemble des parcelles correspondant à ces critères, le résultat est d’environ 60 000 parcelles. Bien que cette méthode de requête cartographique ait des limites et nécessite des vérifications sur le terrain, elle montre néanmoins que le territoire de la métropole possède un gisement important qui pourrait être densifié sans s’étaler sur de nouveaux terrains.

Ce travail cartographique constituera dans un second temps, une base pour quantifier les consommations énergétiques des maisons pavillonnaires (densifiables) qui appartiennent au même archétype (même forme, même surface, même configuration, même âge) que notre cas d’étude, en l’occurrence celui de la Clairnande. Les résultats obtenus des calculs feront l’objet d’un prochain séminaire, allant de la plus petite échelle qui est celle de la maison puis le lotissement à la plus grande échelle qui est celle de la métropole.

 

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Références

[1] Enertech est un Bureau d’études spécialisé dans la performance énergétique du bâtiment. Issue du Cabinet Olivier Sidler, fondé en 1980, la SARL Enertech a été créée en 1998. En Juin 2015 la grande majorité des employés sont devenus actionnaires en adoptant le statut de SCOP.

[2] La périurbanisation est définie selon le dictionnaire Larousse, comme étant une urbanisation diffuse au-delà des banlieues ou de la périphérie d’une ville. Le terme périurbanisation tend à remplacer d’autres concepts dont le sens est identique ou voisin : exode urbain, exurbanisation, contre-urbanisation et rurbanisation. Il ne s’agit pas d’une réaction contre les villes mais plutôt d’une nouvelle phase de l’urbanisation.

[3] Levy J., Lussault M., 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin.P769.

[4] Minnaert JB., 2013, Périurbains : Territoires, réseaux et temporalités, Lyon, ed. Lieux Dits.

[5] Ibid.

[6] Levy J., Lussault M., 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin.

[7] Ibid.

[8] Chalas Y., Dubois-Taine G., 1997, La ville émergente, Arles. L’Aube

[9] Lévy J., 2001, préface, In Thmann Sandra & Daniel Pinson, La maison en ses territoires, Paris. L’Harmattan.

[10] Levy J., Lussault M., 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin.

[11] On peut parler d’étalement urbain quand le rythme de cette extension se fait plus rapide que celui de la croissance démographique : la surface consommée par habitant s’accroît. Il y a découplage entre croissance démographique et artificialisation du sol. Or, comme on le sait, l’un des principes fondamentaux du développement durable réside dans le découplage (mais dans l’autre sens) entre la croissance (économique, démographique) et l’utilisation des ressources et matières premières, au premier rang desquelles les ressources finies, dont le sol. On parle donc d’étalement urbain quand le processus d’urbanisation conduit à une diminution de la densité des zones urbanisées, du fait du développement de zones d’urbanisation peu denses en périphérie des pôles urbains et/ou, parfois, d’une diminution de la population en centre-ville.

[12] La loi SRU (solidarité et renouvellement urbain) se caractérise par un ensemble de mesures visant à renforcer la démocratie et la décentralisation, à favoriser le développement durable et à privilégier la mixité sociale. Elle a été adoptée le 13 décembre 2000 et promulguée le lendemain.

[13] La loi ALUR (accès au logement et l’urbanisme rénové) a pour objectif de réguler les dysfonctionnements du marché, à protéger les propriétaires et les locataires, et à permettre l’accroissement de l’offre de logements dans des conditions respectueuses des équilibres des territoires.

[14] Petitet S., 2013, Densifier l’habitat pavillonnaire : des démarches individuelles aux projets collectifs, revue électronique, ed, Métropolitiques, consulté le 20/06/2015

[15] Arantes L., Marry S., Baverel O., Quenard D., 2016, Efficacité énergétique et formes urbaines : élaboration d’un outil d’optimisation morpho-énergétique, Grenoble, ed. Cybergeo : European Journal of Geography

[16] Ibid.

[17] Touati A., 2013, La densification pavillonnaire en débat, revue électronique, ed. Métropolitiques, consulté le 19/02/2016

[18] BIMBY : Build In My Back Yard

[19] Hanrot S., 2014, Pour une stratégie de projet urbain participatif dans les quartiers pavillonnaires. ENSA Marseille.

[20] Le plan local d’urbanisme PLU remplace désormais le Plan d’Occupation des Sols POS. Il présente le projet d’aménagement et de développement durable de la commune. Le PLU est encadré par le Schéma de Cohérence Territoriale SCOT, qui remplace le schéma directeur.

[21] La zone UD est zone urbaine dont la vocation est de maintenir les proportions existantes du tissu urbain essentiellement composé de bâti pavillonnaire pour leur permettre d’évoluer raisonnablement au regard des éléments de desserte existants et des qualités paysagères à ne pas altérer. Elle comprend un secteur UDh qui se différencie en termes de règle de hauteur maximale des constructions afin de maîtriser leur perception visuelle dans des espaces urbains de sensibilité paysagère. Elle exige dans son texte des hauteurs de constructions inférieur à 10 m jusqu’à la gouttière avec une emprise au sol de 40% plein terre.

[22] La zone UM est une zone urbaine qui a pour vocation d’optimiser le tissu urbain compte tenu de sa position centrale en termes de desserte et de proximité au regard des grands équipements. Elle concerne un tissu urbain où les parcelles et les constructions sont sous utilisées par rapport à leur environnement immédiat et permet d’optimiser le tissu urbain existant sans changer la physionomie générale du quartier, notamment en conservant la typologie de bâti discontinu. Elle favorise également la diversification des fonctions urbaines et la mixité de l’habitat. Elle exige quant à elle des hauteurs de constructions allant jusqu’ à 13 m jusqu’à la gouttière avec une emprise au sol de 60% plein terre.

[23] Arnaud Sibilat, doctorant en deuxième année à l’ENSA Marseille sous la direction de Stéphane Hanrot. Il s’intéresse à la question de l’impact de la densification pavillonnaire sur les jardins.

[24] Ion Maleas, doctorant en première année à l’ENSA Marseille sous la direction de Stéphane Hanrot. Sa recherche porte sur le processus de participation des habitants dans un projet de densification pavillonnaire.

[25] L’extension VirVil SketchUp est un outil de simulation énergétique développé par l’université de Cardiff., utilisable en phase initiale. Elle relie l’outil de conception 3D à un modèle de simulation dynamique HTB2.

Le territoire urbain en Méditerranée

Le séminaire “constitution, recomposition et densification du territoire urbain en Méditerranée” s’est déroulé de 2012 à 2016 en master 2 dans le département Architecture, Villes et Territoires

Ce séminaire entendait explorer les dynamiques urbaines contemporaines en Méditerranée selon deux axes particuliers :

Les deux axes invitaient à saisir le territoire à travers la diversité de ses échelles, du territoire métropolitain aux pratiques du quotidien. Car pour aborder ces questions complexes, il convient de former des architectes capables, par l’analyse et le projet, d’articuler les échelles du territoire, de l’urbain, du paysage et de l’édifié.

Cet article met en lumière les contributions des étudiants de la promotion 2014.

Un double parti pris sous-tend ce séminaire :

Sont présentés ici les textes ayant obtenu plus de 15/20 dans leur intégralité, ainsi que les résumés des autres mémoires produits lors du séminaire. L’équipe enseignante est particulièrement satisfaite du travail de la promotion 2013-2014 et du choix des sujets traités par les étudiants, tous dignes d’intérêt. L’encadrement du séminaire a été assuré par Alexandra Biehler, Stéphane Hanrot, Nadja Monnet, Clément Péqueux;


Modes de constitutions de l’espace public urbain : les pratiques et les formes ( Axe 1).

Alexandra Biehler + Nadja Monnet

Le travail de recherche proposé aux étudiants durant le séminaire répond à un souhait de mieux comprendre la genèse de l’espace public urbain.

Il s’agissait pour les étudiants de mettre à jour d’éventuels processus de constitution d’espace public, en étudiant des espaces urbains, des projets existants, ou en cours de constitution.

Il est en fait question d’appréhender la réalité des modes de vivre en ville selon les concepts de différentes disciplines, notamment la géographie et l’anthropologie, tout en utilisant leur regard et leur expérience d’étudiant en architecture.

Les étudiants (de l’axe 1) ont essentiellement travaillé sur la manière dont l’espace est constitué, composé, établie, perçu, au travers de l’observation et de l’étude des formes et des pratiques pour questionner et débattre de la notion d’espace public.

Caroline Zaruba, dans son mémoire « Ambiance et perception sensible : expérimentation en milieu urbain », a développé ce qu’elle considère comme étant le substrat essentiel de l’espace public urbain : l’ambiance de la rue et les perceptions que peuvent en avoir les citadins. À travers un travail de terrain qui prend en compte autant la morphologie, l’histoire et les témoignages des acteurs des espaces du quartier du Camas, Caroline Zaruba montre que si la singularité de chacune des rues qui composent le quartier est évidente, c’est leur complémentarité qui permet de rendre le quartier identifiable et identifié

Florence Martin, quand à elle, à travers l’étude de l’histoire de trois place du centre ville de Marseille, mais aussi de leur organisation et des usages qu’elles portent, a souhaiter témoigner de la dialectique qui existe entre formes et usages. Elle montre ainsi combien les espaces publics de nos villes sont sensibles aux changements de notre société et en sont en même temps le reflet ; et aussi comment des espaces centraux à priori équivalent quant à leur statut peuvent être différent aux regards des pratiques citadines qui leur sont attachés et des enjeux qui leurs sont liés.

Se posant simultanément la question du statut des galeries marchandes des centres commerciaux, et des caractéristiques d’un espace public “qui fonctionne” – selon ces termes, c’est-à-dire d’un espace vivant, fréquenté, Maxime Molinari pose la question du statut des espaces publics urbains au XXIe siècle. Par le biais d’une approche théorique et d’une analyse de galeries marchande du centre commercial de la Valentine, Maxime Molinari questionne ainsi les critères qui définissent l’espace public et le devenir des centres villes et de leurs espaces publics traditionnels.

C’est également dans un espace public particulier de notre époque et qui s’est fortement développé depuis l’instauration des congés payés sur lequel Karen Le Corroller a décidé de travailler. Inspirées des méthodes développées par Jean – François Augoyard, Jean-Yves Petiteau et Elisabeth Pasquier ainsi que Jean- Paul Thibaud, elle s’est laissé emmener par les pas de cinq Marseillais pour revisiter les plages du Prado. Dans leurs cheminements, elle s’est intéressée à ce qui faisait limites pour ses interlocuteurs, ce qui les contraignaient ou au contraire les encourageaient à déambuler dans cette nouvelle centralité urbaine. Son étude met clairement en évidence que si l’espace public est apparemment ouvert à tous, tout le monde n’y est pas accueilli de la même manière et tous ne se permettent pas de s’y rendre à tout moment, selon leur origines socio-culturelles, leur, âge, sexe ou encore en fonction du jour ou de la nuit.

Quant à Romain Jacquinet, c’est le thème de la sécurisation de l’espace public qui l’a interpellé. Au travers de l’analyse du processus de réhabilitation de la place de la République à Paris, il a cherché à comprendre de quelle manière les dispositifs mis en place pour prévenir des usages non conformes aux attentes influence la sociabilité et les dynamiques de l’espace public. Ses réflexions ne sont pas sans nous rappeler l’étroit lien qu’il y a entre le contrôle des corps et le début de l’illumination des rues qui actuellement est couplée à un balayage constant de caméras de surveillance vidéo.

C’est sur la Rue de la République à Marseille qu’a choisi de travailler Mélanie Fretti pour réfléchir à l’impact de la rénovation urbaine. Revisitant l’histoire de cette artère importante et structurante de la ville, elle s’est attelée ensuite à comprendre le dialogue qui s’établit entre les rez-de-chaussée d’immeubles et la voie publique quand celle-ci est traversée par une voie de tramway.

Fortement marquée par son séjour ERASMUS en Italie, Marine Garand a voulu comprendre le rapport à Marseille des jeunes étudiants, récemment installés dans la ville phocéenne. A la lumière des travaux de Kevin Lynch, elle leur a demandé de lui fournir des cartes mentales des espaces qu’ils fréquentaient assidument. Elle s’est aussi intéressée à l’image qu’ils avaient de la ville avant leur arrivée et à leurs premières impressions en s’installant. En les suivant dans leurs processus d’adaptation à leur nouvel environnement quotidien, elle met en évidence des mécanismes d’apprentissages spécifiques à chacun d’eux mais qu’elle postule de nature bien différente à ceux mis en place par les personnes qui arrivent dans un contexte migratoire moins favorable.

Asya Dimitrova et Aurelio Anthony ont tout deux pris comme cas d’étude, l’ancien quai des Belges du Vieux port de Marseille et son récent réaménagement conçu par Norman Foster et Michel Desvignes. En se penchant très concrètement sur l’ombrière, Asya Dimitrova s’est demandé si cet objet architecturé pouvait se hisser au rang d’œuvre d’art, ce qui l’a incitée à réfléchir au statut de l’art dans l’espace public et l’a amené à comparer l’ombrière de Marseille au Miroir d’eau à Bordeaux. Quant à Aurelio Anthony, son but a été de recenser les usages en vigueur sur ce quai avant et après les travaux et de voir en quoi ils avaient variés ou s’étaient maintenus. En suivant un protocole précis, inspiré de la démarche de Jacques Cosnier, patiemment, heure par heure, jour par jour, il a réalisé une éthologie minutieuse de ce site, accompagnée de recherche documentaires pour saisir les pratiques actuelles et passée de ce qui s’est transformé en une nouvelle place publique (agora ?) de la ville dont le nom (la place de la Fraternité) suggère que les pouvoirs publics marseillais souhaitent (re – ?) créer du lien entre les citadins[1].

Finalement, Julie Freychet s’est penchée sur la question de la représentation cartographique de l’espace public. Utilisant comme point de départ le travail de Giambattista Nolli qui, en 1748, représente la ville de Rome en plan « poché » et fait de la sorte apparaître les porosité de l’espace public, elle initie une réflexion sur la manière de cartographier l’espace public de notre XXIème siècle. Ses interrogations sont alimentées non seulement par des lectures théoriques mais également par une démarche empirique au travers de laquelle, elle met, peu à peu en place un système de représentation graphique qui alimente le débat sur la notion d’espace public et qui permet de mettre en relation des forme, des sens et des dimensions possibles de l’espace. Un travail qui allie donc théorie et pratique et où celles-ci se complémentent et se rétroalimentent sur une tranche de ville concrète : la rue du marché des Capucins, le Cours Julien et la place de Notre Dame du Mont à Marseille.


[1] Et c’est à escient que nous ne parlons pas de citoyens mais de citadins car comme il est désormais trop bien connus, tous les citadins, à savoir un quelconque habitant de la ville, ne jouissent pas forcément des droits (même si souvent ils répondent des mêmes devoirs) que les citoyens.



Éthique et Responsabilité de l’Architecte : Le périurbain, densité/mobilité et relations ville/nature (Axe 2).

Stéphane Hanrot + Clément Pecqueux

Ce séminaire aborde les questions de densification et mobilité et les relations entre ville nature, dans le périurbain, en ce qu’elles interrogent l’éthique et la responsabilité de l’architecte.

Le périurbain – tel qu’il est constitué aujourd’hui de pavillonnaire, de grands ensembles et de pôles commerciaux et industriels – questionne l’architecte dès lors qu’il se préoccupe d’une limitation de l’étalement des villes. Il se questionne sur les relations complexes que la ville entretient avec la nature et l’agriculture. Sur le périurbain qui réduit, parcellise et détruit l’une et l’autre, comme il s’installe tout en les idéalisant et en recherchant leur proximité ; qui privatise les accès informels, les chemins agricoles et forestiers de territoires libres de campagne et de nature. Questions encore sur cet art de vivre “entre soi“, dans sa maison, utilisant quotidiennement sa voiture et profitant exclusivement de son jardin. Un art de vivre qui n’est pas si facile à maintenir aux différents âges de la vie : quand les enfants s’en vont ; quand l’isolement se fait sentir parce que le travail – à cause du chômage ou d’une retraite – n’assure plus le lien social que l’on trouvait au-delà de son voisinage immédiat ; quand l’accès aux services, commerces et activités prend du temps car ceux-ci sont lointains et demande une voiture qui coûte cher. Questions toujours sur les césures entre les lotissements, les résidences et les grands ensembles qui ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, rompant les chemins de traverse qui rendaient encore possible la marche à pied et l’usage du vélo.

C’est sur ces différentes préoccupations et à bien d’autres que les étudiants de l’axe 2 ont développé leurs mémoires de séminaire.

Leur posture de recherche mettait en jeu leur éthique et leur responsabilité d’architecte pouvant potentiellement intervenir comme acteur dans le périurbain. Il leur fallait comprendre grâce aux outils de l’architecte sur l’histoire et la morphologie, ses types et ses modèles. Mais dans un territoire constitué et habité, ils se devaient de croiser leurs approches architectoniques avec le point de vue habitant, saisi sur le terrain. Dans un souci de capitalisation des travaux et d’information des décideurs institutionnels, les travaux devaient porter sur le territoire Marseillais. Enfin, les étudiants ont en général repris les thèmes abordés dans ces mémoires à l’occasion de leurs projets de fin d’étude (PFE).

Sont présentés, in-extenso quatre des travaux correctement aboutis. D’autres, encore davantage perfectibles sont présentés par leurs résumés. Ils abordent néanmoins des thèmes essentiels. Citons en particulier le travail de Jehanne Delbé sur l’étanchéité que créent les jardins pavillonnaires envers les flux animaux et humains et les dispositifs architecturaux et paysagers qui pourraient y pallier. Egalement sur les habitats pavillonnaires, le travail de Sophie Fougerat a interrogé les relations socio-spatiales dans les zones d’habitat privé de la Valbarelle à Marseille. Elle s’est attachée à montrer le lien complexe qui s’opère entre les espaces privés de l’entre soi, de la propriété privée et l’espace public de la ville, dont elle a par la même relevé les différents rôles, degrés d’appropriation et valeurs symboliques, au regard des représentations habitantes et de leurs pratiques. Le tout remettant en perspective les ambitions de développement urbain dans ce secteur nécessitant une connexion massive aux infrastructures publiques de la métropole. Citons aussi l’étude que Kewin Tognetti a mené sur les causes du mauvais entretien des espaces publics à Marseille au travers duquel il a confronté le responsable des services concernés de Marseille Provence Métropole (MPM) à un relevé précis des désordres gênants et, de là, construit une comparaison avec le protocole lyonnais de maintenance de ces mêmes espaces. Citons encore le regard que porte Sabrine El Aoufi sur les relations ville/nature au travers d’une comparaison de deux parcs périurbains – la campagne Pastré à Marseille et Perdicari à Tanger, qui met en évidence l’origine des blocages institutionnels qui conduisent à la dégradation de ce dernier. Pour terminer, nous tenons à évoquer le travail de Martin Rabine, qui fort d’un positionnement original, a remis en question les dynamiques de développement des mobilités métropolitaines prochainement à l’œuvre dans la Vallée de l’Huveaune à Marseille, en particulier dans le quartier historique de Saint-Marcel. Posant la question des vertus de l’immobilité, Martin a constitué une analyse des modes de développement de cet ancien village de la campagne marseillaise, tant en termes d’économie que d’organisation sociale et les a remis en perspective face aux besoins actuels de retour à la ville des proximités.

Anansa Gauberti a abordé le thème de l’agriculture urbaine pour investir en profondeur les jardins familiaux, leurs caractéristiques morphologiques, productives et sociales. Elle a essayé de comprendre les raisons de leur distribution dans la périphérie Marseillaise. La combinaison d’un foncier agricole disponible, de l’adduction d’eau par le canal qui irriguait anciennement les bastides et l’implantation des grands ensembles a été déterminante. Elle a, de là, proposé un inventaire des situations opportunes qui pourraient être actualisées.

Camille Desoroux a très précisément investi la question de la résidentialisation des grands ensembles en travaillant sur des projets réalisés et en cours dans les quartiers Nord. Son travail sur le terrain lui a permis de mesurer une certaine efficience de cette doctrine, mais aussi les distorsions entre ce qu’elle positive dans ses annonces et ce qui est ressenti par les habitants dans les faits.

Eloïse Chevrolat et Aymann Musbally ont travaillé de façon complémentaire à la compréhension du fonctionnement sur deux quartiers pavillonnaires de la vallée de l’Huveaune. Aymann s’est attaché à montrer les paradoxes de la mobilité dans le tissu pavillonnaire qui privilégie l’automobile y compris pour les courtes distances, à cause d’un espace piéton dégradé. Quant à Eloïse, sa lecture de ces mêmes quartiers, à l’aune des cités jardins, montre comment les équipements et les espaces publics font défaut dans ces quartiers et quels dispositifs pourraient être mis en œuvre pour y pallier.

En s’appuyant sur ces études, on pourrait ainsi considérer que la discontinuité des traverses – comme les berges du canal de Marseille qui ne sont praticables par les piétons que par endroits alors qu’elles traversent tous les quartiers de la vallée de l’Huveaune – tout comme la fermeture des lotissements et des résidences, rallongent les distances à parcourir pour rejoindre les écoles, les services et les quelques commerces qui persistent. Ce qui pousse les habitants à utiliser leur voiture. L’étroitesse des voies qui résulte de cet urbanisme et la mauvaise qualité des espaces publics réservés aux piétons accentuent ce phénomène. Une fois dans leur voiture, les habitants préfèrent aller faire leurs courses au supermarché ou aller dans un club de sport près du centre commercial plutôt que d’utiliser les ressources de proximité. Condamnant celles-ci à disparaître faute de clientèle. La qualité des espaces publics et des cheminements piétons et cycles, et leurs continuités, seraient bien, comme le relève Jean Häetjens, une des clés de l’abandon de la voiture sur les courtes distances. Mais ce serait aussi la condition pour que la vie sociale se redéveloppe dans ces quartiers autour de services publics et privés vivants. Les conditions d’une “ville passante“, comme la dénomme David Mangin.

En fin de compte, nous tenons à remercier tous ces étudiants pour la qualité de leurs travaux et pour le plaisir qu’ils nous ont donné à les lire.


 

Archipel

Mise en abyme [Je]

J’habite l’appartement du septième étage. La baie vitrée qui s’étend sur la longueur de mon salon propose un cadre singulier sur la ville. Au pied de ce tableau vivant, l’eau de la Meuse se répand de manière uniforme entre de larges murs de soutènement. La surface de l’eau renvoie l’image du ciel, à l’exception ponctuelle du franchissement du pont Kennedy et de la passerelle Saucy. Dans le plan immédiatement supérieur, le quai Paul Van Hoeagaerden reprend les contours du fleuve pour assurer le passage d’un autre fluide, celui du trafic routier. Les bus, les voitures, les camions, se suivent en un flot continu, sans se toucher. Au centre de la composition, un objet circulaire. Les véhicules le contournent en une danse aux courbes gracieuses qui pointent dans des directions multiples. A la convergence de ces lignes, un vinyle poussiéreux, une île déserte à la végétation hésitante, une pizza à la garniture parsemée : un terre-plein central. Ainsi, la fluidité du trafic automobile serait assurée par cet obstacle. Inaccessible. Infranchissable. Décontextualisé de tout continuum spatial. Une tache aux abords impossibles à connecter à tout espoir de ville. Un rond-point.
Le front collé contre la vitre froide je me questionne sur le statut de cet espace. Nous avons donc accordé tant d’importance aux voitures dans nos villes que nous acceptons de tourner sans fin autour de ces no man’s land? Il est évident que ces infrastructures sont une réponse fonctionnelle à la volonté de réguler le trafic, en plaçant l’automobile au centre des choix d’aménagements urbains. J’entrevois un sujet complexe, qui ne peut se limiter à un constat réducteur.

 

L’espace de représentation symbolique [Je]

Je repense à mes escapades routières sur un territoire que je connais bien, autour de ma ville natale qu’est Saint-Étienne. Quelques pièces ont particulièrement retenu mon attention. Je pense au rond-point sur la D10 à l’entrée Est de Roche-la-Molière et à sa réplique démesurée de lampe à huile au centre de toutes les attentions. Je pense au carrefour giratoire sur la rue Jean Rostand à la rencontre des communes de La Talaudière, Sorbiers et Saint-Jean Bonnefonds, qui met en scène des rails et des wagonnets qui s’engouffrent vers une peinture en trompe-l’œil à l’entrée d’une galerie. Je pense enfin à Unieux à hauteur du pont du Pertuiset où les routes convergent autour d’une roue en métal portée par deux appuis maçonnés. Ceux-ci sont ornementés d’une illustration qui met en scène la roue dans un bâtiment industriel. Ces différents exemples ont pour point commun d’évoquer l’imaginaire collectif du passé industriel et houiller du territoire stéphanois, en usant de signes et de symboles.
Ainsi, les îlots centraux des carrefours giratoires peuvent constituer des espaces de représentation symbolique du pittoresque ou de spécificités locales, visibles gratuitement depuis l’espace public, ponctuant le parcours des automobilistes. Il s’agit de vitrines hors de tout contexte spatial mais qui renvoient à une imagerie du territoire que l’on parcourt. Nous pourrions ainsi soumettre des lectures d’une région à partir de ces thématiques. Il émerge de ces installations un registre que nous pourrions nommer l’art giratoire qui vacille entre la sculpture et le land art dans une poétique qui lui est propre. Celui-ci n’est pas systématiquement lié à son territoire puisqu’il peut se contenter de mettre en scène un geste sculptural complètement gratuit.
La posture de cette forme d’art demeure toutefois discutable; et ne s’applique pas non plus à l’ensemble des giratoires, certains se contentant de mettre en scène de simples rondelles de croûte terrestre. Il est alors nécessaire d’élargir le propos.

 

L’espace des possibles? [Nous]

La France en 2016 est parsemée d’un archipel de plus de trente-mille carrefours giratoires, situés en majeure partie dans les zones péri-urbaines. Environ cinq-cent nouvelles îles émergent chaque année1. Nous pouvons d’une part nous questionner sur le coût lié à l’aménagement et à l’entretien des rond-points.
D’autre part, cette infrastructure routière à l’emprise large et génératrice d’espaces enclavés mobilise une réflexion sur la maîtrise de l’étalement urbain.
Ainsi, nous pouvons réfléchir sur la pertinence d’envisager cet espace comme un foncier disponible, une typologie cadastrale singulière à laquelle il conviendrait de proposer des réponses architecturales. Pouvons nous imaginer des fonctions susceptibles de s’intégrer sur ces parcelles circulaires enclavées, polluées par un flux continu ?
Avant d’entamer toute réflexion, il convient d’appuyer que les carrefours giratoires sont de natures très variées, qu’il s’agisse du diamètre, du contexte immédiat, qu’ils soient simples ou doubles, les propositions potentielles devant intégrer ces différents paramètres.
Intéressons nous au Grand Prix d’architecture de l’Académie des beaux-arts qui distingue des étudiants et des jeunes architectes de moins de trente-cinq ans. Il portait en 2011 sur le logement étudiant et a lors distingué un projet qui fait écho à notre sujet.
Intégrant l’augmentation globale du nombre d’étudiants en France, le prix de l’immobilier à Paris et anticipant l’extension du campus de Saclay, Simon Moisière alors étudiant à l’ENSA de Versailles propose l’implantation d’une résidence étudiante sur un giratoire de quatre-vingt mètres de diamètre. Le plan est circulaire, les façades sont à distance de la route et les logements s’ouvrent sur un patio au centre de la composition pour se mettre à distance de la voirie.2
Le projet est séduisant mais nous devons rester critiques. D’une part, il s’agit d’une esquisse et il est difficile d’anticiper à l’usage la viabilité d’une telle configuration. D’autre part, cette situation est particulièrement rendue possible par ses caractéristiques propres (rond point très large, coûts de l’immobilier à Paris) et ne semble pas applicable de manière élargie.
La mise en place de formes architecturales adaptées aux rond-points peut se fonder sur une ambition profonde de réinvestir ces non-lieux tout en maîtrisant l’étalement urbain. Néanmoins, cette éventualité ne parvient pas à estomper des doutes quant à son potentiel d’urbanité.

 

Postures [Nous]

Tandis que la morphologie du rond-point trouve une origine dans la géométrie des jardins à la française du XVIIe siècle sous l’égide d’architectes tels que André Le Nôtre, sa perversion actuelle en infrastructure routière nous met face à des problématiques symptomatiques de notre époque. Devons-nous continuer à développer des équipements routiers à l’heure où nous nous questionnons sur nos moyens de mobilité? Réfléchir à les reconvertir en anticipant une diminution de l’usage de la voiture? Se réjouir de l’esthétique des mises en scènes pittoresques et chercher de nouvelles thématiques? Travailler à leur investissement en tant qu’espaces pavillonnaires d’exposition d’art en plein air? Estimer ces résidus parcellaires comme un potentiel foncier et imaginer les formes urbaines qui permettront de limiter l’étalement urbain?
Le rond point est un espace sans fin. Il se prend pour le nombril du monde, ramenant tout à lui, bien qu’il renvoie à tout ce qui l’entoure.

1 La France, terre de ronds-points, Sylvie BOMMEL, 12 Août 2013, leparisien.fr
2 Chambres étudiantes avec vue sur un rond-point, Anne-Marie FÈVRE, 14 décembre 2011, libération.fr

Les territoires et l'autoroute

Résumé

Lorsqu’on emprunte l’autoroute au quotidien, les milieux urbains ou périurbains traversés par l’infrastructure sont en pleine mutation. Depuis la réalisation des autoroutes dans les années 1950-1960 le territoire tout autour a beaucoup évolué mais l’infrastructure, au contraire, est restée quasiment la même dans les formes et les conditions d’usage définies par son statut technique.
Cette contradiction nous mène à nous questionner sur la nature des relations qui définissent les frottements entre autoroutes et aires métropolitaines traversées. Quelles figures morphologiques, modes de gouvernance et pratiques caractérisent aujourd’hui les « territoires de l’autoroute » ? Quelles sont les critères qui pourraient orienter les processus de transformations de l’infrastructure et des milieux traversés ? Ces questions s’avèrent aujourd’hui cruciales dans le contexte du nouveau cadre de gouvernance métropolitaine défini par la loi NOTRe (2015). D’autant plus que la loi ALUR (2014) préconise la densification de la ville sur la ville notamment autour des infrastructures existantes.

 

We need not accept, but we must understand the powerful patterns that shape the city today
Moshe Safdie

L’autoroute est définie par la loi française comme une infrastructure technique, dédiée à la circulation des véhicules motorisés[1]. Pourtant, elle peut prendre différentes formes : les freeways, par exemple, sont des autoroutes surélevées, libérant le sol et se détachant des tissus urbains [BANHAM, 1971]. Les parkway, comme celles réalisées par Frederick Law Olmstead à New York, associent la circulation au projet de paysage et valorisent la perception des séquences paysagères par l’automobiliste [GEIDION, 1954]. De même, des voies rapides telles que les Rondas de Barcelone, sont un exemple de l’intégration possible de l’espace public dans le projet de l’infrastructure [MIALET-FOUQUE, 2001]. Cependant, ces différentes figures morphologiques font l’objet d’un seul statut normatif d’autoroute, figé par l’urbanisme réglementaire. Ce statut diffère de celui de la voirie publique sur trois points. Premièrement, l’accès est exclusivement réservé aux véhicules motorisés. Par ailleurs, l’autoroute ne croise pas les autres réseaux de circulation, les entrées correspondant aux échangeurs dénivelés sont aménagées à ce titre. Enfin, les parcelles limitrophes n’y ont pas accès. L’autoroute est ainsi uniquement destinée à la fonction de transit. De par ses caractéristiques, séparer les flux motorisés des autres et, par conséquent, la priver des fonctions d’accueil et de desserte, elle représente une figure de route publique tout à fait autonome. A ce propos, le géographe Henri Cavaillès remarque notamment son « indifférence à la répartition des lieux habités et aux intérêts des régions situées entre son point de départ et son point d’arrivée »[2]. De plus, la gestion du réseau dépend de l’autorité de l’Etat et des sociétés concessionnaires, qui n’ont pas les compétences pour en maîtriser les impacts sur les tissus locaux[3].

En France, les autoroutes urbaines ou périurbaines réalisées entre les années 1955 et 1985 (années dites « glorieuses ») ont été planifiées à proximité des centres habités majeurs. Parfois l’autoroute pénétrait jusque dans les centres villes, illustrant le slogan du président Pompidou « adapter la ville à l’automobile ». De manière générale, ces infrastructures n’ont pas changé dans leurs formes ni dans leurs conditions d’usages et de gouvernance jusqu’à présent. En revanche, les territoires limitrophes ont évolué vers un agrégat hétérogène de banlieues résidentielles, tissus pavillonnaires, entrées de ville commerciales ou productives. Par conséquent, les dégâts causés par l’implantation des autoroutes en milieu urbain et périurbain interrogent les professionnels de l’urbain. En effet, l’usage et l’exploitation des voies rapides favorisent l’éclatement des périphéries [WIEL, 2005] et la diffusion de l’urbanisme commercial [GARCEZ, MANGIN, 2014]. De même, les autoroutes constituent des éléments peu flexibles en milieu urbain, qui contribuent au morcèlement des périphéries et à l’organisation de la ville en secteurs fermés [HERAN, 2011].

 

Les autoroutes métropolitaines existantes, quel devenir ?

Les rapports que l’infrastructure entretient avec le territoire montrent que la doctrine portée par l’Etat considère les autoroutes comme des éléments devant principalement répondre à des exigences fonctionnelles de performance pour les déplacements. Les contraintes techniques telles que la vitesse, les rayons de courbure, les bandes de bruit et les échangeurs, ne permettent pas d’entrevoir d’autres fonctions que celle de la mobilité rapide. Ainsi, l’application de la norme se décline, indifférente aux milieux traversés, qu’ils soient ruraux ou urbanisés, et aux spécificités locales des territoires. En regard de ces éléments, nous pouvons constater une fracture, un décalage entre l’infrastructure et les territoires traversés. D’un côté, l’aménagement des quartiers habités semble se faire selon une attitude défensive, visant à se protéger de la pollution, des nuisances sonores, visuelles et paysagères. Les murs antibruit ou les aménagements des voies en souterrain, par exemple, témoignent de cette approche. Ces agencements renforcent d’autant plus l’image d’une infrastructure qui gêne les riverains et qui nuit aux usages de proximité. D’un autre côté, les tissus tertiaires, notamment les bureaux ou les commerces, montrent à l’automobiliste leurs décors publicitaires, négligeant les rapports aux qualités spatiales, écologiques et paysagères du contexte. Les abords de la voirie, dont l’aménagement est laissé à l’initiative libre, parlent à l’automobiliste selon une stratégie commerciale de visibilité. Comment l’autoroute, à l’origine élément urbain considéré comme « négatif », pourrait-elle prendre place dans les réflexions sur le renouvellement urbain ? Quelles perspectives y aurait-il alors pour les autoroutes existantes ?

Ces questions se posent aujourd’hui de façon cruciale sur les territoires métropolitains par la mise en place de la loi NOTRe[4]. D’autant que la loi ALUR (2014) envisage la densification de la ville sur la ville et autour des infrastructures existantes[5]. Elle devrait ainsi conduire à l’évolution rapide des territoires environnant les autoroutes interurbaines. Dans ce cadre, la métropole Aix Marseille Provence est très probablement exemplaire de cette situation. Cette «Métropole Autoroutière»[6] est effectivement traversée par environ 350 kilomètres d’autoroutes. Majoritairement géré par les pouvoirs publics, le réseau est confronté à des situations urbaines et périurbaines problématiques, notamment au niveau des entrées de ville, de son rapport au grand paysage et à l’urbanisme commercial et productif. La réorganisation de la mobilité constitue d’ailleurs l’une des réflexions majeures portées par le projet métropolitain, la considérant même comme un levier d’action[7]. En effet, la Mission Interministérielle pour le projet métropolitain préconise, dans le livre blanc des transports, l’intégration des raccords autoroutiers dans un système multimodal de la mobilité (TER, parc relais, transports en communs)[8].

 

L’autoroute est-elle partout la même ?

Dans le cadre général de densification qui se profile dans le territoire périurbain sous l’impulsion de la loi ALUR, nous considérerons ici l’hypothèse que, pour envisager la mutation positive de l’autoroute, il faudrait avant tout comprendre les relations qu’elle entretient avec les territoires limitrophes, ainsi que les contraintes techniques et sécuritaires qui leur sont liées.

Nous porterons ici l’idée que, en dépit d’un seul statut technique-règlementaire, l’autoroute serait à l’origine de situations différentes en fonction du contexte, déterminant à la fois l’organisation de l’espace et les usages des territoires traversés. Il conviendrait ainsi de confronter les différentes figures morphologiques et les usages relevés aux évolutions probables de l’infrastructure et des territoires traversés, dans les nouvelles conditions de la gouvernance métropolitaine. Dans ce cadre, les interfaces avec la voirie locale, la participation au réseau multimodal des transports, le potentiel d’intensification urbaine des abords, l’intégration des transports en commun sur l’autoroute[9] et les gares autoroutières assurant la fonction de parc relais[10] constitueraient autant de facteurs de mutation positive des autoroutes. Dès lors, les autoroutes, en intégrant des systèmes multimodaux de mobilité et en constituant un support de production d’énergies renouvelables et de diffusion de diversité écologique, pourraient paradoxalement contribuer à la réussite des enjeux environnementaux de la « ville durable ».

 

Méthode et premiers résultats :

Pour tester nos hypothèses, nous avons expérimenté plusieurs outils de lecture du territoire de la Métropole Aix-Marseille-Provence. Nous avons notamment analysé les représentations des autoroutes A7 et A51 qu’ont les usagers, les riverains et les acteurs engagés dans la transformation de ces territoires. Nous avons organisé cette analyse en deux moments, selon deux itinéraires. Dans un premier temps, il s’agissait d’appréhender les territoires par l’infrastructure. Pour cela, nous avons emprunté l’autoroute en voiture ou en bus, étudiant le paysage que l’on apercevait en vitesse. Dans un deuxième temps, nous avons inversé la démarche : appréhender l’infrastructure par les territoires. Nous avons alors longé les abords de l’autoroute, explorant ces territoires par la marche. Ces deux analyses se basent sur une approche phénoménologique, visant à comprendre l’histoire, les formes et les usages des territoires de l’autoroute.

 

L’appréhension des territoires par l’infrastructure

Nous avons tout d’abord expérimenté une méthode d’appréhension des territoires par l’infrastructure, basée sur l’analyse du paysage perçu en mouvement. Pour construire cette méthode, nous avons recueilli et examiné les représentations de l’autoroute A7 entre Marseille et Aix-en-Provence données par les usagers qui l’empruntent au quotidien. Nous avons ainsi révélé la perception d’une polyphonie d’acteurs : les automobilistes habituels ou occasionnels, les usagers des cars et les professionnels de l’aménagement de l’espace – architectes, paysagistes, urbanistes, ingénieurs. Ainsi, nous avons demandé aux acteurs interviewés d’exprimer un jugement qualitatif portant sur des catégories simples : il s’agissait de classer les éléments considérés « de bonne qualité » et « de mauvaise qualité». Sur cette base, nous avons construit une grille de critères qualitatifs répertoriant les éléments du territoire perçus comme « valorisants » ou « perturbateurs ». Les critères pressentis relèvent par exemple de la dégradation des éléments du paysage de proximité, de la qualité architecturale d’un ouvrage d’art, de la possibilité d’une vue sur le paysage lointain ou de la surabondance du langage publicitaire.

Pour saisir ces représentations qualitatives de l’autoroute, nous nous sommes appuyés sur trois outils de recherche que nous avons testés dans l’ordre ici présenté. Le premier a été le parcours commenté[12]. En accompagnant les usagers le long de leurs itinéraires en automobile ou en bus, nous avons enregistré et retranscrit leurs commentaires sur le paysage perçu. L’intérêt du parcours commenté était ainsi de donner l’occasion à l’acteur de s’exprimer sur le territoire tel qu’il l’interprète. Le deuxième outil que nous avons testé, a été la simulation de l’itinéraire autoroutier grâce à un support photographique. L’acteur est ainsi projeté dans un parcours virtuel simulé par une succession de photos et il est sollicité pour exprimer un jugement qualitatif sur l’image. Les photographies, ne prétendant pas se substituer à l’expérience de l’immersion dans le paysage, ont plutôt eu l’intérêt de guider les commentaires sur des détails précis. Les images ont effectivement permis l’observation de certains objets qui échappaient à la perception en vitesse. Enfin, nous avons conduit des entretiens directifs avec des usagers de l’autoroute le long de l’itinéraire. Ces questionnaires ont été également centrés sur la qualité du paysage autoroutier, portant sur des thématiques que les parcours commentés avaient déjà fait ressortir (transitions paysagères, ouvrages d’art, bords d’autoroute, éléments remarquables, valeur symbolique de l’infrastructure, etc.).

Cette analyse nous a ainsi permis de constater que, contrairement aux idées reçues, l’autoroute n’est pas « toujours la même ». Les éléments du grand paysage métropolitain sont souvent mis en scène par l’infrastructure et constituent des marqueurs identitaires pour les usagers. Les cars offrent d’ailleurs un point de vue privilégié, révélant à la fois un paysage spectaculaire au voyageur qui découvre le territoire et montrant aux habitués un paysage riche de détails, qui se transforme au fil des saisons. Cependant, la persistance de ces séquences paysagères semble aujourd’hui menacée par la consommation du sol et par l’expansion des zones tertiaires, pavillonnaires et commerciales le long de l’autoroute. De même, la multiplication des dispositifs techniques de sécurité et de protection des nuisances banalisent et ferment la perception en mouvement. Comme en témoignent les entretiens menés avec les acteurs chargés de la gestion de l’infrastructure, de l’aménagement du territoire et de l’organisation de la mobilité, ceux-ci ne semblent pas inclure la qualité paysagère et architecturale de l’autoroute parmi leurs objectifs.

 

L’ appréhension de l’infrastructure par les territoires

Dans un deuxième temps, nous nous sommes interrogés sur la manière dont le territoire est marqué par le voisinage de l’infrastructure. L’objectif était de comprendre les effets de l’autoroute sur l’espace et sur les usages des milieux limitrophes. Pour cela, nous avons parcouru à pied les contextes traversés par les autoroutes A7 et A51 entre Marseille et Aix-en- Provence faisant le relevé des différentes figures morphologiques et des usages du territoire. Tout d’abord, nous avons construit un inventaire des formes urbaines rencontrées et nous les avons représentées par des dessins en plan, en perspective et en coupe, ainsi que par une série de photographies. Ce travail nous a notamment permis de repérer les principales typologies d’espaces, bâtis et publics, les dispositifs de séparation de l’infrastructure et les connexions aux réseaux secondaires. Sur la base des photos et des cartes historiques nous avons aussi retracé l’évolution des territoires après la réalisation des autoroutes. Enfin, nous avons recueilli les représentations des milieux habités le long de l’autoroute des habitants et des usagers de ces territoires, demandant aux acteurs interrogés d’exprimer un jugement qualitatif sur les rapports des espaces à l’infrastructure. Pour cela, nous nous sommes servis des entretiens directifs et semi-directifs, complétant l’analyse par des observations in situ.

Ce travail nous a permis de constater une série des contradictions qui animent ces territoires. L’autoroute est désormais perçue par les riverains comme par les acteurs chargés de l’aménagement du territoire comme « négative », du fait des nuisances esthétiques et environnementales qu’elle génère dans les contextes traversés. Pourtant, elle constitue encore un atout pour l’économie et pour le cadre de vie de ces milieux, au regard des facilités d’approvisionnement des biens, de la visibilité et de l’accessibilité à la vente, ainsi que pour la mobilité de ses habitants, notamment en raison de la faiblesse des transports publics en dehors du centre-ville. La ville « adaptée » à l’automobile est donc loin d’appartenir au passé, comme en témoignent les orientations politiques continuant à encourager la réalisation des infrastructures routières aux marges de la ville. L’imminente ouverture du contournement autoroutier de Marseille (L2) en est un exemple. Cependant, il y a une prise de conscience. Les récentes démolitions en centre-ville et la multiplication des dispositifs de protection montrent que l’autoroute, d’un point de vue culturel, n’appartient plus à la contemporanéité. Elle est en décalage avec les objectifs politiques et esthétiques de notre société urbaine, ce qui remet en question son statut et sa fonction.

 

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Circulaire n°92-71 du 15/12/1992, relative à la conduite des grands projets nationaux d’infrastructures.

LOI n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire

Circulaire n°96-21 du 11/03/1996, relative à la prise en compte de l’environnement et du paysage dans les projets routiers.

LOI no 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, couramment appelée loi SRU ou loi Gayssot

Décret en Conseil d’Etat n°2005-1499 du 5 décembre 2005 relatif à la consistance du réseau routier national.

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LOI n° 2010-788 du 12 juillet 2010 ou loi Grenelle II portant engagement national pour l’environnement.

Rapport Mobilité 21, “pour un schéma national de mobilité durable“, remis le 27 Juin 2013 par le Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie, http://www.developpement-durable.gouv.fr/.

LOI n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles dit loi MAPAM

LOI n° 2014-366 du 24 mars 2014 dit loi ALUR pour l’accès au logement et un urbanisme rénové

 

Références

[1] LOI n° 55-435 du 18 avril 1955 portant sur le statut des autoroutes.

[2] CAVAILLES H., 1935, Histoire de la route française,. Etude de géographie humaine, Paris, Armand Colin.

[3] L’étude du statut des autoroutes et de son évolution possible dans les processus de métropolisation a fait l’objet de notre TPE-R (Travail Personnel Etudiant mention recherche).

[4] Projet de loi portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République http://www.legifrance.gouv.fr/

[5] LOI n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, http://www.legifrance.gouv.fr/

[6] Vers une croissance plus inclusive de la Métropole Aix-Marseille, Rapport de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), 2012

[7] DELPIROU, A., « Les transports, ressort et levier de la construction métropolitaine ? Une approche comparée Paris – Lyon – Marseille », dans Métropolitiques, 24 septembre 2014. URL : http://www.metropolitiques.eu/Les-transports-ressort-et-levier.html.

[8] Mobilité(s), Le livre blanc des transports métropolitains Aix-Marseille-Provence, Décembre 2014, ouvrage édité par la Mission interministérielle pour le projet métropolitain Aix-Marseille-Provence.

[9] C’est le cas des Cartreize mis en place par le Conseil Général des Bouches du Rhône et des lignes de bus sur l’A48 à Grenoble.

[10] La gare autoroutière de Briis-sous-Forges au Sud-ouest de Paris, constitue le premier exemple en France.

[11] BRES A., 2015, Figures discrètes de l’urbain, Genève, MetisPresses, p.16.

[12] La méthode des parcours commentés, parfois également dénommée méthode des trajets-voyageurs commentés [Levy, 2001] ou encore méthode des itinéraires [Petiteau, Pasquier, 2001] se donne pour ambition d’analyser l’acte de traverser l’espace urbain tel qu’il est « en train de se faire » afin de recueillir « le point de vue de voyageur en marche ». GROSJEAN M., THIBAUD J.P., (dir.), 2001, L’espace urbain en méthodes, éd. Parenthèses, Marseille

[13] Marie Baduel et Vincent Fouchier (Mission Interministérielle Métropole A-M-P), Frédéric Roustan et Vincent Tinet (Agence d’urbanisme de l’Agglomération Marseillaise -AgAM), Frédérique Reffet et Gregoire de Saint-Romain (DREAL-PACA)

L'architecte (dé)concerté par le web 2.0

RÉSUMÉ

La démocratisation d’Internet a connu une accélération sans précédent avec l’apparition du web 2.0 au courant des années 2000. Certains acteurs perçoivent ce média comme une nouvelle manière d’associer le citoyen à l’aménagement des territoires. On assiste ainsi à la constitution d’un groupe de professionnels qui se positionnent comme spécialistes de démarches participatives assistées d’outils web. Certains d’entre eux sont architectes de formation. A travers leur démarche spécifique de projet, ils réinterrogent la pratique traditionnelle de l’architecte.


INTRODUCTION

La démocratisation d’Internet a connu une accélération sans précédent avec l’apparition du web 2.0 au courant des années 2000. Cette nouvelle application du réseau informatique mondial, en mobilisant la participation de l’internaute, donne naissance à de pratiques sociales inédites. L’impact de ces nouveaux comportements sur nos sociétés est si puissant qu’un certain nombre d’auteurs s’accordent à dire que le web contribue à l’émergence d’une nouvelle forme de culture, caractérisée par sa dimension participative et collaborative. Ces nouvelles valeurs entrent en conflit avec le système traditionnel en place ; on assiste alors au remaniement d’un certain nombre de secteurs majeurs qui tentent de s’adapter pour répondre à ce nouveau contexte.

Cette présente recherche interroge tout particulièrement le secteur de l’aménagement des territoires au regard du déploiement de ces nouvelles fonctionnalités techniques. Il s’agit d’identifier un certain nombre de pratiques récentes qui, percevant le web comme un moyen d’inclure le citoyen dans la fabrication de la ville, œuvrent à mobiliser des outils et fonctionnalités propres au web dans le cadre de projet urbain. Il s’agit bien souvent de procédures mis en place dans le cadre de projet d’urbanisme concerté. Ce secteur particulier, qui vise la participation du public aux questions urbaines, a connu de récentes transformations. Autrefois associée aux luttes urbaines et au contre-pouvoir, la participation devient par la mise en place d’une série de fait législatifs, désormais obligatoire. Pour répondre à cet impératif participatif, une nouvelle niche professionnelle se développe, celle des spécialistes de la participation. Ces nouveaux acteurs ont des profils variés : consultant en management ou marketing, sociologue, architecte, urbaniste, chercheurs… Certains d’entre eux se spécialisent dans la participation en ligne. Sont ainsi développées des procédures qui mobilisent des outils web dans le but d’accroitre le taux de participation citoyenne et de favoriser l’appropriation du futur projet d’urbanisme. L’objet de cette recherche est d’identifier et d’analyser la nature de ces nouvelles procédures. Il s’agit de mesurer l’impact de ces procédures en terme de participation effective des citoyens et de saisir l’effet de ces procédures sur le processus traditionnel de production d’un projet d’urbanisme. Plus globalement, l’enjeu de la recherche est d’étudier l’influence de ces procédures sur le jeu d’acteurs réunis autour d’un projet d’aménagement territorial et notamment sur la pratique de l’architecte-urbaniste.

Pour cela, il s’agit d’exposer le cadre d’étude de l’enquête :

 

I. Du Web 2.0 à la culture collaborative

Une évolution technologique : le Web 2.0

Depuis la fin du XXe siècle, le monde contemporain assiste au déploiement massif d’Internet1. Cette démocratisation a notamment été insufflée, au courant des années 1990, par l’invention du Web 1.02. Aujourd’hui une nouvelle facette d’Internet se dégage, celle issue du Web 2.0, également appelé Web collaboratif ou contributif (Fayon, 2008). Cette expression, apparue en 20043, désigne l’évolution des technologies, fonctionnalités et usages du Web vers plus de simplicité et d’interactivité. Le Web 2.0 encourage ainsi la création de contenus, le partage de l’information, la communication entre les internautes via la création de nouveaux outils comme les blogs, les forums, les wikis et plus récemment les réseaux sociaux. Une nouvelle relation aux médias est proposée par ce projet ; l’utilisateur est autant un récepteur d’information qu’un producteur de données. On parle ainsi d’agir communicationnel (Paquot, 2009).

Des évolutions sociales : la culture numérique

Le Web 2.0, comme toute évolution technologique avant elle, en se diffusant dans le corps social, contribue progressivement à façonner des nouvelles pratiques et comportements sociaux (Flichy, 1991). Cette influence est si intense qu’un certain nombre d’auteurs s’accordent à dire que le Web 2.0 et plus largement le réseau Internet contribue à l’émergence d’une nouvelle forme de culture. On parle entre autres, de cyberculture (Lévy, 1997), de culture numérique (Allard, Blondeau, 2007), de e-culture (De Haan, Huymans, 2002) de condition numérique (Fogel, Patino 2013), ou bien encore de conversion numérique (Doueihi, 2008) et de révolution numérique (Rieffel, 2014).

Pour appréhender cette évolution, il faut comprendre qu’Internet, en s’inscrivant dans la société de l’information (Castells, 1998), participe à façonner une nouvelle économie ; celle des données. Cette matière est très différente des biens matériels classiques. La donnée n’est pas détruite par sa consommation et plus elle est partagée et plus elle prend de la valeur (Legrenzi, 2010). Cette évolution remet en cause un certain nombre de principes, notamment celle de la propriété. Cet aspect se perçoit particulièrement à travers l’explosion des pratiques de consommation collaborative – coworking, covoiturage, fablab – où l’usage prédomine sur la propriété (Botsman, Roger, 2010). La notion de production est également réinterrogée par les pratiques internautes. La mise en relation d’individus autorisée par Internet entraîne l’apparition de nouvelles manières de production, notamment collectives : on parle de travail collaboratif (Bouquillion, Matthews, 2010). Le wiki[4] en est un bon exemple.

Plus largement, en permettant un accès facilité au savoir et une mise en réseau d’imaginaires humains, Internet contribuerait à produire une intelligence collective (Levy, 1994). Cette technologie viserait ainsi à émanciper l’individu, en suscitant sa créativité et sa prise de parole (Rieffel, 2014). Par un ajustement du processus démocratique, le web forgerait ainsi une nouvelle étape du projet républicain (Cardon, 2010), qui façonnerait l’émergence d’une société plus horizontale (Renne, 2014), par opposition à la verticalité de la société industrielle. Cette démocratisation de l’accès au savoir, contribuerait également à un effacement progressif des frontières traditionnelles entre savoirs experts et savoirs « profanes » (Callon, Lascoumes, Barthes, 2001). Cette évolution culturelle se traduit de manière plus globale par la volonté exprimée par la société civile d’avoir un droit de décisions sur des affaires réservées jusque-là à un milieu expert, notamment en ce qui concerne les problématiques politiques et environnementales.

Cette culture émergente se heurterait alors aux structures préexistantes : on constate un décalage grandissant entre les modes d’organisation en place et ces aspirations nouvelles (Renne, 2014). Face au contexte de la société collaborative, de nombreux secteurs tentent ainsi de se réinventer, notamment dans les secteurs économique ou éducatif. En ce qui concerne l’urbanisme, certains professionnels commencent à réinterroger leur pratique au vu de cette culture collaborative émergente et tentent ainsi d’ouvrir le processus de production de projet. Certains y voient un moyen de répondre aux enjeux complexes auxquels doit répondre la ville contemporaine (Alba, Brunner, Gilli, 2017 ; Picon, 2014). D’autres perçoivent le média web comme un moyen favorable à l’établissement d’un dialogue entre maître d’ouvrage / maître d’œuvre et citoyens (Kaplan, Marcou, 2008).

La diffusion et l’impact de cette culture collaborative restent toutefois à nuancer par l’existence et la persistance d’une fracture numérique relevant à la fois d’inégalités d’accès à la technologie et d’inégalités relatives aux écarts de maîtrise de ces technologies (Granjon, 2011 ; Michel, 2001).

 

II. L’instauration d’un impératif participatif

1990-2000 : La participation instaurée par l’Etat

Parallèlement à la diffusion progressive de la culture collaborative au sein de nos sociétés, on assiste à un renforcement des processus participatifs notamment dans le secteur de l’urbanisme (Bacque, Biewener, 2013). Ce renforcement s’effectue par l’intervention de l’Etat. Ainsi, entre 1990 et 2010, une série de textes de loi érigent la consultation des citoyens comme étape obligatoire à tout grand projet d’aménagement5. Cette politique est adoptée à la fois à l’échelle nationale et également à l’échelle européenne6. Des structures sont créées afin d’encadrer les démarches participatives7.

Les raisons de l’intégration de cette dimension participative dans la législation sont multiples : Loïc Blondiaux (2008) soulève le fait que la légitimité des démocraties représentatives actuelles décline progressivement ; le recours à la participation peut ainsi être perçu comme une tentative de revitalisation de ces régimes politiques. Le sociologue Niklas Luhmann8

postule le fait que les sociétés contemporaines, devenant de plus en plus complexes, nécessitent d’instaurer des temps de mise en cohérence et de négociation afin de répondre efficacement aux enjeux auxquelles elles doivent faire face.

Françoise Choay définit la participation comme l’ensemble des « procédures, démarches ou tentatives faites pour donner un rôle aux individus dans la prise de décision affectant la communauté ou l’organisation dont ils font partie. Cette notion représente à la fois l’outil le plus basique et le plus complet de la démocratie participative. Elle consisterait ainsi à prendre part.9 ». De par sa définition large, ce concept est sujet à différentes interprétations. On définit ainsi différents degrés de participation (Arnstein, 1969) : le premier degré est celui de l’information, le deuxième est celui de la consultation, et le troisième, celui de la co-construction. Au sein même de ces catégories, il existe des controverses (Touzard, 2006) (Mermet, 2006). La participation est ainsi un concept protéiforme (Smith, 2005).

1960-1970 : La participation en lutte contre l’État

Cependant, bien qu’institutionnalisée dans la dernière décennie du XXe siècle, la notion de participation n’est pas une notion récente. Elle s’est constituée dans les années 1960, d’abord aux Etats-Unis, puis en France, alors marquée par un mouvement de forte contestation sociale généralisée. Cette contestation touche notamment le secteur de l’urbanisme. Ces critiques reposent sur plusieurs critères et sont formulées à la fois par la société civile mais également par le milieu universitaire et le milieu professionnel :

Des expériences sont également lancées par des acteurs politiques issus du courant de gauche à travers notamment l’expérience des Groupes d’actions municipaux (GAM) et des comités de quartiers (Lefebvre, 2011).

Certains professionnels de l’urbain proposent également des nouvelles manières de faire ; des Ateliers populaire d’urbanisme sont ainsi constitués à l’initiative couplée de professionnels de l’urbain et de militants associatifs. Souvent constitués en réaction contre un projet perçu comme défavorable aux habitants, ces ateliers ont pour mission d’accompagner ces mêmes habitants dans l’élaboration d’un contre-projet11. On retrouve également des initiatives individuelles, comme celles des architectes Yona Friedman, Lucien Kroll, Giancarlo de Carlo12, qui expérimentent des processus de projet plus ouverts, permettant d’inclure le futur habitant.

Bien qu’isolées et localisées, ces expériences ont permis de façonner et d’outiller progressivement le mouvement d’urbanisme participatif (Lacaze, 2014). Il est intéressant de noter que, dans les années 1960, la participation est issue d’un mouvement ascendant, porté par des acteurs associatifs militant contre les modes de planification opérés par l’Etat (Gontcharoff). La participation est ainsi pensée comme un instrument de contestation du système politique et comme un moyen de formation des citoyens à la production de contre-expertises et de contre-pouvoirs. (Blondiaux, 2008).

Depuis les années 1990, on assiste à l’appropriation de ce concept par les pouvoirs publics. La logique ascendante des années 1960, provenant d’une demande sociale, laisse place aujourd’hui à un mouvement descendant impulsé par l’Etat. Ce renversement n’est pas sans conséquence : certaines études s’attachent à analyser l’existence d’une demande de participation provenant des citoyens (Mazeaud, Talpin, 2010) (Gourgues, Sainty, 2011) et remettent même en cause l’existence de cette dernière (Hibbing, Thiess, 2002) – la demande sociale étant pourtant un critère fondateur du concept de participation. De plus, l’entrée de la participation dans la législation française contribuerait, dans une certaine mesure, à maintenir les rapports de dominations existants (Blondiaux, 2008). En effet, bien qu’un certain nombre de textes de loi érigent la participation des citoyens comme étape obligatoire de l’action publique, aucun de ces textes ne précise les méthodes et outils à employer afin de permettre la réalisation effective de ces procédures. Ce manque de règles institutionnelles, pourtant présentes dans d’autres pays13, est une des principales limites formulées vis à vis de ces processus participatifs. Ces dispositifs renverraient davantage à des processus d’information, plus qu’à la participation effective des habitants à la co-construction de leur cadre de vie (Donzelot, Epstein, 2006). Dans le pire des cas, l’obligation de participation se traduirait sur le terrain par des phénomène de légitimation de l’action publique et pourrait être assimiler à de la manipulation. (Carrel, 2014). Enfin, la normalisation de la participation s’accompagne d’une autre évolution, celle de sa professionnalisation. Avec l’institutionnalisation de cette notion, on assiste en effet à l’apparition de spécialistes de la participation, chargés d’encadrer les procédures (Mazeaud, Nonjon, 2015).

 

III. Les métiers de la participation face à la production du projet d’urbanisme

La participation, un nouveau marché

L’inscription de la participation dans la législation française a provoqué l’augmentation des marchés publics renvoyant à des missions d’encadrement de procédures participatives. Afin de répondre à ces appels d’offres, on assiste à l’émergence de professionnels de la participation. Celle-ci est ainsi perçue comme un nouveau marché à occuper (Mazeaud, Nonjon, 2015). L’émergence de ces professionnels est révélatrice selon Loïc Blondiaux (2008) de l’évolution connue par le concept de participation. Dans les années 1960, les procédures participatives étaient impulsées par des associations citoyennes aidées d’acteurs militants de formation diverses (architecte, urbaniste, politique, juriste..). Aujourd’hui, même si certains de ces acteurs sont encore présents, l’émergence de spécialistes de la participation fait basculer l’urbanisme participatif du domaine de la militance au domaine de la consultance (Nonjon, 2012).

Apparition de spécialistes de la participation

Ces acteurs se distinguent par la variété de leurs profils. En effet, il n’existe pas (encore) de diplôme spécialisé dans la participation, même si plusieurs formations professionnalisantes sont proposées à la fois par le secteur privé mais également à l’université14. Les professionnels de la participation sont ainsi issus du champ de la conception urbaine (architecte, urbaniste), du champ de la communication (consultant en management ou en marketing, journaliste), du champ de la recherche ou encore du champ de l’animation. Ce domaine professionnel étant en construction, les prestations propres à ces nouveaux métiers varient. Ce phénomène est d’ailleurs perceptible à travers la multitude de termes désignant ces nouvelles fonctions : « facilitateur », « traducteur », « développeur », « tiers garant de la participation » (Mazeaud, 2013). Leurs activités recouvrent un large panel de prestations en fonction des degrés de participation choisis : communiquer le projet dans le cas d’un degré d’information ; collecter, traduire et relayer la parole citoyenne dans le cas d’une consultation ; organiser des temps de dialogue entre concepteurs / élus / citoyens dans le cas d’un projet co-construit.

Pour faire face à ces missions multiples, certains de ces professionnels développent de nouveaux outils, dont un certain nombre s’appuient sur les fonctionnalités du Web 2.0. Sont ainsi proposés des processus participatifs s’appuyant entre autres, sur des cartographies collaboratives (ex : Carticipe), sur des modélisations en réalité augmentée (ex : Ville Sans Limite), sur des jeux (ex : Dessine ton parc), sur des forums (Budget participatif de Paris). L’idée défendue par les développeurs de ces processus est que le support Web 2.0 permettrait d’accroitre le taux de participants et notamment d’inclure des populations jusque-là absentes des processus participatifs traditionnels (Ottaviano, 2013).

L’influence sur le processus de production d’un projet d’urbanisme

L’introduction d’un nouveau segment participatif obligatoire, porté par de spécialistes de la participation, bouleverse le processus de conception traditionnel d’un projet d’urbanisme. Dans le cadre de cette recherche, nous cherchons donc à comprendre l’impact de ce nouveau segment participatif sur la manière de faire du projet d’urbanisme. Pour cela, nous mettons en place une enquête de terrain autour de ces nouvelles pratiques participatives..

 

IV. Enquête sur des processus de projet participatif assistés d’outils numériques

Enquête de terrain

Il s’agit dans un premier temps de mener un travail de recensement, afin d’identifier un certain nombre d’expériences qui associent participation citoyenne / outil du web 2.0 / et projet d’urbanisme. A partir de ce recensement, nous établissons une grille d’analyse qui révèlera plusieurs catégories de procédures – en fonction des acteurs qui les mettent en place, du processus adopté et de l’objectif affiché. A partir de la définition de ces catégories, nous pourrons sélectionner un nombre restreint de cas représentatifs afin de construire un échantillon d’analyse. Cette enquête de terrain nous permettra de mettre à l’épreuve une série d’hypothèses :

Hypothèses

Il s’agira également de questionner la phase de formulation des résultats de l’enquête participative : comment la restitution est-elle organisée ? Comment les données collectées sont-elles synthétisées ? A qui sont remis les résultats ? Le concepteur urbain a-t-il accès à ces résultats ? Les citoyens y ont-ils accès ?

Enfin, il s’agira de mesurer le degré d’influence du résultat de la participation sur le processus de projet d’urbanisme. L’enjeu est de déterminer si ces expériences participatives permettent de pallier certaines limites rencontrées par des procédures participatives classiques.

 

Bibliographie

 

I. Du web 2.0 à la société collaborative

II. L’instauration d’un impératif participatif :

1990-2000 : La participation instaurée par l’Etat
1960-1970 : apparition de la notion de participation

III. Les métiers de la participation face à la production du projet d’urbanisme :

 

Références

1 Internet désigne le « réseau mondial de télécommunication reliant entre eux des ordinateurs ou des réseaux locaux et permettant l’acheminement de données numérisées de toutes sortes (messages électroniques, textes, images, sons, etc.) (source : Centre National de Ressources textuelles et lexicales)

2 Le Web 1.0 désigne une application d’Internet, qui consiste à relier entre elles des pages au moyen de liens (les hypertextes). Cette première forme de Web a un fonctionnement très linéaire : un contenu proposé par un producteur est consulté par des internautes. C’est un web passif : l’internaute y consomme de l’information sans en produire. (source : http://www.univ-bpclermont.fr/).

3 On doit la paternité de cette expression à l’américain Tim O’Reilly (fondateur d’une maison d’édition spécialisée en littérature informatique). Dans un article, qui fait référence (Tim O’Reilly (2005), What Is Web 2.0. Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software) il ne propose pas une définition précise de ce terme (« Chacun forgera sa propre définition du Web 2.0, en oscillant entre les technologies et les usages »), il insiste plutôt sur l’importance de cette évolution sur le futur d’Internet et des sociétés.

4 Wiki : (de l’hawaiien wiki, rapide) : Site Web collaboratif dont le contenu peut être modifié par les internautes autorisés. (source : Larousse)

 

5 Nous citerons notamment : la loi d’orientation de 1991 (qui pose la concertation comme fondement de la politique de la ville), la loi de février 1992 sur l’administration territoriale (reconnaît le droit d’être informé et consulté), la loi Barnier de 1995 (qui impose une obligation de concertation pour tous grands projets d’infrastructure), la loi Voynet de 1999 (qui prévoit la mise en place de « conseils de développement » associant la « société civile »), la loi sur la Solidarité et le renouvellement urbain de 2002 (qui impose une concertation pour toute élaboration de plan local d’urbanisme), la loi de démocratie de proximité de 2002 (qui rend obligatoire la création de conseils de quartier dans les villes de plus de 80 000 habitants), l’article 7 de la Charte de l’environnement de 2005 (qui reconnaît le droit à toute personne d’accéder aux informations et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement).

6 Nous citerons notamment : la Convention d’Aarhus de 1998 (qui consacre un droit à « l’information, à l’accès à la justice et surtout à la participation du public concerné à l’élaboration de la réglementation dans le domaine environnemental et ce à un moment où toutes les options et solutions sont encore possibles et (où) le public peut exercer une réelle influence » article 6.2.4).

7 La Commission nationale du débat public (CNDP) a notamment été promue en 2002, il s’agit d’une autorité administrative indépendante dont la mission est d’encadrer les débats. Dans la même veine, l’Institut de la concertation et de la participation citoyenne, conçu à l’initiative de praticiens de la concertation est également une institution indépendante et vise à promouvoir les bonnes pratiques en terme de concertation.

[8] Estelle Ferrarese, (2007), Niklas Luhmann, une introduction, Agora Pocket, Paris.

[9] Françoise Choay, Pierre Melin (2000), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, PUF, Paris.

[10] Progressivement cette attention va être élargie à la notion de savoirs citoyens (Nez, 2015), notion plus englobante, qui inclut un ensemble plus large de savoirs sociaux et politiques.

[11] Le projet fondateur de ces ateliers est celui de l’Alma Gare, un quartier populaire de Roubaix sujet à un projet de rénovation portée par la municipalité de l’époque. Jugé défavorable aux habitants, ce projet a ainsi fait l’objet de contre-projets formulés par l’Atelier populaire d’urbanisme entre 1966 et 1983 (Hatzfeld, 1986).

[12] Michel Ragon, (1977), L’architecte, le prince et la démocratie, Albin Michel, Paris.

[13] En Amérique du Nord, plusieurs textes de loi ont été mis en place afin de codifier l’organisation de toute négociation : le Code Morin au Québec, les Robert’s Rules of Orders aux Etats-Unis.

[14] Nous pouvons citer notamment : le master Ingénierie de la concertation à la Sorbonne proposée par Loïc Blondiaux, le master Communication publique et concertation à Lille 2, le master Métiers de l’évaluation et de la concertation à Toulouse.

La trame verte et bleue marseillaise

Introduction :

En janvier 2010, le Programme Interdisciplinaire de Recherche Ville et Environnement (PIRVE), conscient de la généralisation mondiale du phénomène urbain et soucieux de l’importance croissante des questions écologiques (raréfaction de certaines ressources, changement climatique, biodiversité déclinante…) lançait un appel d’offre de recherche à vocation interdisciplinaire. Il y identifiait la ville comme « lieu d’enjeux collectifs majeurs touchant à la qualité de la vie des citadins (résidents, actifs, visiteurs), à la vulnérabilité des populations, des sociétés et des espaces urbains », aux échelles locales et planétaire. Afin de générer « une meilleure connaissance des dynamiques de co-évolution des sociétés urbaines et de leur environnement naturel et construit », il souhaitait encourager une recherche qui se focaliserait sur « les processus qui mettent en jeu des interactions complexes, aux différentes échelles spatiales (locale, régionale, planétaire) et temporelles (court, moyen, long terme), entre les diverses dimensions (humaine, sociale, politique, culturelle, économique, juridique, matérielle, écologique…) du fonctionnement et de l’évolution des systèmes urbains »[2].

Le PIRVE développait alors trois ambitions : contribuer à la constitution d’un milieu scientifique interdisciplinaire pérenne sur la question des rapports ville-nature, favoriser la circulation et la combinaison des savoirs scientifiques experts et ordinaires dans une perspective de diffusion auprès des acteurs, et enfin, alimenter la réflexion collective sur la production, la conduite et l’évaluation des politiques publiques dans ce domaine. Entre 2008 et 2009, 24 projets avaient déjà été financés, et il s’agissait dans ce nouveau programme de « mettre l’accent sur les processus, les dynamiques; sur les villes existantes, leur adaptabilité et leur résilience, en particulier dans le contexte du changement climatique; sur les changements observés, souhaités ou souhaitables; sur les freins de tout type qu’ils rencontrent dans un contexte d’incertitude quant aux changements engagés ou à engager; sur les interactions entre cycles environnementaux et leur anticipation; enfin sur les incidences environnementales, sociales, économiques des stratégies ou des politiques des acteurs »[3].

Dans ce contexte, l’équipe du LPED[4] faisait une proposition afin de rendre compte d’un certain état de la nature sur la ville de Marseille. Elle fournissait ainsi un état des lieux faisant date[5] qui donnait à voir un corpus de thématiques essentielles relatives aux questions de « natures urbaines », ici préférées à la notion de « nature en ville »[6]. Il s’agissait donc pour commencer d’identifier différents types de natures présentes sur le périmètre de l’emprise urbaine marseillaise et de se donner les moyens de qualifier leurs états écologiques respectifs.

La Trame verte et bleue marseillaise

Les différentes réflexions relatives au Grenelle de l’Environnement (2007-2009) ont permis à partir de 2012 la création des « Trames vertes et bleues »[7]. Carole Barthélémy, sociologue, chercheuse et directrice du LPED, s’appuyait sur la terminologie définissant cette trame pour élaborer sa proposition de recherche : « un réseau formé de continuité écologiques terrestres et aquatiques [qui] constitue un outil d’aménagement durable du territoire et contribue à un état de conservation favorable des habitats naturels des espèces et au bon état écologique des masses d’eau ». Cette définition se calquait en grande partie sur la modélisation utilisée par les écologues pour identifier le fonctionnement écologique des milieux à partir des notions de « réservoirs» de biodiversité, ou de « noyau primaire d’habitat », et de « corridors » permettant la circulation des espèces entre ces noyaux (illus1)[8].

Illustration 1 : Schéma de la modélisation écologique des fonctionnements écosystémiques

Partant de cette définition, les chercheurs se penchaient sur le cas de la ville de Marseille, dans le contexte de la révision de son PLU[9]. Effectivement, dans la perspective de la mise en cohérence des différents documents de planification, le PLU avait vocation à intégrer les éléments formulés dans le diagnostic du SCoT[10] (2012) concernant les tracés de la Trame verte et bleue urbaine (illus 2). Les chercheurs se posaient alors la question de « l’état de naturalité » de la ville de Marseille et des possibilités de sa représentation, de manière à pouvoir l’intégrer dans un document réglementaire. En réponse à l’appel, ils mettaient en place une équipe interdisciplinaire de recherche réunissant des géographes, des écologues, des urbanistes et des sociologues afin de réaliser une « analyse spatiale de la nature dans la ville » de Marseille, en s’appuyant sur un SIG comme support d’articulation des connaissances produites par les différentes disciplines.

Illustration 2 : extrait du diagnostic du ScoT, 2012

Fonctionnant autour du principe d’une cartographie collective, ils réalisaient ensuite l’inventaire des différents éléments de nature présents dans la ville de Marseille. Ils s’appuyaient en premier lieu sur des méthodes d’analyse spatiale réalisées à partir de fonds cartographiques de l’IGN (BD Carto 2003) afin de repérer les « espaces à caractère naturel en ville » (illus 3), c’est-à-dire les parcs publics, les jardins privatifs, les alignements d’arbres, les Espaces Boisés Classés[11] (EBC), les friches et autres délaissés. Par ailleurs, des inventaires entomologistes, ornithologiques et floristiques étaient réalisés dans les parcs publics et les jardins privatifs afin d’enrichir les données écologiques et connaître l’état de ces milieux.

Illustration 3 : Les Espaces Boisés Classés (EBC) sur Marseille, extrait de l’étude réalisée par le LPED.

Les résultats de leurs investigations étaient synthétisés dans la carte intitulée « Marseille en négatif » (illus 4). Cette carte choisissait de ne plus se focaliser sur les espaces bâtis pour représenter l’espace urbain, mais de s’intéresser aux « vides » restants, qu’il fallait alors qualifier en tant qu’espace de végétation urbaine.

Deux résultats notoires découlaient de cette approche. D’une part, la carte de la ville « en négatif » – à travers le filtre de ses espaces végétalisés -, marquait irrémédiablement les esprits, en assumant une profonde inversion du regard sur l’urbain. D’autre part, comme cela a souvent été évoqué, Marseille apparaissait bien comme une ville verte, peu dense, végétalisée dans le cœur même de son tissu urbain, et inscrite dans la continuité de ses espaces de nature périphérique. Et si cette nature se manifestait parfois à travers des aspects encore « sauvages » (Lanaspèze, 2012), il existait également de nombreux espaces complètement intégrés ou largement réglementés, tel que le Parc National des Calanques (créé en 2012)[12], mais également l’ensemble des parcs publics urbains[13], ou encore les Espaces Boisés Classés. Enfin une nouvelle structure de lisibilité de la ville à travers le végétal se faisait jour (illus 5).

Illustration 4 : « Marseille en négatif » ; Source : CONSALES Jean Noël, GOIFFON Marie et BARTHELEMY Carole, « Entre aménagement du paysage et ménagement de la nature à Marseille: la trame verte à l’épreuve du local », 2016.

Illustration 5 : Structuration du végétal urbain marseillais, source LPED

Trois types de compositions végétalo-urbaines étaient finalement identifiées par les chercheurs pour restituer les différentes situations rencontrées le long d’une traversée de la ville partant du centre dense pour aller jusqu’aux collines périphériques. Les espaces centraux et péricentraux apparaissaient marqués par la densité du bâti et les jardins en arrières cours, clos et peu visibles. Ils accueillaient également des espaces d’habitat pavillonnaire.

Des espaces périphériques étaient ensuite identifiés sur les piémonts collinaires, incluant de l’habitat individuel parsemé et des zones d’habitat collectif datées des Trente Glorieuses. On y trouvait des typologies végétales diverses, d’alignements d’arbres, de parcs publics, mais également de domaines privés et d’exploitations agricoles.

Enfin, les massifs collinaires constituaient la 3ème couronne naturelle marquée par une végétation méditerranéenne et la présence de pin d’Alep. Au-delà de cette classification tripartite globale, ne devenait-il pas alors pertinent de réaliser une lecture plus fine des interactions manifestes entre les espaces urbanisés et la nature sur ces différents secteurs ?

 

Développer l’analyse écosystémique des espaces de nature à Marseille

L’hypothèse faite ici est alors que la ville se structure suivant des typologies urbaines caractérisées qui s’associent à une certaine présence et à une attente spécifique de nature directement liée à la densité du tissu (Barles, Blanc, 2016). La demande de nature sera notamment formulée de manière plus urgente en centre urbain dense que dans la périphérie plus lâche. Elle y prendra également des formes différentes en fonction des opportunités foncières existantes, et des délaissés disponibles et non imperméabilisés, plus rares en centre urbain dense qu’en zone pavillonnaire. On peut alors préciser le découpage urbain initial lié à la présence de nature réalisé par les chercheurs du Lped pour chercher à l’articuler plus précisément à la densité et à la typologie du bâti. Cette approche gagnera également à être complétée par l’identification des opportunités de valorisation de la nature existante ou à créer.

Dans cette perspective, on identifie assez immédiatement une première couronne urbaine très dense, issue du développement urbain du XIXème siècle, suivant une logique hausmanienne (Roncayolo, 1996). Elle est délimitée par l’avenue du Prado au sud, la rocade du Jarret à l’est, (incluant les boulevard du Maréchal Juin, Fançoise Duparc, Sakakini et Jean Moulin). Dans cette première couronne se développent des usages très caractérisés encadrés et réglementés de la nature, et la demande d’espaces publics à caractère naturel est très forte[14].

Illustration 6 : Structure urbaine centrale marseillaise, source Google Maps, 2019.

Au-delà de cette première couronne dans laquelle on identifie la présence de plusieurs parcs publics urbains aménagés (Longchamps, 26ème Centenaire,…), le tissu marseillais devient très rapidement très disparate des points de vue de la densité bâtie, de l’occupation du sol et des typologies d’habitats. Le secteur situé entre la rocade du Jarret et la A507 reste en définitive encore très dense tout en incluant de grandes poches de « vides », tel que le cimetière St-Pierre, par exemple, à l’est, ou bien de nombreuses friches industrielles, au nord, ainsi que des espaces d’activité, des logements récents (docks), ou de l’habitat vernaculaire au sud. Difficile dans cette mesure de généraliser une qualification de ce tissu urbain en mutation permanente et d’y projeter des classifications d’états écologiques permettant de classer les différents milieux rencontrés. Quant à y envisager la perspective d’une « ville verte », ou juste plus écologique, il faudrait qu’elle rencontre les priorités urbaines portées par les acteurs…

On ne s’intéressera donc pas cette fois à la complexité du « chaos urbain marseillais », qui recouvre pourtant la majorité de la surface bâtie (illus 7), mais on se focalisera plutôt sur la 3ème couronne identifiée par les chercheurs du PIRVE, celle des périphéries faisant transition avec les massifs naturels en grande partie protégés[15].

La méthode, qui doit néanmoins pouvoir être généralisée par la suite, consister à mettre en œuvre une première lecture globale des différents tissus au 1/25 000ème (illus 8) afin de percevoir la structuration du tissu, et d’évaluer l’occupation et l’imperméabilisation des sols. On identifie au final trois types de densité bâtie : très dense en centre urbain, agrémentée de quelques cours intérieures végétalisées, très hétérogène en première périphérie, tout en incluant des délaissés publics et de nombreux jardins clos, et enfin beaucoup plus lâche en deuxième périphérie, où les terrains attachés aux habitations s’agrandissent et ne sont plus soumis aux mêmes entretiens ni usages, et forment une continuité avec les espaces de natures à proximités.

Illustration 7 : L’empreinte urbaine marseillaise, source Géoportail, IGN, 2019.

Illustration 8a : Centre urbain dense, source Géoportail, 1/25 000ème, IGN, 2019.

Illustration 8b: Centre urbain intermédiaire, source Géoportail, 1/25.000ème, IGN, 2019.

Illustration 8c : Franges urbaines, source Géoportail, IGN, 1/25 000ème, 2019.

 

La cartographie aérienne constitue ici un bon outil de repérage et d’interprétation de la répartition foncière des différents types d’occupation du sol. Elle est complétée par une lecture de la photographie aérienne au 1/2 000ème, qui permet d’identifier la nature des typologies bâties et des espaces verts repérés, afin d’évaluer leur taux d’imperméabilisation, de faire le compte des cours arborées, ainsi que des arbres d’alignement (illus 9). L’analyse de la photographie aérienne au 1/2 000ème fournit une approche efficace des typologies végétales existantes accompagnant le bâti, et permet notamment d’apprécier les caractères spécifiques des espaces naturels. Néanmoins, elle s’avère insuffisante pour comprendre le fonctionnement réel des espaces verts urbains et notamment percevoir leurs composantes paysagères. Un complément peut être fourni par Google Street View, mais la perception y reste encore tronquée et limitée à l’horizon des proximités immédiates.

Illustration 9 : Relations entre le végétal et le bâti, centre urbain dense, source Géoportail, IGN, 1/2 000ème, 2019.

Il apparaît à ce stade nécessaire de développer une approche complémentaire de terrain afin de se donner les moyens d’étudier les différentes formes de natures urbaines existantes, de préciser leurs caractères et leurs qualités afin de les rendre plus identifiables pour une intégration dans les documents d’urbanisme. Ce travail est alors entrepris à travers la mise en œuvre d’un « Observatoire photographique des franges urbaines suivant le tracé du canal de Marseille », justement situé au cœur de cet espace urbain de transition.

 

L’étude fine des natures urbaines marseillaise : pour quels bénéfices ?

Les chercheurs mobilisés dans le cadre du PIRVE ont fait le constat de la nécessité de passer d’une échelle à une autre de l’analyse urbaine pour produire une bonne compréhension des espaces de natures urbaines. Ils ont mobilisé l’échelle de la commune pour définir les axes verts, puis celle des ECN pour qualifier chacun des lieux. Leur analyse renvoie finalement à l’étude des cartes au 1/25 000ème et au 1/2 000ème, complétées par la compréhension des structures géographiques au 1/200 000ème (illus 7). Les trois approches sont ici complémentaires et indispensables les unes des autres dans la mesure où elles fournissent des informations qui rendent compte de présence d’espaces de nature aux différentes échelles du fonctionnement écosystémique et urbain.

Dans un deuxième temps, ils ont défini un « indice de naturalité » permettant de renseigner sur le nombre d’espèces présentes ainsi que sur la flore cultivée ou spontanée. Il a été complété par un « indice de méditerranéité » qui lui, rend compte de la spécificité locale de la flore. De plus, la lecture naturelle de la ville se réalise via deux grilles de lecture de la nature urbaine : la grille relative aux axes de nature dans la ville (illus 5), et la grille des Espaces ponctuels à Caractère Naturel (illus 3). Les deux axes identifiés constituent alors les structures d’une mise en œuvre possible de la Trame verte et bleue urbaine sur la ville de Marseille, le long des tracés des rivières, aujourd’hui partiellement enterrées : le ruisseau du Jarret et des Aygalades au nord, et de l’Huveaune vers l’est.

Cette approche fait également apparaître la nécessité de mettre en jeu la notion de « sous-trame » comme espace de connectivité complémentaire alimentant la Trame verte et bleue principale. Ces sous-trames peuvent alors être composées d’espaces très disparates : jardins entretenus, friches, délaissés. Elles prennent sens et fonction dans leur contexte urbain.

Enfin, il apparaît clairement que la mise en œuvre des Trames vertes et bleues urbaines dépend des perspectives de développement urbain, et notamment des manières dont les élus décident d’absorber l’essor démographique de la ville[16]. Un des principaux problèmes ressort ici du fait que la mise en œuvre de la Trame verte et bleue locale est réalisée via le PLU, et qu’elle est dans ce cadre souvent confiée à des bureaux d’étude qui se focalisent essentiellement sur les outils réglementaires existants pour générer des espaces verts[17] sans forcément prendre en compte les dynamiques de valorisation locales fédérées par les habitants à travers la végétalisation des rues, ou les pratiques de marches urbaines[18]. Il s’agirait pourtant d’imaginer des moyens plus subtils pour étudier finement les manifestations et les formes d’usage liées à l’existence de ces différentes natures urbaines.

Ces dernières se manifestent au final à travers la variété des formes d’interactions existant entre les formes urbaines et bâties, et la biodiversité aux différentes échelles de l’urbain. Ne serait-il alors pas pertinent à ce stade d’envisager la ville comme un « phénomène écosystémique », caractérisé par différentes dimensions du vivant ? L’enjeu se déplace alors vers une attention à des « écosystèmes urbains » aux différentes échelles de l’urbain, et à leur caractérisation via la recension des manifestations hétérogènes du vivant. Le jardin privé apparaît dans cette perspective comme « un révélateur inattendu » et privilégié de ce que la Trame verte urbaine pourrait effectivement désigner : « une nature ordinaire, dynamique et fortement contrainte ».

La poursuite de cette réflexion est également mise en œuvre à travers un relevé des différentes types d’interactions rencontrées entre la nature et le tissu bâti, sur la zone de transition de la ville et de la nature (3ème couronne). Elle est réalisée dans le cadre d’une action de recherche intitulée « Observatoire photographique des abords du canal de Marseille », au sein du laboratoire project[s], de l’ENSA•M aux abords du canal[19], qui a lui-même été identifié dans le ScoT comme le vecteur d’une trame bleue potentielle. L’enquête photographique de grande envergure aboutit à ce jour à la première sélection de 2.085 images, qui deviennent ainsi les supports de description de ces nouveaux écosystèmes urbains.

 

Bibliographie :

BARLES Sabine, BLANC Nathalie, Écologies urbaines sur le terrain, Economina, 2016.

BLANC Nathalie, Les formes de l’environnement, MetisPresses, 2016.

CLERGEAU Philippe, Une écologie du paysage urbain, Apogée, 2007.

CONSALES Jean Noël, GOIFFON Marie et BARTHELEMY Carole, « Entre aménagement du paysage et ménagement de la nature à Marseille: la trame verte à l’épreuve du local. », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 3, n° 2 | Juillet 2012, mis en ligne le 06 juillet 2012, consulté le 25 janvier 2016. URL : http:// developpementdurable.revues.org/9268 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.9268

LANASPEZE Baptiste, MATHIEU Geoffroy, Marseille, ville sauvage, Actes Sud, 2012.

RONCAYOLO Marcel, Les grammaires d’une ville, Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Ed de l’ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,1996.

http://www.trameverteetbleue.fr/presentation-tvb/foire-aux-questions/qu-est-ce-qu-corridor-ecologique

Appels à projet: https://www.eaurmc.fr/jcms/pro_92201/fr/appel-a-projets-eau-et-biodiversite-2019

 

Références :

[1] BARTHELEMY Carole, BERTAUDIERE-MONTES Valérie, CONSALES Jean-Noël, DESCHAMPS-COTTIN Magali, GOIFFON Marie, LIZEE Marie-Hélène, MARCO Audrey, « Natures urbaines à Marseille : entre démarche interdisciplinaire et projet environnement », In BARLES Sabine, BLANC Nathalie, Ecologies urbaines sur le terrain, Economina/Anthropos, 2016, pp 45-60.

[2] http://www.cnrs.fr/prg/PIR//programmes-termines/ville-environnement-mousson/PIRVE-APR2010.pdf

[3] http://www.cnrs.fr/infoslabos/conferences-colloques/Docs-PDF/ColloquePIRVE2008.pdf

[4] Laboratoire Population Environnement Développement, de l’Université Aix-Marseille.

[5] L’illustration n°4 produite dans le cadre de cette recherche a depuis été reprise dans plusieurs travaux universitaires.

[6] Qui désignerait plutôt une palette d’actions de végétalisation plutôt qu’un « état de naturalité » de l’urbain en lui-même.

[7] Décret n°2012-1492 du 27 décembre 2012.

[8] http://www.trameverteetbleue.fr/presentation-tvb/foire-aux-questions/qu-est-ce-qu-corridor-ecologique

[9] Devenu entre temps PLUi, et dont l’enquête publique est actuellement en cours: http://www.marseille-provence.fr/index.php/un-clic/plan-local-d-urbanisme-intercommunal

[10] SCoT : Schéma de Cohérence Territoriale. « Le Schéma de cohérence territoriale est un document d’urbanisme français qui détermine, à l’échelle de plusieurs communes ou groupements de communes, un projet de territoire visant à mettre en cohérence l’ensemble des politiques sectorielles notamment en matière d’habitat, de mobilité, d’aménagement commercial, d’environnement et de paysage ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Sch%C3%A9ma_de_coh%C3%A9rence_territoriale

[11] Les EBC sont définis dans l’article L130-1 du code de l’urbanisme : « Les plans locaux d’urbanisme peuvent classer comme espaces boisés, les bois, forêts, parcs à conserver, à protéger ou à créer, qu’ils relèvent ou non du régime forestier, enclos ou non, attenant ou non à des habitations. Ce classement peut s’appliquer également à des arbres isolés, des haies ou réseaux de haies, des plantations d’alignements. Le classement interdit tout changement d’affectation ou tout mode d’occupation du sol de nature à compromettre la conservation, la protection ou la création des boisements. Nonobstant toutes dispositions contraires, il entraîne le rejet de plein droit de la demande d’autorisation de défrichement prévue aux chapitres Ier et II du titre Ier livre III du code forestier. », https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006143279&cidTexte=LEGITEXT000006074075&dateTexte=20111222

[12] http://www.calanques-parcnational.fr/fr

[13] Thèse de Brice DACHEUX (direction : Y. Petit-Berghem) : Biodiversité et conception paysagère. Prise en compte de la diversité arborée par les paysagistes contemporains dans la conception et la gestion des parcs urbains marseillais, 16 novembre 2018, Marseille.

[14] Mémoire de M2, séminaire recherche d’A.Biehler (dir S.Steenhuyse) de Corentin LAURENT, Le rôle de la nature dans l’espace public, le cas du parc urbain du 26ème centenaire, 2018-2019.

[15] La majorité de ces espaces de nature périphérique sont d’ailleurs aujourd’hui protégés et donc inconstructibles.

[16] Estimée par les chercheurs à 6.000 habitants/an sur Marseille.

[17] Notamment les Espaces Boisés Classés du PLU.

[18] Notamment le GR 13, à Marseille, in Barthélémy C., 2013. « Les balades urbaines, ou la culture en marche : des projets artistiques valorisant la nature à Marseille », Revue Faire Savoirs, 10, « Les nouveaux horizons de la culture », pp. 69-78.

[19] Action de recherche en cours, conduite par Séverine Steenhuyse, au sein du laboratoire project[s] de l’ENSA•M.

Razionalismo manierista Milano 1940‑1960

Razionalismo manierista Milano 1940‑1960

Au premier coup d’œil, les immeubles d’habitation réalisés à Milan entre 1940 et 1960 par les architectes Mario Asnago (1896-1981) & Claudio Vender (1904‑1986), Luigi Walter Moretti (1907-1973), Ignazio Mario Gardella (1905-1999), le groupe BBPR 1 (1932-années 60), Luigi Caccia Dominioni (1913-2016), Angelo Mangiarotti (1921-2012) & Bruno Morassutti (1920-2008), ou Carlo Perogalli (1921-2005) & Attilio Mariani (1921-) et sûrement d’autres, ont quelque chose en commun – ils ont tous des bizarreries. Ces excentricités peuvent être produites par le caractère franchement insolite de la silhouette de l’édifice ou par la matérialité troublante de l’enveloppe. Elles peuvent être aussi provoquées par les licences prises par rapport aux conventions de la composition ou par l’incorporation ponctuelle d’éléments singuliers du vocabulaire vernaculaire. Ces bâtiments peuvent autant provoquer une stupéfaction immédiate que se nimber d’une étrangeté légère mais inquiétante lorsqu’on s’attarde à les scruter en détail. Il s’agit à proprement parler d’une démarche d’auteur où les propositions subjectives semblent ostensiblement assumées.
Ces architectes ont peu ou pas théorisé leur travail, en dehors d’Ernesto Nathan Rogers (1909-1969) mais ils ont assurément construit une architecture « qui donne à penser ». La grande diversité des productions ne permet pas de les classer dans un unique mouvement artistique même s’ils partagent certaines attitudes critiques. Les dates de construction elles-mêmes peuvent surprendre : ces bâtiments nous semblent tous beaucoup plus récents qu’ils ne le sont. Ces édifices partagent en effet avec l’architecture contemporaine des caractères communs comme l’aspect monolithique des enveloppes, la composition des façades à percements aléatoires, la flexibilité paradoxale du plan à pièces ou le caractère ludique et sophistiqué des détails d’assemblage et de mise en œuvre. Pourtant, ces édifices ont été construits dans un contexte culturel, politique et économique très particulier et très éloigné du nôtre – ils ont été construits pour une clientèle bourgeoise éclairée et manifestement un peu excentrique et gourmande de formes.

Pour caractériser ces architectures, une hypothèse naît, sous la forme d’un oxymore : que ces architectes engagent un processus particulier d’évolution du mouvement moderne, une forme de « modernisme maniériste ». Rassembler en une expression deux mouvements artistiques aussi éloignés historiquement qu’opposés théoriquement n’a pas pour objectif premier de proposer un nouveau mode de classement, anachronique et paradoxal, de l’histoire de l’architecture. Nous sommes plutôt guidés par l’intérêt porté à une certaine manière de concevoir et de réaliser l’architecture – à une forme d’arte di maniera. Dans son article « Pour une brève histoire du maniérisme », Daniel Arasse (1944-2003) cite les recherches de Robert Klein (1918-1967) 2 « (…) dans le maniérisme l’attention glisse du quoi, ce qui est représenté, au comment, le représenter. Il demande donc un regard d’appréciation artistique ou esthétique devant l’objet représenté, sur la manière dont on représente cet objet » 3.

Rapprocher du maniérisme la modernité hétérodoxe des édifices que nous étudions, c’est tenter de chercher des origines à ces bizarreries pour qu’elles ne restent pas de pures subjectivités. C’est imaginer que ces architectes, comme les artistes du XVIème siècle, ont en commun une pensée en mouvement, instable, fragile, complexe, une critique parfois désinvolte ou désabusée. Les licences prises au XVIème siècle par rapport aux théories de la Renaissance ont fait évoluer la notion de beauté : d’un art de nature à un art d’artifice. Le maniérisme est indissociable de la Renaissance classique, il s’est constitué à partir d’expérimentations toujours situées dans des relations dialectiques, c’est pour cela qu’on peut qualifier cette période de Renaissance maniériste. Daniel Arasse nous conseille d’éviter le terme de pré‑baroque, qui attribue à ce mouvement chaotique une direction qu’il n’avait pas 4.

fig.1 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio per abitazioni (1948) Milano, Via Plutarco 13 Source Lombardia Beni Culturali Da bibliografia (Zucchi, Cadeo, Lattuada, 1998) Unità: AV108

 

En proposant le terme de Razionalismo manierista milanese, notre article sous‑entend qu’il s’agit d’une posture maniériste au sein du rationalisme italien. Le rationalisme italien est un mouvement éphémère pris dans le chaos de l’histoire – le Gruppo 7 5 n’a existé que l’année 1926 et le M.I.A.R. (Movimento Italiano per l’Architettura Razionale) a été fondé en 1930 pour se dissoudre en 1932. Giuseppe Terragni (1904‑1943) réalisera à Côme la Casa del Fascio (1932‑1936), une architecture d’une très grande précision et d’une grande pureté géométrique – une sorte de Rubik’s cube réglé par des proportions albertiennes. Kenneth Frampton (1930‑) analyse la cohérence et la rigueur de cet édifice : « Le bâtiment est traité comme s’il y avait une matrice spatiale continue, sans aucune indication concernant le haut, le bas, la gauche, la droite, etc. » 6. À Milan, en association avec Pietro Lingeri (1894‑1968), il réalise la Casa Rustici (1933‑1935) où la recherche de la transparence entre l’intérieur et l’extérieur de l’îlot, les amènent à proposer une façade constituée d’une grille légère de balcons, une solution réemployée à l’échelle urbaine pour l’aménagement du front du parc à Paris‑Bercy coordonné par Jean‑Pierre Buffi (1937‑). Ils réalisent aussi à Milan des immeubles d’habitation plus courants et plus classiques, la Casa Ghiringhelli (1933) et la Casa Lavezzari (1934). Deux édifices où on trouve une organisation parfaite de la symétrie avec une grille régulière des percements, une partition interne équilibrée et une décomposition des séquences parfaitement articulée. Un texte, intitulé « Note », que le Gruppo 7 publie dans la revue Rassegna Italiana en 1929, montre toutes les ambiguïtés de ce mouvement : « Notre passé et notre présent ne sont pas incompatibles. Nous ne souhaitons pas ignorer notre héritage traditionnel. C’est la tradition qui se transforme toute seule et prend de nouveaux aspects que seuls quelques‑uns peuvent reconnaître » 7. C’est une période où les notions restent floues entre tradition, classique et moderne. Cette origine présumée du rationalisme maniériste permet de donner une source plus ou moins canonique à ce mouvement architectural hétérogène et quelque peu hérétique. Bien sûr, ce mouvement a été aussi très fortement influencé par le Novecento milanese. Gio Ponti (1891‑1979) et Piero Portaluppi (1888‑1967) ont été des architectes importants dans les années 1920 à 1940 mais aussi des enseignants influents à l’école polytechnique de Milan. Enfin, l’étonnant travail de Giovanni Muzio (1893‑1982) pour laCa’Brutta (1919‑1923) ou pour Angelicum, (1939‑1942) a dû ouvrir pour cette nouvelle génération, un chemin vers des plaisirs cultivés et licencieux.

fig.2 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio per abitazioni Santa Rita (1937) Milano, Via Euripide 1. Source Lombardia Beni Culturali Archivio Asnago Vender Photographe Olivo Barbieri Unità: AV081

 

Dès les années 1950, Colin Rowe (1920‑1999) devinait déjà ce penchant pour le maniérisme dans le mouvement moderne des années 1920. Dans les articles « Mathématique de la villa idéale » (1947) et « Maniérisme et architecture moderne » (1950) 8, Colin Rowe propose des analogies entre les tenants de cette modernité héroïque et les artistes du XVIème siècle. Il cherche à mettre en évidence les processus de conception par l’analyse visuelle des édifices et par la comparaison formelle des plans et des élévations. On pourrait d’ailleurs prolonger les analyses de Colin Rowe, en comparant les modes de composition d’Andrea Palladio (1508‑1580) à ceux d’Ignazio Mario Gardella. Sa Casa al Parco, Piazza Castello 29 (1947‑1954) offre des jeux paradoxaux entre les façades à ossature et remplissage et les façades à murs percés qui s’apparentent au Palazzo Chiericati (1550‑1680) ou au Palazzo Thiene Bonin Longare (1572‑1610) à Vicence.

Restons fidèle à cette méthode : en s’appuyant sur le vocabulaire riche et imagé de l’esthétique maniériste et son incarnation dans des chefs‑ d’œuvre, nous allons proposer une lecture critique de cette architecture moderne milanaise, qui met au jour leur rôle de pivot entre le XVIème siècle et certaines esthétiques contemporaines. Au cours de notre analyse, nous pourrons interroger à la fois l’attrait contemporain pour l’architecture fantaisiste, tout en trouvant du plaisir dans des architectures plus inquiétantes, plus paradoxales et peut‑être plus savantes

Nous nous attacherons plus spécifiquement à analyser les potentiels dynamiques que peuvent produire sur le spectateur les anomalies et entre autres dans les trames des façades. Mais aussi comment ces jeux de percements s’accompagnent d’une simplification volumétrique et une radicalité dans les enveloppes. C’est un dispositif formel très innovant à l’extérieur qui est paradoxalement contredit par des dispositions classiques dans les intérieurs, convoquant la figure des appartements à pièces bourgeois. Il s’agit d’une architecture d’un très grand raffinement nécessitant une sophistication extrême des détails, une architecture de designer. Une architecture moderne, radicale, sophistiquée et toujours très urbaine, ne remettant jamais en cause la continuité de la ville, bien que Milan, au lendemain de la guerre, soit devenue une quasi page blanche.

Une fenêtre par ci …

Commençons par l’architecture de Mario Asnago & Claudio Vender : l’une de ses caractéristiques est la façon assez inattendue de placer des fenêtres d’un format particulier ou de décaler quelques baies dans une trame régulière de percements. C’est le cas du petit immeuble d’habitation Via Plutarco 13 (1948) où on trouve au troisième étage, à peu près dans le milieu du bâtiment, une fenêtre un tiers plus large que les autres [fig.01]. Cet immeuble de logement à quatre travées, est construit entre deux mitoyens. La façade se décompose en deux registres horizontaux, un socle trop haut sur deux niveaux et un plan de façade un peu trop bas sur trois. Les surfaces de ces deux plans sont très contrastées ; le socle en pierre calcaire est très lisse alors que l’élévation en brique rustique est très rugueuse.

fig.3 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Edificio perabitazioni e uffici (1935) Milano, Viale Tunisia 50 Source Lombardia Beni Culturali Photographe Olivo Barbieri Unità: AV062

 

La délimitation entre les deux matières se fait juste au‑dessus du cadre des fenêtres du deuxième étage mais il est tellement près du haut des baies que l’on perçoit clairement que ce changement de matière ne correspond pas à une disposition constructive. Il s’agit plutôt d’une ligne abstraite de partition de la façade. C’est un dispositif de composition qu’on retrouve dans le bâtiment de logements et de bureaux Piazza Velasca 4 (1950‑1952). Les deux architectes ont l’habitude de composer de manière étonnante les plans de façades, Via Euripide 1 (1937‑1938) les balcons sont situés sur les trois étages inférieurs laissant les deux niveaux supérieurs nus. Une façade d’autant plus lisse que les volets se rangent à galandage dans l’épaisseur de la façade [fig.02]. Inversement, Via Tunisia 50 (1935), les balcons très élancés sont regroupés sur les étages supérieurs ce qui contraste fortement avec les étages inférieurs et donne le sentiment qu’il s’agit de deux bâtiments superposés [fig.03].
Est‑ce une manière de se jouer des conventions, comme une bouffonnerie d’Auguste – une fenêtre bizarre comme un nez rouge et des proportions grotesques comme un maquillage de clown ? Cette hypothèse, Daniel Arasse l’a déjà évoquée à propos du maniérisme : « Ce qu’on doit bien comprendre avec le maniérisme c’est qu’il a une dimension ludique, le paradoxe maniériste étant très souvent un jeu. En fait, dans une large mesure, le maniérisme met en scène le trouble, l’incertitude, pour en jouer et peut‑être aussi pour en exorciser le caractère inquiétant » 9.

Ce traitement particulier des percements est peut‑être aussi une manière de dérider la régularité, de composer de façon souple, de retrouver une fraîcheur enfantine [fig.04]. Il est tentant de le rapprocher du remplacement, dans la peinture et la sculpture du XVIème siècle, du noble déhanchement du contrapposto par la figure serpentinata, sinueuse comme un serpent en reptation. Patricia Falguières considère cette pose comme un élément significatif du maniérisme : « C’est ici qu’apparaît le mieux l’une des caractéristiques les plus marquées de l’avant‑garde maniériste. Elle aura privilégié l’idéal d’un mouvement fluide, aisé, affranchi de la pesanteur et des contraintes du réel » 10. Sur la façade à trois étages du modeste bâtiment d’angle de la Via Balbo 1 (1947), la fenêtre du deuxième étage se décale légèrement de l’alignement vers l’angle et sur l’autre façade la fenêtre du premier étage manque [fig.05]. Au Corso di Porta Nuova 52 (1963), c’est au deuxième et au huitième et dernier étage que deux baies se reculent de l’alignement à l’angle [fig.06]. Chaque fois, ces petits mouvements dans les alignements des baies font légèrement « onduler » la façade. Mais là où l’effet serpentinata est le plus sophistiqué, c’est à l’angle de Via Alberico Albricci et de la Piazza Velasca (1953‑1959) [fig.07]. Dans un premier temps, on perçoit deux fenêtres particulières, au premier et au deuxième étage qui se rapprochent anormalement de l’angle, faisant plonger le regard vers le sol. Inversement, au dernier niveau la trame est évidée et fait échapper le regard vers le ciel. On imagine que ces effets permettent d’attirer le regard vers la Torre Velasca (1951‑1958) des architectes BBPR en fond de perspective de la Via Larga. Mais très vite, le bâtiment échappe à l’entendement : le rez‑de‑chaussée offre une légère brisure, afin de ménager un retrait de l’alignement et de créer une petite ombre qui fait flotter l’impressionnant plan de façade. Et ce n’est que bien plus tard qu’on découvre qu’à partir du quatrième étage, les linteaux entre les baies se réduisent progressivement vers le haut de l’édifice, et font de ce fait à la fois « gonfler » et « onduler » la façade.

fig.4 Architectes Mario Asnago et Claudio Vender Ristrutturazione e ampliamento di una villa in palazzina per abitazioni (1948‑1955) Torino, Piazza Bernini 2 Source Lombardia Beni Culturali Da bibliografia (Zucchi, Cadeo, Lattuada, 1998) Unità: AV110

 

Bien entendu les bâtiments d’angle se prêtent plus facilement à des jeux de décalage des baies. Les contraintes d’éclairement de la pièce d’angle sont moins fortes et on peut choisir de les ouvrir d’un côté ou de l’autre, plus ou moins à sa guise. Le rendu du volume à l’angle est un sujet important de la composition architecturale et les projets contemporains jouent de ces opportunités pour créer des effets de rotation du volume sur l’angle par des percements en quinconce. C’est peut‑être pour cette raison que le bâtiment de Carlo Perogalli & Attilio Mariani, Via Beatrice d’Este 24 (1956‑1957), avec ses jeux de parement en damier de brique orange et rouge et ses fenêtres en quinconce, nous semble si contemporain. Pour autant, l’accumulation des irrégularités et des trames décalées finissent par être paradoxalement répétitives dans les nouveaux quartiers des ZAC parisiennes. On peut y lire le signe d’une inversion des valeurs entre régulier et irrégulier, entre sens du collectif et individualisme. En fait, cette nouvelle esthétique du quinconce qui gère, subit ou sublime, les normes en matière de propagation du feu – le fameux algorithme du « C+D » 11. À Boulogne‑Billancourt dans le nouveau quartier du Trapèze, il n’y a guère que l’agence de Roger Diener (1950‑) pour composer une façade régulière avec des balcons pour contourner la terrible norme. C’est pourtant la même agence qui a réalisé à Bâle (1993‑1995) un petit bâtiment d’angle, dénommé maison Kolhenberg par Martin Steinmann (1955‑) où les trumeaux et les châssis des fenêtres se disposent de part et d’autre de l’angle organisant à chaque étage des figures différentes. Le bâtiment se présente comme une œuvre d’Art concret qui donne des clefs de compréhension du processus de conception au spectateur – en lui laissant prolonger la composition en devenir. Pour Martin Steinmann, dans son article « Le regard du producteur », ce bâtiment agit comme un nouveau paradigme, un modèle pour une déclinaison. « Le thème en est déjà donné : la maison Kolhenberg fait naître un regard de producteur, un regard qui nous fait nous‑mêmes créer l’œuvre. Nous pouvons la répéter comme une partie d’échecs. L’œuvre ne nous apparaît pas comme achevée, elle se développe sous notre regard ou plus précisément nous la développons. Nous la réalisons selon les deux acceptions de ce terme : nous la comprenons et nous la rendons réelle en la comprenant » 12.

La Dernière Cène Via Faruffini

Le potentiel dynamique que crée le conflit entre régularité et irrégularité a été de longue date exploité en peinture. Lorsque Leonardo da Vinci (1452‑1519) réalise la peinture murale à tempera de « La Dernière Cène », entre 1495 et 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan, il utilise pour la dernière fois la perspective construite telle que Leon Battista Alberti (1404‑1472) l’a théorisée dans son ouvrage De pictura (1435).

Fig. 5 & 6

La perspective est parfaite, l’espace fictif de la storia est en continuité de l’espace réel de la pièce, on nomme vulgairement cette peinture « la pièce du haut ». Il s’agit d’une démonstration didactique de ce qu’est la perspective, construite mathématiquement. Depuis le point de vue du spectateur, c’est‑à‑dire une nonne assise en train de manger, le dessin du quadrillage du plafond à caissons et les lignes verticales des tentures, des portes et des baies permettent de rendre compte de la profondeur fictive. C’est presque un schéma de la grille de construction. L’architecture n’est qu’un décor pour le premier plan, la table derrière laquelle sont assis les apôtres, qui eux sont en avant, comme projetés hors de l’image. Leonardo da Vinci prend une licence par rapport aux règles en déplaçant le cadre de représentation, en cadrant trop serré, pour faire flotter la scène entre l’espace fictionnel et l’espace réel. Daniel Arasse nous montre que déjà lorsqu’il a réalisé sa première peinture en perspective, « L’Annonciation » (1475‑1476), la construction géométrique est invraisemblable ; « une apparence de réalité, de construction exacte » 13. Est‑ce une manière de cacher le mystère de l’Annonciation ou adopte‑t‑il déjà une distance critique, est‑il déjà désabusé par la trivialité de la construction géométrique ? Dans « La Dernière Cène », les personnages sont rangés très régulièrement par groupes de trois, de part et d’autre du Christ, qui est, lui, situé dans l’axe, sur le point de fuite central. C’est la première fois que Judas se retrouve avec les autres du même côté de la table – une question sûrement épineuse du point de vue de l’iconographie chrétienne ! Sans doute en accord avec le programme iconographique des Dominicains, ce positionnement de Judas a aussi permis à l’artiste de régler un problème de représentation. S’il avait dû placer autrement Judas, le personnage se serait trouvé du côté des nonnes, dans le vide. Cette disposition permet de donner une grande régularité à la composition et de fait, concentre l’attention du spectateur sur les attitudes des personnages. Daniel Arasse décrit parfaitement l’agitation qui règne dans ce premier plan, entre les postures des personnages et la trame perspective « Ce qui intéresse Léonard dans « La Dernière Cène », c’est justement le cadre géométrique donné par la perspective « régulière » comme instrument à dénier par les figures qui se déplacent sans arrêt dans la grille. C’est ça le mouvement du monde. » 14.

Lorsque l’on emprunte la Via Faruffini, on est dans un continuum urbain ordonné par l’alignement, la mitoyenneté, le gabarit et matérialisé par une architecture urbaine courante des années 1950 et 1960. On peut passer devant le numéro 6, construit en 1954 par les architectes Mario Asnago & Claudio Vender, sans y prêter plus attention que ça, si ce n’est qu’il est très blanc et très lisse [fig.08].
Lorsqu’on traverse l’avenue pour prendre du recul, le bâtiment apparaît plutôt régulier et plutôt austère. Mais très vite quand on s’attarde à observer la façade, le regard se met à se déplacer frénétiquement sur la surface murale : on se trouve dans une relation spectateur‑œuvre analogue à celle que provoque « La Dernière Cène ». La façade apparaît comme une surface abstraite, comme un dessin sur un papier millimétré. Le parement en mosaïque blanche produit un discret quadrillage, une analogie avec le papier millimétré. Ce plan de façade est décollé visuellement du sol par un très léger recul et par un singulier garde‑corps au rez‑de‑chaussée.

Fig. 7 & 7bis

Elle est aussi détachée du volume construit par une loggia d’angle située directement derrière le voile de façade. Au premier coup d’œil, la façade semble percée régulièrement mais très vite une baie particulière sur la droite attire notre attention et à partir de ce moment‑là, le regard se promène de droite à gauche, de haut en bas à la surface de la paroi pour chercher d’autres irrégularités. Paradoxalement, la trame qui semblait très régulière ne l’est en fait aucunement, tous les étages sont différents. Comme dans « La Dernière Cène », l’altérité n‘existe que sur un fond de régularité. À suivre Daniel Arasse, le regard s’amuse d’abord à repérer les différentes positions des groupes d’apôtres par leur position par rapport au décor, ce qui créé un premier niveau d’agitation dans l’image. Très vite, l’attention est captée par les mouvements des visages et les positions des mains, qui redirigent incessamment le regard, et on finit par être pris dans un tumulte général. Face au bâtiment de Mario Asnago & Claudio Vender, on se tient devant un jeu des 7 erreurs, le regard balaie la façade à la recherche de l’anomalie. La façade nous propose d’ailleurs une dernière énigme : le cadre métallique. C’est une structure légère, métallique, située un peu en haut à droite, écartée d’un bon mètre du mur, là où le regard s’était porté au premier coup d’œil. Est‑ce un cube virtuel qui transperce la façade ? Est‑ce une citation du monument aux victimes des camps d’extermination nazis, des architectes BBPR (1946) ? Est‑ce que les ombres portées de cette structure composent des figures géométriques changeantes suivant la course du soleil ? Ce n’est manifestement pas un étendoir à linge, il n’a semble‑t‑il pas d’usage particulier. Sans sources des auteurs cela reste une curiosa.

La répartition des percements sur la façade n’a pas non plus de raison d’être particulière par rapport à la partition interne des pièces. Il ne s’agit pas de répondre à des besoins fonctionnels, bien au contraire, dans certains logements les cloisons se « contorsionnent » pour s’adapter à la composition de la façade. « La Dernière Cène », aussi, pose une dernière petite énigme au flot de touristes qui s’agglutinent devant elle – mais où est passé Judas ? Revenu de l’autre côté de la table, dissimulé dans un groupe de trois apôtres ! – Comme dans la bande dessinée de Martin Handford, on cherche « Où est Charlie » !

Des monolithes paradoxaux

Pour mettre en mouvement les regards et les pensées, la peinture a inventé une autre technique : le chatoiement des étoffes et des drapés qui donne à la simplicité du volume un rendu très texturé. Entre 1955 et 1961, Luigi Caccia Dominioni réalise une série d’immeubles de logements à partir d’un même dispositif formel dont l’objectif avoué est de faire perdre l’échelle de l’édifice. Les volumétries sont simples, massives et les enveloppes de façade sont unitaires et traitées en allover. Les deux bâtiments de la Via Ippolito Nievo (1955‑1957) sont des barres qui s’inscrivent dans un plan urbain d’ensemble. Le bâtiment Corso Italia 22 (1957‑1961) est une petite tour à facettes implantée en cœur d’îlot. Le bâtiment Piazza Carbonari (1956‑1957) est un plot avec une singulière silhouette de toiture découpée à l’emporte‑pièce [fig.09].

Fig. 8 & 9

L’aspect unitaire des façades est rendu par la surface murale constituée de briquettes de parement posées verticalement, qui soulignent le caractère ornemental du dispositif. Elles sont vernissées. Leurs couleurs – bleu nuit, orange terre, vert pétrole – changent selon la lumière du jour et semblent couvertes d’or, de cuivre ou d’asphalte. Cet effet moiré ou mordoré, très apprécié dans les tissus vénitiens, est devenu une technique picturale de la Renaissance maniériste. Le cangiante est très utilisé par Paolo Caliari, dit Véronèse (1528‑1588) ainsi que par Michelangelo (1475‑1564) dans la Chapelle Sixtine (1508‑1512). Pour réussir la transposition à l’architecture de cet effet, les fenêtres sont insc

rites dans une figure particulière de composition. Elles sont disposées en semis, en constellation ou en guirlande enveloppant le volume [fig.10]. Elles ne laissent plus deviner la partition interne des logements et on finit par perdre même la notion d’étage. Les éléments particuliers de la façade comme les de l’agence BBPR, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 10‑12 (1961‑1968) ou d’Angelo Mangiarotti et Bruno Morassutti, Via Quadronno 24 (1959‑1960) ont une dimension monolithique rendue par le pliage de l’enveloppe et le dispositif répétitif d’un motif des travées de façade.

Jacques Lucan (1947‑), dans les deux livres qu’il consacre aux nouveaux processus de conception architecturale 15, analyse l’intérêt contemporain pour ce mode de composition en all‑over. C’est un dispositif de composition qui se prête plus facilement à des programmes d’équipement moins contraints par les nécessités des usages intérieurs. Pour autant, dans les immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni ou dans certains projets contemporains, on trouve des dispositifs analogues. L’agence milanaise baukuh (2004‑) a réalisé à Tirana (2015) un immeuble d’habitation avec une silhouette extrêmement massive, un traitement unitaire de l’enveloppe en carrelage et un mode de percement semi‑aléatoire. On retrouve aussi dans l’immeuble d’habitation des architectes Aldric Beckmann (1970‑) et Françoise N’thépé (1973‑) dans la ZAC Masséna (2007) le même aspect monolithique, donné par une enveloppe unitaire en béton teinté marron, juste contrariée par les ajouts dorés, associés à une multitude de formes de châssis pour faire perdre la compréhension de la superposition. Les architectes Jacques Herzog (1950‑) & Pierre De Meuron (1950‑), pour le bâtiment Südpark (2011) à Bâle, poussent le dispositif de la surface murale en all‑over en répartissant en semis les baies sur la totalité de la façade.

Fig. 10 & 11

La tour Agbar (2005) de Jean Nouvel (1945‑) à Barcelone, avant qu’elle ne soit capotée, révélait un ordonnancement impressionnant : la disposition des châssis semblait pixelliser la coque tandis que certains cadres pouvaient devenir structurels dans les enchaînements de percements. Plus récemment, l’agence suisse Philippe Bonhôte & Julia Zapata (2003‑) à La chapelle des Sciers (2009) à Lancy, utilise aussi un mode de percement en ruban pour faire « flotter » les couches les unes sur les autres. Ce dispositif fait aussi référence depuis l’intérieur à une fenêtre bandeau cadrant chaotiquement le paysage.

Le principal paradoxe des immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni est que la composition des façades très contemporaine en all‑over, est en contradiction avec le dispositif classique de distribution par pièces des appartements. On aurait pu s’attendre avec ce type de façade à des plans fluides, très ouverts alors qu’on trouve des plans à pièces, très composés. Ils ont toutes les caractéristiques des appartements bourgeois des XVIIIe et XIXe siècle avec hall, vestibule, galerie, antichambre, double distribution, cabinet, bibliothèque, dressing, office, etc. [fig.11].

Il ne s’agit pas d’un simple agrandissement des pièces comme on le voit souvent dans les nouveaux appartements bourgeois, les lofts mais bien d’un autre type de plan où chaque pièce a sa géométrie, sa matérialité, son ambiance. La structure poteau‑poutre est ici au service d’une composition de plan très dessinée, permettant à chaque étage de modifier la partition interne. Dans certains projets comme l’immeuble de la Via Massena (1959‑1963), Luigi Caccia Dominioni place un vestibule dans le prolongement du palier d’entrée afin de permettre d’assembler différemment les appartements. À certains étages, ce vestibule est partagé par deux logements, à d’autres il permet d’agrandir un appartement en prenant, par rachat, une partie du logement voisin ou encore permettre depuis le palier de distribuer un appartement indépendant. Dans le Cahier de théorie douze de l’EPFL, Bruno Marchand et Alexandre Aviolat 16 signalent une tendance contemporaine du retour du plan à pièces dans les concours récents de logements en Suisse. Ainsi l’agence Edelmann Krell (2005‑) pour le projet Seebahnstrasse à Zürich (2014), propose un dispositif de distribution par vestibule qui permet de compacter la desserte des chambres et des sanitaires. Dans le projet de l’agence Mathis Kamplade, Mehrgenerationenhaus à Zürich (2015‑2017) on retrouve un dispositif traditionnel de pièce centrale de distribution, la diele. Enfin, les architectes Sergison & Bates pour le projet Elderly Housing à London (2015) proposent un étonnant plan par agrégation de pièces. Dans ce projet comme dans les autres cités précédemment, la géométrie des pièces est très affirmée. On est clairement dans la filiation du travail des frères Perret et dans la continuité des dispositifs de composition du bâtiment de la rue Franklin à Paris (1903).

Attention aux détails

Le mouvement du regard du spectateur ne se déduit pas de l’approximation du geste du peintre ni d’une désinvolture vis‑à‑vis des détails, bien au contraire. Il semble même indispensable de s’attarder brièvement sur une des caractéristiques qui façonne l’identité de ces architectures, le soin et la singularité des détails de mise en œuvre. Un des plus cocasses est la façon, très énigmatique, qu’a Luigi Caccia Dominioni de cacher le parlophone de l’entrée de la Casa Pirelli, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 6, (1962‑1964). Les sonnettes sont dissimulées derrière une pierre du parement de la façade qui pivote, une véritable cachette secrète [fig.12] comme dans la Camera degli Sposi (1465‑1474) du Palazzo Ducale à Mantoue d’Andrea Mantegna (1431‑1506).

fig.12 Architecte Luigi Caccia Dominioni Casa Pirelli (1962‑1964)Milano, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 6 Photographie de l’auteur

Ce bâtiment, qui semble banal à première vue, recèle une multitude de détails qui signent la personnalité de l’auteur. Certains sont récurrents dans son travail à cette période comme le soin porté aux gouttières et aux descentes qui viennent marquer l’artificialité de l’angle du bâtiment. D’autres sont des emprunts de mise en œuvre au baroque milanais comme les biseaux dans l’épaisseur de la façade pour protéger la tranche des volets ou la décomposition en deux parties du volet pour en faciliter la manipulation au droit du garde‑corps. Quand on s’attarde sur cette façade, on découvre presque fortuitement que les vitres, un peu trop grandes, ne s’ouvrent pas classiquement en pivotant sur une charnière mais coulissent sur une crémaillère. Les intérieurs sont aussi investis : les voitures roulent sur des sols en mosaïque ou en marbre pour rejoindre un parking organisé comme une arène qui met en scène les calandres des bolides. C’est à qui fera le plus beau hall d’entrée, le hall le plus spectaculaire. Les toutes petites pièces de distribution intérieure, comme les vestibules deviennent de véritables boîtes à bijoux où les sens sont contrariés par le trouble provoqué par quelques artifices de mise en scène, une attitude typiquement maniériste. Ces architectes sont tous des designers. Peut‑être est‑ce la raison de ce soin porté aux détails. Cette excellence dans les mises en œuvre est aussi la signature d’un tissu industriel et artisanal qualifié.

Avant et après Aldo Rossi

En guise de conclusion provisoire à cet article, on peut se demander comment Aldo Rossi (1931‑1997) a perçu cette architecture, contemporaine de ses années de formation et du début de sa carrière de théoricien et de praticien. On ne peut pas ne pas imaginer que ses prises de position contre la destruction de la ville classique par le mouvement moderne, n’aient pu avoir comme origine ces réalisations, toutes très urbaines. Même le projet le plus radical de Luigi Walter Moretti, Corso Italia, ne déstructure pas la figure de l’îlot. Pourtant après les bombardements de 1943, qui entraînèrent la destruction presque totale des quartiers les plus anciens, le centre‑ville de Milan a été totalement reconstruit. Mais reconstruit par une architecture urbaine soucieuse du parcellaire, de l’îlot, des types tout en assumant une écriture architecturale moderne, cultivée et un peu bizarre. C’est une des multiples formes de la modernité, une forme un peu à la marge de son courant héroïque. Alors qu’Aldo Rossi n’a pas pu ignorer cette architecture depuis son studi di architettura Via Maddalena en plein cœur de la transformation du quartier du Duomo, ce sont ses anciens collaborateurs suisses comme Bruno Reichlin (1941‑) et Fabio Reinhart (1942‑) puis les tenants du mouvement de l’architecture analogue comme Miroslav Šik (1953‑), Hans Kollhoff (1946‑) et plus récemment Adam Caruso (1962‑), qui ont cherché dans ces architectures une voie pour penser le contemporain. C’est cette génération qui revient sur ces références d’un modernisme « maniériste » pour reconstruire une architecture contemporaine savante.

Bibliographie

1‑ Le groupe BBPR était composé de Gianluigi Banfi (1910‑1945), Lodovico Barbiano di Belgiojoso (1909‑2004), Enrico Peressutti (1908‑1976) et Ernesto Nathan Rogers (1909‑1969).

2‑ Robert Klein, L’esthétique de la techné, Institut national d’histoire de l’art, Saint‑Juste‑La‑ Pendue, 2017.

3‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.195.

4‑ Ibidem.

5‑ Le Gruppo 7 était composé d’Ubaldo Castagnoli, Luigi Figini, Guido Frette, Sebastiano Larco, Gino Pollini, Carlo Enrico Rava et Giuseppe Terragni. 6‑ Kenneth Frampton, L’architecture moderne, une histoire critique, Philippe Sers, Paris, 1985 (1ère édition 1980) p.179.

7‑ Kenneth Frampton, ibid, p.177.

8‑ Colin ROWE, Mathématiques de la villa idéale et autres textes, Édition Parenthèses, Marseille, 2014

9‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.199.

10‑ Patricia Falguières, Le maniérisme. Une avant‑garde au XVI e siècle, Découvertes Gallimard, Paris, 2004, p.74.

11‑ La règle du C+D appartient à la Réglementation Sécurité Incendie. Elle concerne la propagation verticale du feu sur des façades comportant des baies. Il s’agit de tenir une distance minimum entre deux baies superposées. Une règle qui amène souvent à décaler les percements pour l’obtenir la distance voulue.

12‑ Martin Steinmann, Forme forte, Birkhäuser, Bâle Boston Berlin, 2003, p.247.

13‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.140

14‑ Daniel Arasse,ibid, p. 145.

15‑ Jacques Lucan, Composition, non‑composition Architecture et théories XIX e – XX e siècle, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009. Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.

16‑ Bruno Marchand et Alexandre Aviolat, Logements en devenir concours en Suisse 2005‑2015, Cahier de théorie douze, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.