Résilience des milieux anthropiques, ou comment réconcilier nature et industrie ?

Écrit par
Eugénie Denarnaud

Dans le cadre du workshop « Ressourcer l’étang de Berre » organisé conjointement par l’ENSA-M, l’ENSP-Marseille et l’IUAR en juillet 2021, un groupe de participants a souhaité travailler sur la résilience des paysages marqués par l’empreinte industrielle historique et encore palpable du site. Après deux jours d’immersion sur le terrain avec comme moyen de découverte des lieux la marche comme outil exploratoire (Denarnaud, 2021), ils ont dressé le constat suivant. Marqué par l’aspect hétérogène des différents aménagements, le groupe de concepteurs, constitué d’Alice Caron, cartographe[1], Antoine Fouquet[2], Emma Morillon paysagiste conceptrice[3], Émile Murat et Ghita Serrhini, respectivement étudiants paysagiste à l’ENSP et étudiante ingénieure[4] a dès le démarrage du studio, émis l’idée de travailler sur le concept du paysage résilient. Cette notion leur a permis de trouver une posture capable de soutenir la création d’une nouvelle armature pour relier des espaces morcelés qui composent les sites visités de l’étang de Berre. Ils entendaient par résilience, le fait de faire une proposition qui aille dans le sens d’une réversibilité des chocs qu’a subi ce grand territoire depuis sa rapide conversion à l’industrie à la fin du XIXème siècle et courant XXème, laissant à l’époque contemporaine de vastes espaces industriels dégradés, dont l’obsolescence devient une véritable matière à projets pour le XXIème siècle. [Figure 1]

 

Figure 1 - Résilience, photographie réalisée lors des visites de terrain, Rognac, 2021, © A. Caron, A. Fouquet, E. Morillon, E. Murat, G. Serrhini.

 

Constat d’un territoire pulvérisé

Les observations du groupe étaient axées dans le sens d’un territoire qu’ils décrivaient comme pulvérisé.

Dans leur état des lieux ville, industrie et agriculture se côtoyaient dans le bassin de l’Arc. La plaine de Berre possédait une proximité rompue avec l’étang, du fait de l’abondance de zones impénétrables dédiées à l’industrie. Elle n’avoisinait pas l’étang de façon fluide à cause d’un ensemble d’infrastructures qui venaient empêcher ce rapport géographique pourtant évident.

Ces observations faites, le groupe s’est attaché à la géographie des lieux et au paysage (Besse 2021) pour tenter une mise en relation plus nette entre ces territoires proches spatialement mais maintenus dans une forme d’éloignement. La fragmentation de ce paysage découlait, selon eux, de situations de mitoyennetés de différents ordres qui créaient un espace hétérogène, véritable enjeu du projet. [Figure 2]

 

Figure 2 - Enjeux du territoire. Plan des mitoyennetés réalisé par le groupe de travail. Il situe les zones urbanisées (liseré et hachures grises), les espaces agricoles (hachures jaunes) et les emprises industrielles (liseré rouge) sur les communes de Rognac (à droite) et de Berre-l’étang (à gauche).

 

Des outils innovant en action : de la piste sonore à l’herbier d’acteurs

Dans le but de parvenir à un projet d’aménagement qui puisse donner à l’étang de Berre et à son grand paysage un aspect plus fluide et unifié, les participants ont proposé de travailler avec des outils originaux.

Puisqu’il n’existe jamais de « retour à l’état initial » possible, ils ont souhaité intervenir par un ensemble de transitions douces, permettant un principe d’hybridations des différents espaces disjoints déjà mentionnés. Pour parvenir à établir les grandes lignes d’aménagement, d’un projet réalisable à longue échéance, ils décidèrent de travailler par le biais poétique et fictionnel, en faisant une psychanalyse du paysage. À la façon de l’ANPU qui prône de « coucher les villes et les territoires sur le divan », de « détecter les névroses urbaines » et de « proposer des solutions thérapeutiques adéquates »[5], le groupe a tenté de psychanalyser ce paysage.

Pour rendre palpables ces frottements et voisinages complexes, l’équipe décida en plus de réaliser des cartes diachroniques [Figure 3] de proposer des supports immersifs sensibles tels qu’une piste sonore qui décortiquait les ambiances plurielles du territoire. Cette création se focalisa autour du son de l’eau, élément prédominant dans leur projet. La piste sonore fût incluse dans le projet sous forme d’un QR code accessible au grand public.

 

 

 

Figure 3 - Cartes diachroniques de la réouverture des vallons côtiers dits vallats à une perméabilité écologique, avec restauration des habitats naturels et de la fluctuation des niveaux d’eau selon un scénario progressif de 2030 à 2050, sur la commune de Berre-l’étang, Marseille, 2021.

 

Dans la même dynamique de déplacement du regard et des sens, le projet fut précédé par un herbier des acteurs du territoire. À la façon d’une collecte, chaque actant humain ou animal, animé ou inerte, a été rassemblé dans un herbier visant à faire comprendre l’importance des systèmes d’échanges afin d’entrevoir une entité plus résiliente. À niveau égal animaux, végétaux et minéraux constituaient les diverses forces en place : roches, bivalves, zostères, escargots, poissons, plantes, collectivités, groupes industriels, incarnaient le jeu d’acteurs. Ainsi, tous mis au même niveau par cette tentative de décentrement des attentions, cet outil du projet a permis de questionner l’anthropocentrisme des regards lorsqu’il s’agit de penser la métropole de demain, faisant directement référence à la « sociologie des acteurs réseau » qui selon ses auteurs : « met l’accent sur la capacité de chaque entité, spécialement les entités non humaines, à agir ou interagir d’une manière spécifique avec les autres humains ou non humains » (Akrich, Callon, Latour, 2006) ou encore à l’approche péripathétique que prône l’anthropologue Philippe Descola, soit une approche décentrée du sujet avec une attention à le mettre en relation par et dans son contexte (Descola 2018). [Figure 4]

 

Figure 4 - Herbier des acteurs, réalisé par le groupe de travail, Marseille, 2021.

 

Un projet situé localement dans une attitude prospective

 

Pour que le système étang de Berre puisse être rééquilibré suite à un ensemble de chocs subis au cours des siècles derniers, le projet se proposait d’envisager qu’à l’horizon 2050 le trait de côte actuel serait submergé, engloutissant les limites qui figeaient le site. Ce postulat permettait de voir le terrain de 2021 totalement réorganisé dans un nouveau paysage littoral.

Le propos de cette projection était de comprendre comment - à partir d’un supposé fictionnel - recréer du lien entre les entités paysagères du site revenait à fédérer également les acteurs. Les notions de coopération territoriale, de valorisation, de diversité, de connexions paysagères, de retour à une échelle locale et de multiplicité d’usages étaient affirmées dans ce projet.

Le site qui permettait cette refonte des logiques paysagères et des acteurs qui les constituent se situait précisément dans les interstices, les espaces de friction entre les entités du territoire, en l’occurrence les espaces de vallats (cours d’eau à régime torrentiel méditerranéen). Ces espaces de marges ou de tiers paysages (Clément 2020) sont ceux des couloirs d’infrastructures qui fragmentent les lieux au niveau des espaces industriels, des interfaces entre l’étang et des entrées de villes. Ces seuils impraticables étaient la clef du projet. Leur expérimentation provenait des observations de terrain, qui furent cruciales dans cette approche.

 

Les trois cas de Berre-l’étang, Rognac et Vitrolles exposés dans le projet permettaient de visualiser que la réouverture de ces vallats recréait des zones naturelles. Ces ouvertures rendaient possibles des liens entre agriculture de proximité et espaces habités via la marche et les circulations douces, et proposaient de relier les espaces perpendiculairement à l’étang, ce qui était impossible au moment du démarrage du projet. De plus, l’ouverture de ces zones de fonds de vallons permettait l’existence de nouveaux axes de circulations et préfigurait un territoire urbanisé qui prendrait en compte le risque de l’augmentation du niveau marin dans une logique inclusive pour reconnecter le territoire à son grand paysage.

 

Bibliographie :

Clément Gilles, 2020, Manifeste du tiers paysage, Nouvelle édition, éditions du commun, Paris, 80 pages.

Denarnaud Eugénie, 2021, « La Marche et la rôde comme outils de connaissance », in Les Carnets du paysage, La Marche, 39, Actes Sud, ENSP, Arles, pp. 27-37.

Besse, Jean-Marc, 2021, Voir la Terre, Six essais sur le paysage et la géographie, Nouvelle édition, Parenthèses, Marseille, p 97, 173 pages.

Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno, 2006, « La sociologie de l’acteur réseau », in Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Presses des Mines, Paris, pp. 267-276, [DOI : https://books.openedition.org/pressesmines/1181], (Consulté le 20 octobre 2022).

Descola Philippe, 2018, « La résonance des compositions des mondes », Entretien avec SIMENEL Romain, Fondation Fyssen, Paris, [DOI : https://www.fondationfyssen.fr/fr/anthropologie-sociale/resonance-compositions-mondes/], (Consulté le 20 octobre 2022).

 

[1] Agence Là, là ou là.

[2] Etudiant en urbanisme à Sciences Politiques Bordeaux.

[3] Chaire Terre et paysage, ENSP Versailles-Marseille.

[4] Université de technologie de Compiègne et actuellement Doctorante CREER, Équipe ERT (Eau, Ressources, Territoires)
IMT Mines, Alès.

[5] Agence nationale de psychanalyse urbaine [DOI : https://www.anpu.fr/], consulté le 20 octobre 2022.

Eugénie Denarnaud est enseignante-chercheuse en sciences du paysage à l’École Nationale Supérieure de Paysage de Marseille et associée au Laboratoire de recherche en projet de paysage (LAREP). Ses recherches portent sur l’exploration de la notion de frontière, de limite ou d’interstice, à travers l’étude de l’impact des circulations maritimes sur les paysages de détroit et de passage (aspect social, culturel, géopolitique de la fabrique des territoires côtiers). Elle mène ses recherches dans le détroit de Gibraltar notamment à Tanger (Maroc), où elle a étudié dans une approche environnementale la figure des jardins ordinaires urbain comme révélateurs de connaissances vernaculaires du milieu ambiant, au sein et au-delà de la barrière du jardin, dans le grand paysage du détroit. Elle a participé à l’ouvrage Transition par le paysage, L’étang de Berre, territoire laboratoire pour Aix-Marseille-Provence Métropole, Cahier POPSU 3.

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Extrait de la revue

5
Ressourcer l'Étang de Berre
Quels paysages en 2050 ?
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