Des stores "sur mesure"

Introduction

À la rentrée 2017, nous avons étudié dans le département “AVEC l’architecture” des bâtiments réalisés par des architectes Milanais, acteurs de l’après-guerre de la ville de Milan. Par des travaux en équipe, nous avons pu découvrir comme architectes : I. Gardella, B.B.P.R., A. Mangiarotti et B. Morassutti, M. Asnago et C. Vender et enfin Luigi Caccia Dominioni. L’ensemble de ces recherches et analyses ont permit la mise en avant d’un nouveau mouvement « Razionalismo di Maniera Milanese »1,2 . On a par la suite réalisé une exposition dans les locaux de la Maison de Architecture et de la Ville de la région PACA, courant printemps 2018. Puis, l’ENSA•M nous a permis de publier deux livrets, un sur nos travaux sur le “Razionalismo di Maniera Milanese” et un autre sur nos projets s’inspirant de ces architectes Milanais.

Luigi Caccia Dominioni

Luigi Caccia Dominioni est un architecte-designer Milanais. Il naît dans une famille noble de Novare, à 38 km de Milan. Il suit sa scolarité à Leo XIII Institute à Milan, puis intègre l’école Politecnico di Milano, d’où il est diplômé en architecture en 1936. Il y rencontre Ignazio Gardella, les frères Castiglioni et Marco Zanuso et bien d’autres.

fig1_ Portrait de Luigi Caccia Dominioni, Roberto Sambonet, extrait de « Lezioni di architettura », Domus n° 981, juin 2014

 

Son coté designer le pousse à créer énormément d’objets du quotidien. Ses réalisations vont des couverts de table au mobilier. Ce lien étroit qu’il entretient entre architecture et design lui permette de fabriquer des intérieurs de qualité, qui sont de dignes représentants de l’élégance italienne. L’architecte et écrivain Ernesto Nathan Rogers le désigne, à la fin des années 1940, comme l’un des représentants du style « Milan ». Il devient un pionnier en termes de conception industrielle et c’est grâce au savoir-faire artisanal qu’il trouve son inspiration et du plaisir à produire. Dans le design, mais aussi dans ses projets architecturaux, il établira des collaborations avec les nombreux artisans du bois, du verre, de la pierre, du métal, etc.

« L’observation de l’extérieur de ses architectures révèle quant à elle une collaboration étroite avec ses constructeurs et artisans dans le but de résoudre ensemble les problèmes qu’un corps architectonique peut rencontrer dans le temps de façon durable et fonctionnelle »

(Extrait de « Lezioni di architettura », Domus n° 981, juin 2014, traduit par Audrey Tam-Tsi)

fig 2_ Services à Thé et Café conçus par Luigi Caccia Dominioni, ed. 99 Opere, Arg. 925, 1990 photographie extraite du site : https://www.cletomunari.com/item/servizio-te-e-caffe-gregotti-caccia-dominioni/

 

fig-3_ Ensemble de mobilier conçu par Luigi Caccia Dominioni, Courtesy of B&B Italia, photographie extraite du site : https://robbreport.com/shelter/home-design/gallery/luigi-caccia-dominioni-collection-pictures-2824823/#!1/azucena_lcd-collection-2018

 

Par la minutie que lui appris le design et la collaboration avec l’artisanat, Luigi Caccia Dominioni est connu pour ses expérimentations. Il s’approprie l’industrialisation et détourne des objets de leur fonction, ses productions en témoignent comme par exemple des luminaires en phare de voiture, ou encore l’emploi de cuir comme socle de lampes. Il fait de même en architecture, utilisant par exemple de la faïence en façade, ou encore pour son désir d’avoir des constructions de qualité, il se constitue des « prismes » de travail. Il fait ressortir quatre axes, qu’il s’efforcera de traiter dans toutes ses constructions. Le premier est une stratégie conceptuelle pour les évacuations des eaux pluviales. Le second concerne les solutions pour s’abriter du soleil. Le troisième se porte sur le lien entre la vie intérieure et les extérieures. Enfin le quatrième a pour objectif de résoudre les problèmes causés par l’humidité du terrain.

« Ses grands projets architecturaux se caractérisent par sa capacité à travailler avec les bâtiments existants sans renoncer à l’utilisation de nouvelles formes et technologies. »

(Extrait du site : http://www.casatigallery.com/designers/luigi-caccia-dominioni/)

fig 4_ Logos représentatifs de chacune des quatre familles constituées dans le mémoire, Marjolène Cerles, 2019

C’est ce regard à tous les niveaux et les détails qui m’ont fortement intéressée chez Luigi Caccia Dominioni. J’ai souhaité alors continuer mon observation et mon étude de ses réalisations pour la constitution de mon mémoire de Master. J’ai été séduite par un objet de sa production, qui me semble être la résultante des deux domaines d’action de cet architecte : architecture et design. Je veux bien entendue parler des trois types de stores qu’il a créés pour seulement trois bâtiments. Pour cela, j’ai axé mon regard sur un de ses quatre « prismes » de travail : s’abriter du soleil. Dans ce mémoire : Les protections solaires, Chez Luigi Caccia Dominioni j’ai observé vingt et un immeubles d’habitation, que l’architecte a réalisé de 1946 à 1997. Tous sont recensés dans le livre Luigi Caccia Dominioni, d’Alberto Gavazzi et Marco Ghilotti, Solferino edizioni. Mes recherches m’ont conduite à réaliser une liste d’éléments, qui selon moi étaient susceptibles d’être des protections solaires. De cette liste j’ai formé quatre grandes familles de protection. La première, un classique, regroupait les volets, à gonds, à galandages, etc. J’ai nommé la deuxième famille Architecture, elle regroupait les formes du bâti, les loggias traditionnelles ou dites « nid d’abeille », balcons, etc. La troisième regroupait les stores et enfin la dernière traitait des traitements verrier. Pour cet article je n’ai pas souhaité faire un résumé de ce mémoire. J’ai voulu parler d’une seule petite partie, qui m’intrigue et me fascine depuis l’étude faite de l’immeuble Via Vigoni. Ce sont les stores, mais surtout ceux dit « sur mesure », ils sont standards sans l’être, ils se répètent à l’identique plusieurs fois sur les façades d’un même immeuble.

Les stores

Grâce au survol des constructions de Luigi Caccia Dominioni, on observe une courte période où l’architecte a fait le choix de créer des stores « sur mesure ». Cette période fut brève, seulement 5 ans, de 1955 à 1960, et ne comporte que trois bâtiments. Ces trois ouvrages sont l’immeuble d’habitation Via G. Vigoni, le complexe d’habitation et de commerce Via Corso Italia, ainsi que celui Vicolo Santa Maria alla Porta, à Milan. Ces trois catégories de stores ont été conçus uniquement pour ces trois immeubles, on ne les retrouve dans aucun autre bâtiment de Luigi Caccia Dominioni. Leur conception, leur forme et leur mise en œuvre sortent de la standardisation de l’époque. Ils sont répétés à dimension l’identique sur le bâtiment, facilitant ainsi leur fabrication, qui reste artisanale, tout en augmentant la production. C’est une production à l’échelle du bâtiment, que l’architecte se permet grâce à l’artisanat.

Du « sur-mesure »

5_ Photographie et coupe du store Via Vigoni, Marjolène Cerles 2017 et 2019
fig 5_ Photographie et coupe du store Via Vigoni, Marjolène Cerles 2017 et 2019

Via Vigoni

Les stores utilisés sur l’immeuble d’habitation rue G. Vigoni sont les premiers du type des stores « sur mesure ». Cet immeuble possède deux faces, une côté cœur d’ilot qui est plus sombre, moins travaillée, l’autre côté, rue plus noble, plus travaillée. « Plus travaillée » tout comme les stores présents sur les Bow-Windows en porte-à-faux sur la rue. Leur déploiement se fait en deux temps. Dans un premier temps, un ingénieux système fait glisser le tissu verticalement. C’est une tige qui translate dans deux rails périphériques qui fait courir le tissu parallèlement le long du vitrage. Ensuite dans un deuxième temps le tissu est entrainé par deux bras mobile, qui le déploient en arc de cercle sur un axe. Ce mouvement créé par ce système lui permet, une fois replié, de masquer le mécanisme dans un caisson rond, le protégeant ainsi des intempéries. Mais aussi une fois le tissu complément ouvert, les stores viennent couvrir au-delà du vitrage, abritant ainsi le logement des rayons du soleil. Ces stores font partie intégrante de la façade, ils sont indissociables de celle-ci, ce qui permet de les rendre complètement invisibles et indispensable au bâtiment.

6_ Store Via Corso Italia, photographie, Marjolène Cerles, 2017
fig 6_ Store Via Corso Italia, photographie, Marjolène Cerles, 2017

 

fig 7_ Store Via Corso Italia, photographie extraite du site : https://www.domusweb.it/it/architettura/2016/11/14/caccia_dominioni_lezioni_di_architettura.html

2-Corso Italiana

Les stores utilisés sur l’immeuble mixte rue Corso Italia sont les deuxièmes du type des stores « sur mesure ». Du point de vue mécanisme, il est moins complexe que celui rue G. Vigoni, mais il est tout aussi élégant. En comparaison avec le store précédent, ils n’ont pas de caissons où vient s’enrouler leur toile. Ils ont à la place une sorte de marquise, qui vient abriter le mécanisme. Le profil des bras de ces stores est plus travaillé que ceux rue G. Vigoni. Ils sont courbés et viennent se loger entre les montants de la marquise, les rendant ainsi invisibles. Une fois fermés, ils sont à l’intérieure de la façade. Ils semblent faire qu’un avec le bâtiment, comme si on ne pouvait les démonter sans détruire la façade. Tout comme le store précédent, on sent la touche du designer, Luigi Caccia Dominioni, son désir de composition, d’esthétisme, d’élégance de chaque élément de son œuvre, de chaque objet.

8_ Store Vicolo Santa Maria alla Porta, photographie extraite du site : https://www.domusweb.it/it/architettura/2016/11/14/caccia_dominioni_lezioni_di_architettura.html
fig 8_ Store Vicolo Santa Maria alla Porta, photographie extraite du site : https://www.domusweb.it/it/architettura/2016/11/14/caccia_dominioni_lezioni_di_architettura.html

3-Viccolo Santa Maria alla Porta

Les stores utilisés sur l’immeuble mixte rue Vicolo Santa Maria alla Porta sont les derniers de la série des stores « sur mesure ». On peut dire qu’ils sont le résultat des deux précédents, sauf qu’ils n’ont pas une forme classique. Vue de face, ils ne sont pas horizontaux, ils sont arqués. Leurs dispositifs cherchent à se fondre dans le décor comme ceux de rue Corso Italia, ils s’encastrent dans la façade. Une fois fermés ils sont totalement invisibles, on les confond avec les cadres des vitrines. Ils sont comme indissociables du bâtiment. Leurs bras se déplient tel des éventails. Comme les stores de l’immeuble mixte rue Corso Italia, leurs armatures sont courbées. Ce détail offre un confort aux piétons, leur permettant le libre passage le long des vitrines, tout en les abritant.

Conclusion

Luigi Caccia Dominioni s’est permis, dans toutes ses conceptions et grâce aux panels de protections solaires à sa disposition, de les faire varier et de se les approprier. Son côté designer a apporté une grande qualité à son architecture. Il conçoit les dispositifs qui lui manquent. Il pense ses ouvrages jusque dans les moindres détails, du gros œuvre à la poignée de porte. Tous au long de sa carrière il s’est constitué un catalogue d’éléments qu’il réemploie à sa guise. Il sera toujours aux yeux de tous un grand expérimentateur.

Par le biais de ses quatre « prismes » de travail, il s’est permis d’explorer différents domaines d’activités. Il entremêle ses connaissances pour concevoir des objets uniques. Il met également en scène tous les éléments qui composent un bâtiment. Il scénographie ses entrées d’immeuble (Cf. le mémoire : Les scènes d’entrée de Caccia Dominioni, de Céline Labbé)3. Les matériaux qu’il utilise et les ambiances intérieures qu’il crée sont de qualité. Il a toujours travaillé avec les existants. Il développe les connectiques de ses bâtiments que ce soit avec le bâti ou visuellement avec leur environnement. Il développe les possibles.

Références et bibliographie

1 : L’architecture dans le Vestibule par Jérôme Guéneau

2 : Razionalista manierista milano 1940-1960 par Gilles Sensini

3 : Les scènes d’entrées de Caccia Dominioni par Céline Labbé

Du jeu, modèle pour étudier les sociétés humaines au jeu, outil de gestion, de conception et de médiation

Introduction

En Occident, le jeu a longtemps été considéré comme quelque chose de futile, secondaire, accessoire, ou réservé aux enfants. Le mot jeu lui même, provient du latin jocus qui signifie « plaisanterie ». Il a peu à peu été introduit comme objet d’étude en philosophie, mais en tant qu’ « élément d’une comparaison » (Duflo, 2008 : 351) ou paradigme[1]. Il faudra attendre le milieu voire la fin du XXème siècle pour que le jeu soit traité comme une notion à part entière et donne ensuite naissance au champ des game studies ou sciences du jeu. Cependant, nous formons ici l’hypothèse que le jeu est rarement observé en soi, mais dans l’optique de servir de référence: en tant que modèle pour révéler d’autres phénomènes sociaux ou bien en tant qu’outil pour produire des résultats précis dans des domaines éloignés du ludique.

Dans un premier temps nous allons voir comment le jeu est entré peu à peu dans la sphère scientifique entre le XVIème et le XVIIIème siècle. Puis nous nous intéresserons aux définitions du jeu de Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958). Nous les replacerons dans leur contexte historique ainsi que dans la production de leurs auteurs à travers les travaux de Laurent Di Flippo (2014). Nous nous pencherons ensuite plus en détail sur ces définitions et la façon dont Colas Duflo a cherché à les compléter pour sortir du « jeu-paradigme » (1997b ; 2008), c’est à dire de la tendance à ériger le jeu en modèle ou élément de comparaison pour parler de phénomènes plus larges. Enfin, nous verrons que l’apparition des jeux vidéo puis l’utilisation des attributs ludiques à des fins opérationnelles dans des domaines très étendus des sociétés contemporaines participe à brouiller encore la caractérisation de cette notion.

I. Entrée du jeu en tant qu’objet d’étude en Occident

Les quelques textes de l’Antiquité et du Moyen-Âge qui traitent du jeu[2] lui confèrent un « statut doublement mineur » (Duflo, 2008 : 352) : une activité pour les enfants et ceux qui ne sont pas savants, ou bien, une récréation, une pause, un moyen de se reposer de son travail intellectuel. Pour Aristote par exemple, il s’agît d’un « délassement » au même titre que le fait de dormir, et non d’une activité digne d’être étudiée, voire pratiquée régulièrement. C’est seulement à partir du XVIIème siècle que le jeu va commencer à être observé. Selon Colas Duflo, ce changement vient en partie de l’intérêt des mathématiciens dès la fin XVIème siècle pour le calcul de probabilité face au développement rapide des jeux de hasard et d’argent (ibid. : 352). C’est par ce biais que Blaise Pascal, philosophe et mathématicien, va s’intéresser au jeu au XVIIème siècle et élaborer ensuite « une pensée du divertissement qui prend le jeu pour modèle pour penser tout le social et le politique » (ibid. : 353). Il vit à une époque où les pratiques ludiques se multiplient et se propagent : paris, jeux d’échecs, jeux de cartes, etc. Le jeu est également très présent dans la littérature et le théâtre, et de nombreux traités y sont consacrés (Duflo, 1997b : 353-354). Il considère que le jeu est omniprésent dans la vie profane car chaque personne, toutes classes sociales confondues, parie quelque chose chaque jour, au sens littéral comme figuré. C’est à dire que chaque personne va quotidiennement prendre des risques mesurés à l’avance, afin d’obtenir une éventuelle récompense, tromper l’ennui ou éviter les soucis. Ces divertissements, qu’ils soient frivoles ou sérieux[3], éloignent les êtres humains de leur seul salut possible : Dieu. Pour s’en rapprocher et mener une vie véritable, il invite à son tour chacun à faire le pari de l’existence de Dieu et lui dédier sa vie. Entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe et mathématicien, s’interroge également sur les jeux d’argent et de hasard et les procédés complexes d’estimation de probabilité qu’ils nécessitent de la part des joueurs. Il s’intéresse au jeu pour les procédés réflexifs qui y naissent et s’y déroulent et qu’il analyse en rapport avec la capacité d’invention humaine. Le jeu serait « un des lieux où s’exprime librement l’intelligence humaine » (ibid. : 354), c’est à dire un état mental où la créativité et l’intelligence seraient moins limités par telle ou telle convention. Les Encyclopédistes poursuivront les réflexions de Leibniz autour de l’« inventivité ludique » (ibid. ) et des estimations de probabilité par la suite.

Le XVIIIème siècle est traversé par de grands changements, notamment sur la façon de considérer l’enfant, qui devient une « humanité à réaliser » (ibid. : 354), entraînant donc un regain d’intérêt pour les questions d’éducation et par extension de jeu, vu comme « un lieu exemplaire de l’apprentissage de soi par soi » (ibid.). Les pratiques ludiques sont désormais considérées comme des moyens d’apprendre et expérimenter par soi-même des éléments importants de la vie tels que la « liberté », la « règle » ou « son propre corps » (Duflo, 1998 : 100). Pour Colas Duflo, ce glissement vers une considération du jeu en tant que « modèle » s’achève en fin de siècle avec Friedrich von Schiller qui, dans son ouvrage Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) « donne au concept de tendance au jeu (Spieltrieb) une dimension paradigmatique » (Duflo, 2008 : 352-353). Pour lui, le jeu n’est plus une activité des personnes n’étant pas en mesure de s’élever jusqu’à des tâches intellectuelles ou artistiques, mais une composante essentielle de notre « humanité » qui permet de penser notre spécificité en tant qu’espèce : « L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » (Schiller, 1795 : 221).

Pour Colas Duflo, l’entrée du jeu dans les objets dignes de l’attention des philosophes vient donc à la fois de changements sociaux (développement des types et pratiques de jeu), épistémologiques (naissance de la branche du calcul des probabilités en mathématiques) et anthropologiques (nouveau statut de l’enfant) (Duflo, 1998 : 100). Dès le départ, une tendance à utiliser le jeu comme grille d’analyse apparaît, qui poussera Schiller comme d’autres après lui à négliger voire ignorer les pratiques de jeux réelles et leurs caractéristiques.

II. Le jeu comme paradigme, contexte de l’élaboration des principales définitions du jeu au XXème siècle

Aujourd’hui encore, les définitions du jeu données par Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958) restent un « passage obligé » (Di Filippo, 2014 : 282) chez les chercheurs travaillant sur le jeu. Il s’est établit une véritable filiation dans le domaine des game studies : lorsque l’un de ces auteurs n’est pas repris, ce sont leurs successeurs, qui les ont eux-même étudiés, analysés, complétés. Cependant, nous allons voir à travers le commentaire qu’ont pu en faire Laurent Di Filippo (2014) et Colas Duflo (2008) que ces définitions sont trop souvent sorties de leur contexte et que la dimension paradigmatique n’en est pas exempte non plus. Là encore, le jeu n’est pas étudié en soi et pour lui même, mais en tant qu’invariant anthropologique supposé ou élément de comparaison permettant de dégager des constantes universelles au sein des activités humaines.

A la veille de la deuxième guerre mondiale, l’historien Johan Huizinga publie son cinquième ouvrage, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Il y rédige une définition du jeu encore utilisée aujourd’hui, y compris chez les chercheurs travaillant sur le jeu vidéo (Juul, 2005 : 30) : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience, d’“ être autrement ” que dans la “ vie courante ” » (Huizinga, 1938 :51).

Extraite de son contexte, cette définition se contente de décrire les différents aspects du jeu en soi. Pourtant, elle ne se comprend entièrement que mise en regard par rapport à l’ouvrage complet, et en particulier son dernier chapitre « L’élément ludique de la culture contemporaine » (Di Filippo, 2014 : 284). Elle est intrinsèquement liée à une ambition plus large de l’auteur, analyse Laurent Di Filippo : lutter contre la barbarie grâce à la civilisation et la culture et les valeurs morales qu’il lui rattache. Johan Huizinga, né en 1872 au Pays-Bas, a traversé la première guerre mondiale, l’industrialisation, la grande crise économique de 1929, la montée des fascismes dans les années 1930 ainsi que la seconde guerre mondiale (il mourra quelques mois avant l’armistice). S’il étudie le jeu c’est pour le mettre en regard de la notion de culture qu’il considère comme salvatrice. Il leur attribue des « valeurs morales » communes : « Peu à peu, nous en sommes arrivés à la conviction que la culture est fondée sur le jeu noble, et qu’elle ne peut manquer de teneur ludique, si elle veut déployer sa qualité suprême de style et de dignité » (Huizinga, 1938 : 288). Le respect des règles du jeu, notamment, est indispensable pour le maintien de la paix et l’harmonie des sociétés : « Nulle part, l’observance des règles établies n’est aussi indispensable que dans les relations entre peuples et États. Si ces règles sont violées, la société tombe alors dans la barbarie et le chaos » (Huizinga, 1938 : 288). Engagé contre le régime nazi, il rédige Homo Ludens au tout début de la deuxième guerre mondiale dans l’optique de dénoncer le fait que ces valeurs soient en train de se perdre (Di Filippo, 2014; Wendling, 2013). Pour Laurent Di Filippo, Johan Huizinga cherche donc à « définir un idéal pour la culture dans les conventions ou les normes qui, comme les règles du jeu, doivent être respectées, car elles définissent les conditions du respect mutuel entre les participants » (2014 : 285). Il utilise le jeu comme un modèle pouvant servir de trame à un système d’organisation sociétal idéal et moral qui permettrait de garder un certain équilibre, notamment politique. Johan Huizinga émet également des critiques morales sur l’alternance entre jeu et sérieux qu’il pense être en train de se brouiller (Di Filippo, 2014) : « ce qui caractérise le plus essentiellement tout jeu véritable, c’est qu’à un moment donné, il cesse […] C’est ici qu’apparaît le défaut de notre temps. Dans bien des cas, le jeu, aujourd’hui, ne finit jamais. Ce n’est donc pas un jeu véritable. Il y a là une grave contamination entre le jeu et le sérieux » (Huizinga, 1938 : 181). Cela développerait chez les individus de son temps « l’incapacité à reconnaître ce qui convient et ce qui est déplacé, l’absence de dignité personnelle, de respect d’autrui et de ses opinions qui aboutit à une forme d’égocentrisme » (ibid.).

L’opposition entre le profane et le sacré est une autre idée centrale dans la définition du jeu de Johan Huizinga. C’est à cette dichotomie qu’il fait référence lorsqu’il parle de séparation de la vie courante : le jeu comme le sacré permettrait aux êtres humains de dépasser leur « simple état d’être terrestre et naturel » (Di Filippo, 2014 : 292) pour celui d’« être spirituel » (ibid.). Pour Laurent Di Filippo, si le sociologue français Roger Caillois va s’intéresser à Homo Ludens, c’est bien parce que le jeu y est mis en rapport avec la notion de sacré, dans l’optique de dégager des « fondement[s] de toute organisation sociale ». Très influencé par les travaux de sociologie religieuse de Marcel Mauss, en 1939, il se fait connaître en publiant L’Homme et le sacré. Bien plus qu’une notion strictement religieuse, pour Roger Caillois le sacré est « une propriété ou une qualité, stable ou éphémère, accordée à des êtres, des choses, des espaces, des temps, qui contribue à définir l’attitude qu’il convient d’adopter dans le rapport que les individus entretiennent avec leur environnement » (Di Filippo, 2014 : 295). Le sacré est un ensemble de normes qui, en opposition au profane, ordonnent les sociétés humaines dans leur ensemble. Ces normes sont toutes issues de « constructions de sens » (ibid.) préalables et communément admises, qu’elles soient restées dans les mémoires collectives des sociétés en question ou non. La comparaison avec le jeu permet d’expliciter comment un ensemble de règles, implicites ou non, peuvent influencer les actes des individus. Dans son son ouvrage Les jeux et les Hommes (1958), c’est donc une analyse conjointe du sacré et du jeu que mène Roger Caillois, en se penchant sur leur rôle dans les « processus de civilisation » (Di Filippo, 2014 : 297) et l’organisation de la « vie sociale » (ibid.). Ces deux notions sont extrêmement liées pour lui puisqu’il considère même que certains jeux seraient des imitations de pratiques culturelles, religieuses ou non, dont on aurait perdu le sens ou la trace[4]. Le jeu n’est donc pas une distraction parmi d’autres permettant seulement de tromper l’ennui de la vie quotidienne, mais au contraire « une activité parallèle, indépendante, qui s’oppose aux gestes et aux décisions de la vie ordinaire par des caractères spécifiques qui lui sont propres et qui font qu’il est un jeu » (ibid.).

Laurent Di Filippo comme Colas Duflo reprochent à Roger Caillois et Johan Huizinga de jouer sur l’ambiguïté de certains termes comme culture ou sacré, qu’ils définissent de façon trop large et ethnocentrée. Leurs aspirations à découvrir une « base commune » (Di Filippo, 2014 : 303) à « toute l’organisation sociale » (ibid.) à travers l’étude du jeu génère de nombreuses ambivalences dans leurs définitions de celui-ci et les poussent à s’éloigner des pratiques de jeu dans la vie réelle (Duflo, 2008). Ces ambitions universalistes sous-tendent l’ensemble de leur conceptualisation du jeu mais ne sont que trop rarement explicitées dans les travaux qui y font référence.

III. Le jeu, une notion difficile à définir de façon globale

L’apport principal que Roger Caillois va faire par rapport à Homo Ludens est de s’intéresser aux « attitudes mentales » que l’on adopte lorsque l’on joue, et à leur variation selon les types de jeu auxquels on joue. Il va reprendre en les précisant certains points de la définition de Johan Huizinga (le jeu est libre, séparé de la vie courante, réglé et fictif) et y ajouter les notions d’incertitude et d’improductivité (Di Filippo, 2014 : 300). Pour déterminer les différents types de jeux, il propose de se concentrer sur l’état recherché par le joueur plutôt que sur des aspects matériels (environnement, équipement utilisé, nombre de joueurs) : « on ne peut pas classer les jeux, à la manière des encyclopédies, en fonction du lieu où il se jouent (la distinction “ jeu de plein air ”- “ jeux d’intérieur ” n’est guère pertinente, par exemple) ou du matériel qu’ils utilisent (les billes peuvent être le moyen d’un jeu d’adresse ou l’enjeu d’un pari), il faut classer les jeux selon l’attitude fondamentale du joueur » (Duflo, 1997b : 27). Il établit ainsi quatre catégories fondamentales : l’agon, c’est à dire les jeux comportant de la compétition, l’alea, les jeux où le hasard (ou chance) est au centre du processus ludique, la mimicry basée sur l’imitation (ou simulacre) et l’ilinx qui représente la recherche de sensations, de risque (qu’il appelle vertige). Ces quatre catégories sont elles-mêmes des paradigmes qu’il utilise pour caractériser des types de sociétés[5]. Il y rajoute deux principes, paidia[6] et ludus[7], qui lui permettent d’établir « une gradation qui va du moins au plus organisé dans le jeu » (ibid.). Paidia désigne des jeux à priori sans règles, improvisés et proches de ceux des enfants, qui savent jouer sans cadre ou but précis. Au contraire, le ludus est une forme de jeu sous contraintes, avec des buts et des règles pré-définies, intrinsèques et constituantes de ces jeux (des mots croisés aux échecs en passant par le football), ainsi que des limites temporelles et spatiales claires. Ce sont précisément ces contraintes, et les défis qu’elles constituent, qui forment l’aspect ludique de ces jeux, et non pas l’invention, l’imitation (etc.) plus ou moins improvisés et adaptés au fil du jeu. A partir de ces quatre catégories (agon, alea, mimicry et ilinx) et de ces deux principes (paidia et ludus), il produit un tableau flexible censé permettre de caractériser tous les jeux. Ce tableau reste cela dit ambigu car il inclut des pratiques culturelles comme le théâtre et le chant de comptines, et des pratiques sportives telles que le ski et l’athlétisme, qui à priori ne sont pas des jeux en eux-mêmes.

 

Tableau de classification des jeux de Roger Caillois, repris par Colas Duflo dans son ouvrage « Jouer et philosopher » Tableau de classification des jeux de Roger Caillois, repris par Colas Duflo dans son ouvrage « Jouer et philosopher » (1997b) à la page 21.

A la suite de Roger Caillois et Johan Huizinga, de nombreux auteurs (Winnicott, 1971 ; Henriot, 1969, 1989 ; Brougère, 2005) ont travaillé sur la notion de jeu et cherché à en produire des définitions globales, qui sont encore régulièrement reprises aujourd’hui dans les sciences du jeu. Nous avons ici fait le choix de nous concentrer sur les travaux, moins connus, du philosophe Colas Duflo. Comme nous l’avons vu précédemment, il a étudié en détail les fondements théoriques de la notion de jeu, du XVIème au XXème siècle (1997a, 1997b, 1998, 2008), ce qui lui a permis de se « libérer de cet automatisme de l’idéal, et de [s]’interroger d’abord sur la nature de cette spécificité ludique. » (Duflo, 2008 : 355). Pour lui, les tentatives de définition du jeu précédentes, en cherchant à l’utiliser comme cadre pour « penser tout l’humain » (ibid. : 354-355), finissent par en négliger les pratiques réelles. De plus, elles produisent des définitions générales au lieu de chercher à établir quelles en sont les caractéristiques spécifiques. Il reproche notamment à Johan Huizinga et Roger Caillois d’énumérer des propriétés dans leurs définitions sans analyser la manière dont elles fonctionnent ensemble, et sans que ces propriétés ne décrivent et concernent seulement le jeu (ibid. : 356).

Il va faire plusieurs apports à ces définitions dès 1997, dans son livre Jouer et philosopher, qu’il résumera dans un article datant de 2008. Il y invente entre autre le concept de légaliberté, pour parler d’une des spécificité du jeu : la liberté dans la règle (du jeu), une « liberté déjà réglée » (Duflo, 2008 : 356) . Le jeu se déroule librement (il ne peut être forcé) mais dans un cadre précis (séparé de la vie courante) : « il n’y a jeu que lorsque la règle préexiste à l’activité et la rend possible. » (Duflo, 2008 : 357). Il le démontre en prenant pour exemple le squash et la musculation : tous les deux se déroulent dans des salles de sport, mais le premier est un jeu contrairement au second. Pourquoi ? Parce qu’il a une durée précise et doit être fait dans un lieu précis (une salle de squash de telle dimension avec tel traitement de sol, etc), selon des règles établies. Alors que la musculation n’a pas besoin d’un lieu spécifique (seulement d’accessoires), et n’a pas de durée ni de règles préétablies. Avec le squash, le joueur consent à respecter ces règles, ce lieu, etc, sans lesquels il n’y aurait pas de jeu : il abandonne donc une partie de sa liberté au profit de ce jeu, qui va définir un cadre dans lequel il est libre. Le jeu consiste en un jeu autour de ces règles, le maniement ou le contournement de ces règles, ce qui « n’est pas le seul élément, mais constitue la composante spécifique du plaisir ludique » (ibid. : 360). Ces règles « produisent un espace d’indétermination » (ibid. : 358) où la légaliberté peut avoir lieu. Colas Duflo remarque également que ce cadre précis est défini par l’établissement d’un contrat ludique au préalable, clairement énoncé ou tacite comme « dans la plupart des jeux d’enfants » (ibid. : 359), c’est à dire que le ou les participants s’entendent sur les codes qu’il vont suivre et qui vont définir la partie. Il parle ensuite de compétence ludique soit la capacité à apprécier les tendances en cours dans ces espaces d’indétermination ainsi créés (Duflo, 2008 : 358), puis de clôture ludique c’est à dire le fait que l’espace et le temps soient nécessairement fermés par les règles du jeu lorsque l’on entame un jeu (ibid. : 359). Il parle alors d’espace « relationnel » (entre les joueurs comme les éléments matériels définissant l’espace) et « qualitatif » (telle signification pour telle zone, de la case du jeu d’échec à la cage de football) et de temps « séquentiel » (qui produit différents rythmes durant la partie et le différencie ainsi du temps où l’on ne joue pas) (ibid. : 360). C’est donc à travers cette série de conditions et caractéristiques que l’on peut considérer que le jeu est « séparé de la vie courante » : légaliberté, contrat ludique, compétence ludique, clôture ludique. Il parle également de conatus spinoziste, c’est à dire la « volonté de persévérer dans son être et d’augmenter sa puissance d’agir » (ibid. : 359) qu’il transpose dans le jeu en tant que conatus ludique c’est à dire la volonté d’accroître « la puissance d’agir de notre légaliberté dans le jeu » (ibid. : 360). Le conatus ludique permet notamment d’expliquer le plaisir spécifique que l’on tire du jeu : « Certes, tout jeu est une somme de plaisirs différents, joie de la dépense dans l’un, de l’excitation dans l’autre, de l’activité intellectuelle dans un troisième, mais il y a bien un plaisir spécifique qui donne sa tonalité au jeu, qui fait qu’il ne procure pas le même plaisir que d’autres distractions, et qui tient à ce conatus ludique. » (ibid. : 360).

Il est donc très difficile de produire une définition complète du jeu qui s’applique à l’ensemble des types de jeu et exclue les pratiques qui n’en sont pas. Pour y remédier, Roger Caillois choisi de centrer son analyse sur les attitudes mentales des joueurs et non les éléments matériels des jeux. Colas Duflo va lier les propriétés du jeu ainsi établies afin de comprendre ce qui lui est spécifique. Pour Colas Dufo ce ne sont les propriétés ainsi extraites qui sont intrinsèquement ludiques mais les relations qu’elles entretiennent entre elles. La spécificité du jeu est qu’il se déroule dans le cadre d’une liberté et d’un espace temps réglés (légaliberté, clôture ludique) suite à un accord préalable implicite ou explicite (contrat ludique), et qu’il demande des capacités d’adaptation et d’estimation en temps réel (compétence ludique) et entraîne une envie de progresser dans l’activité (conatus ludique). L’essor et la complexification des jeux vidéo depuis les années 1990 bouleversent en partie ces définitions. En devenant peu à peu un enjeu économique majeur, et donc un enjeu socio-culturel (Schmoll, 2011), cet essort a participé à nouveau à construire le jeu comme objet de recherche légitime, particulièrement en France, et a donné naissance à un champ de recherche inédit, les game studies (sciences du jeu). Les définitions issues des game studies, très centrées sur les jeux vidéo, ne s’appliquent pas toujours au jeu en général (Di Filippo, 2014 : 282). Et inversement, les définitions existantes du jeu ne couvrent pas forcément les spécificités des jeux vidéo.

IV. Expansion du jeu dans la vie courante ou détournement des caractéristiques ludiques en outils opérationnels ?

L’étude des mécanismes de jeu et de leurs application possibles, bien que déjà présente dans le champ éducatif, va être exacerbée par le développement des jeux vidéo. Ces dix à quinze dernières années, un phénomène de ludification (ou gamification) est apparu dans de nombreux secteurs de nos sociétés (Breville, Rimbert, 2013 ; Bogost, 2010 ; Schmoll, 2011 ; Genvo 2013). Nous assistons à une transposition croissante de procédés et caractéristiques ludiques à d’autres domaines afin d’influer sur des comportements, des pratiques, des habitudes, ou même la productivité des individus[8]. Autrement dit, les mécanismes spécifiques au jeu sont appropriés pour être utilisés à d’autres fins, pas toujours énoncées dès le départ. Le phénomène est difficile à dater et à tracer (Haydée, 2013). Selon les sources, le terme gamification aurait été inventé en 2002-2003 par le développeur de jeu Nick Pelling (Hunter, Werbach, 2012) ou serait apparu pour la première fois de manière documentée en 2008 puis répandu dès 2010, en premier lieu dans l’industrie du numérique (Deterding et al., 2014)[9]. Le terme gamification peut-être employé comme synonyme ou traduction littérale de ludification, ou bien impliquer que ses objets seraient plus centrés sur un aspect numérique ou en référence aux jeux vidéo.

Ces mécanismes ludiques peuvent être transposés au niveau formel : par exemple, en mettant en place des codes graphiques enfantins[10] ou en référence à ceux des jeux vidéo ; ou encore des commandes et des interfaces rappelant jeux vidéo et jeux de société (lancé de dés, machines à sous, boutons similaires à ceux de consoles vidéos, tableaux de scores). Ils peuvent également être appliqués en tant que dispositifs : promesses de récompenses variées, classements et systèmes de points, scénarios à suivre, etc. Ils sont aujourd’hui présents dans de nombreux domaines, de la vie quotidienne ou privée à la vie publique, en politique, dans le monde de l’entreprise, le monde culturel ou événementiel, en médecine, en marketing… En psychologie, la ludothérapie permet de travailler avec des enfants ou des patients souffrant de syndrome de stress post-traumatique. Dans le monde du travail, il est utilisé comme outil de gestion et motivation des équipes et en marketing il sert à fidéliser des clients ou promouvoir des produits. Dans l’enseignement, il aide à rendre les élèves plus autonomes, volontaires, entreprenants et motivés[11]. Dans l’espace urbain, il permet d’animer un lieu, en accroître la fréquentation, favoriser les rencontres et le « lien social » entre usagers, voire tester de futurs aménagements (Alba, 2017 ; Moutiez, 2020). Au niveau politique et institutionnel, le jeu intervient pour encourager les comportements « citoyens » ou « éco-responsables » tels que trier ses déchets ou ne pas uriner dans l’espace public. Il est également largement employé dans les processus participatifs, afin de faciliter la contribution de personnes ne possédant pas les codes et connaissances requis par ces processus (vocabulaire urbain, capacité à représenter et se représenter l’espace, etc.), atténuer des situations socialement tendues ou favoriser l’apparition de solutions originales (Moutiez, 2018). Nous assistons d’ailleurs ces dernières années au développement de nombreux cabinets de conseil spécialisés qui développent ces méthodes dans les domaines du marketing, de la gestion d’entreprise (Breville, Rimbert, 2013) voire de l’urbanisme et la gestion urbaine. Le jeu est aujourd’hui largement utilisé pour initier ou accompagner la conception, le management ou l’apprentissage. Il est particulièrement efficace pour trouver des solutions collectives rapidement, pacifier des situations, susciter l’adhésion, mettre en concurrence des individus ou modifier des comportements.

Le passage par des procédés ludiques permet de dépasser certains obstacles ou blocages réflexifs pour arriver au résultat souhaité : « dans le monde clos du jeu, l’esprit humain se manifeste dans sa libre inventivité, il s’exerce à l’estimation des chances dans les jeux de hasard et d’argent, aux calculs et à l’analyse des combinaisons stratégiques dans ceux de réflexion, à la prévision des desseins de l’adversaire dans les jeux de conflit » (Duflo, 2008 : 354). Bien que cela ne soit pas là non plus une idée entièrement nouvelle (Colas Duflo nous rappelle que Leibniz l’avait déjà pressenti dès le XVIIIème siècle), elle connaît un développement sans précédent ces dernières années. Le jeu permet aisément de se projeter dans des situations données et d’y expérimenter différentes solutions sans que cela n’aie de conséquences sur la vie réelle. Il « offre un espace privilégié où s’exerce l’intelligence humaine, à cause du plaisir qu’il suscite, qui attire, qui sait maintenir l’intérêt, et qui est le premier moteur de l’ingéniosité. » (Duflo, 2008 : 354). Certains chercheurs ou développeurs de jeu le voient comme un moyen de régler des conflits ou trouver des solutions en situation de crise. Jane McGonigal, sociologue et créatrice de jeux vidéo, voit ces derniers comme un moyen de régler des problèmes politiques, sociaux, écologiques ou économiques (McGonigal, 2010, 2011 ; Lejeune, 2013). Elle observe que dans des univers virtuels parfois très proches de la réalité, les joueurs réussissent à résoudre des problèmes extrêmement complexes de manière active. Pour elle, le joueur de jeu vidéo est tout sauf passif et met à profit son intelligence pour trouver des actions aux problèmes qu’il rencontre dans le scénario de jeu dans lequel il se trouve, et qu’il est capable d’y passer énormément d’heures sans que sa motivation faiblisse. Elle se base sur ce constat pour en déduire que si nous utilisions des jeux vidéo pour gérer des situations concrètes (comme une pénurie de pétrole), nous pourrions résoudre un grand nombre de crises très rapidement de manière collaborative et participative et ainsi « rendre le monde meilleur » (McGonigal, 2010). Le jeu serait donc un outil puissant pour permettre de débloquer ses capacités intellectuelles et créatives. Mais pour cela, il est nécessaire qu’un cadre précis soit défini au préalable, avec des règles du jeu et des moyens de distanciation de la vie courante permettant la mise en situation et la croyance en l’absence de conséquences pour ses actions. De plus, la perspective de devoir fournir un résultat final, si elle est trop évidente, peut limiter les participants dans leurs actions et réflexions.

Le phénomène de la ludification est principalement basé sur un système de récompenses, immédiates ou non, symboliques ou matérielles. Il s’appuie sur l’idée que tout le monde joue, est capable de jouer, a dû jouer par le passé. Or, il est possible de douter de la capacité, la volonté ou l’intérêt de chacun à prendre part à ces processus ludiques, tant en fonction de son caractère ou ses convictions, que de son intérêt pour la récompense offerte, et sa croyance en sa capacité de l’obtenir. Par ailleurs, Benoit Bréville et Pierre Rimbert (2013), dans leur article« Pour gagner des points, lisez cet article », publié dans Le Monde Diplomatique, rapprochent la ludification et son système d’épreuve-récompense de la théorie du « conditionnement opérant » du psychologue Burrhus Frederic Skinner. Ce dernier démontre, tout d’abord en l’expérimentant sur des animaux, que « les actions des sujets peuvent être influencés par des “ motivations extrinsèques ” négatives (la répression, la peur de la punition) ou positives (la recherche de plaisir, l’attrait de la récompense) » (Breville, Rimbert, 2013 : 19). Bréville et Rimbert avancent donc que la ludification, en mobilisant « des composantes secondaires du jeu (les points, les niveaux, les classements, les médailles) » (ibid.), et en les érigeant en « éléments princip[aux], en finalité[s] » (ibid.), perd finalement tout l’intérêt du jeu. C’est en définitive « l’attrait de la récompense [qui] motive, pas le plaisir du jeu » (ibid.). Cependant, les formes de motivation sont multiples et peuvent permettre de distinguer différentes qualités et intensités d’expériences ludiques. Il existe par exemple des jeux vidéo que le sociologue Ian Bogost appelle « jeux persuasifs [Persuasive Games] » (Breville, Rimbert, 2013 ; Bogost, 2011) qui simulent des situations mettant le joueur face à des choix éthiques et le font réfléchir sur ces questions plus ou moins à son insu. Ils sont basés sur la motivation intrinsèque et agissent sur les causes du problème dénoncé. Ils mettent en jeu des processus complexes ou la légaliberté et le conatus ludique sont très sollicités. Ils sont très courants parmi les serious games[12], forme très répandue de gamification. Pour Colas Duflo, le plaisir du jeu naît justement de celui de jouer avec les règles (légaliberté) qui produit de la motivation, une volonté de progresser (conatus ludique). Cette progression serait une récompense en elle même, indissociable du plaisir de jouer. D’autres formes de gamification y font beaucoup moins appel, notamment celles qui sont basées sur des mécanismes matériels. Lorsque les marches d’un escalier sont transformées en piano pour inciter la population à ne pas prendre l’escalator[13] ou l’on propose à des personnes de voter sur une question quelconque en insérant leur mégot de cigarette dans des cendriers-sondages[14] plutôt que de les jeter au sol par exemple, le type de motivation mis en jeu est extrinsèque et centré sur les effets des comportements à modifier, non leurs causes. Ces procédés interviennent à petite échelle et à un instant donné sans provoquer nécessairement de prise de conscience de l’utilisateur et de changement de pratiques plus global. L’expérience ludique est beaucoup plus limitée, dans le temps, l’espace, l’opportunité de progresser et il y a peu de possibilités de détourner les règles ou se les approprier. La récompense reste relativement liée au plaisir ludique (générer des notes de musique, voir son côté de la jauge se remplir) mais celui-ci a une intensité assez faible qui s’émoussera au fil du temps. L’attrait pour ces récompenses et la capacité à être motivé par des procédés ludiques varie en fonction des personnes et des types de ludifications proposées. De la même façon que les individus n’ont pas la même manière d’apprendre, ils n’ont pas la même façon de réfléchir et si tout le monde joue ou a pu jouer, et peut éventuellement produire quelque chose à travers un jeu, ce n’est pas de la même façon, et à travers les mêmes jeux.

Nombre des exemples cités oscillent entre une volonté de pousser l’usager à apprendre par lui-même et une tendance à le manipuler dans le but d’obtenir un résultat pré-établi. De plus, comme le souligne Françoise Lejeune à propos des travaux de Jane McGonigal, « Dans ces conditions, non seulement le jeu n’est plus improductif, pour reprendre l’une de ses caractéristiques formulées par Johan Huizinga et Roger Caillois, mais, de surcroît, le joueur est instrumentalisé. » (Lejeune, 2013 : 321). Ce n’est pas le jeu en lui-même qui est mis en œuvre, mais une ou plusieurs de ses caractéristiques identifiées comme potentiellement productives. En définitive, nous pouvons nous demander si le divertissement, pourtant central dans le jeu, ne devient pas accessoire ou inexistant dans ces opérations. Quand bien même les caractéristiques du jeu sont présents, s’amuse-t-on vraiment ? Cela rejoint la critique ce Colas Duflo concernant le jeu-paradigme : les pratiques de jeux réelles sont oubliées.

Conclusion

Dans la plupart des situations, nous sommes spontanément capables de discerner ce qui est du jeu et ce qui ne l’est pas, si nous jouons ou non. Pourtant, nous avons pu voir au cours de cet article que produire une définition du jeu qui soit globale, spécifique, complète et durable n’a rien d’évident et implique finalement de nombreux enjeux, anthropologiques comme économiques.

Les sciences ont commencé à considérer les jeux comme des objets dignes d’être étudiés à partir des XVIIème et XVIIIème siècles seulement. Les philosophes comme les mathématiciens s’intéressent aux procédés de réflexion et d’estimation complexes que les jeux de hasard et d’argent impliquent, puis au potentiel de formation et d’expérimentation des jeux pour enfants et des jeux en général. Les jeux ne sont pas étudiés en eux-mêmes mais en tant qu’éléments de comparaison, en lien avec de grandes questions traversant l’Europe à cette époque.

Cette dimension paradigmatique reste très présente dans les principales définitions du jeu établies au XXème siècle. Pour Johan Huizinga le jeu, comme la culture, est un moyen de lutter contre la barbarie de son époque. Quant à Colas Duflo, il l’étudie en miroir de la notion de sacré sur laquelle ses premiers travaux portaient déjà. Tous deux cherchent à déceler des systèmes d’organisation sociale possibles ou existants, ce qui génère des ambiguïtés dans leurs définitions qui sont rarement soulignées par ceux qui les reprennent.

Roger Caillois va reprendre les travaux de Johan Huizinga en se concentrant sur l’attitude mentale du joueur plutôt que sur des éléments matériels qui peuvent se retrouver dans des activités qui ne sont pas des jeux. Cependant Colas Duflo pense que ces caractéristiques énoncés à la suite ne sont pas spécifiques aux pratiques ludiques et qu’il faudrait se concentrer sur la façon dont elles fonctionnent entre elles. Pour lui le jeu est une liberté réglée qui demande des compétences ludiques particulières, un accord préalable sur des règles du jeu, un espace temps défini et génère spontanément une volonté de progresser.

Ces tentatives de produire des définitions complètes et irréfutables du jeu au XXème siècle sont remises en cause par le développement des jeux vidéos puis le phénomène de ludification (gamification) qui s’en est suivi. Le jeu y est considéré comme un outil très efficace pour influencer le comportement d’individus et dépasser des blocages réflexifs ou créatifs. Cependant ces procédés fonctionnent peut-être plus sur l’attrait de la récompense que le jeu lui-même, produisent des effets plus ou moins ludiques et durables, et ont une efficacité variable selon les individus et les caractéristiques ludiques employées. La définition du jeu est à nouveau brouillée : il est parfois difficile de discerner le jeu du non jeu, il n’est plus improductif, et pas toujours libre, séparé de la vie courante ou fictif. Le jeu n’est plus un objet digne d’être étudié en lui-même, mais une série de propriétés dont on cherche à découvrir les effets pour les extraire et les transposer à d’autres domaines, dans une optique opérationnelle. Finalement, ces phénomènes contemporains n’échappent pas aux critiques émises par Colas Duflo sur la « tradition du jeu-paradigme » (Duflo, 2008 : 355) issue des XVIIème et XVIIIème siècles et les définitions de Roger Caillois et Johan Huizinga au XXème siècle. Le jeu est transformé en modèle afin d’être appliqué à une autre question ou un autre domaine ce qui fait passer au second plan les pratiques de jeu de la vie réelle, ou le simple fait de s’amuser. Pour comprendre le jeu et faire en sorte qu’il ait lieu, compiler une série de caractéristiques ludiques ne suffit pas car la spécificité du jeu réside dans les relations que ces différentes propriétés entretiennent entre elles.

Bibliographie

Références

[1]Nous avons fait le choix de retenir le terme de « paradigme » pour l’idée de « modèle », de « structure » ou de « cadre » qu’il évoque, en continuité avec la façon dont l’emploie Colas Duflo lui-même, bien que ce mot comprenne des définitions très variées et parfois floues (Rumelhard, 2005).

[2]Colas Duflo cite une dizaine de pages d’Aristote notamment dans Ethique à Nicomaque et une vingtaine de la Somme théologique de Thomas d’Aquin (Duflo, 2008 : 352).

[3]Par divertissement il entend « détournement », « évitement », ce qui dévie l’être humain de sa « misère », son ennui, son vide intérieur, et de ce qui pourrait le sauver : croire en Dieu. Pour Pascal, la guerre, le travail ou les voyages sont des divertissements autant que les jeux, la fête ou le sport (Manon, 2008).

[4]Il cite en exemple « les pistolets à eau qui imitent les armes à feu, ou le fait que des enfants catholiques peuvent jouer à la messe » (Di Filippo, 2014 : 297).

[5]Laurent Di Filippo explique que l’ilinx et la mimicry renvoient à ce que Caillois appelle les « sociétés à tohu-bohu (Caillois, 1958 : 171) » qui seraient les plus proches d’un « état originel chaotique » (Di Filippo, 2014 : 299) avant que « l’histoire naturelle » (ibid.) ne commence « grâce aux forces sacrées » (ibid.), tandis que l’agon et l’alea renvoient aux « sociétés à comptabilité » (Caillois, 1958 : 172).

[6]D’après le mot « παῖς [paîs] » qui signifie « enfant » en grec ancien ou le mot « παιδεία [paideia] » qui signifie « éducation » mais peut également renvoyer à l’idée de civilisation ou culture.

[7]D’après le mot latin « ludus » qui signifie « jeu », « amusement », « sport », « passe-temps » et était aussi le nom de l’école ou les garçons allaient jusqu’à 11 ans dans la Rome antique.

[8]Ce phénomène s’est accentué depuis l’apparition et la démocratisation des jeux vidéo, et utilise nombre de leurs codes, mais il est loin de pouvoir se résumer à ce type de jeu. C’est bien les procédés ludiques dans leur ensemble, analogiques ou non, auxquels il fait appel.

[9]Consulter également les réponses de personnes travaillant dans des domaines liés à la gamification à la question « Who coined the term “gamification” ? » posée sur le site quora.com [en ligne], non daté, consulté le 02.07.2020. <URL : http://goo.gl/CvcMs>

[10]Esthétique de l’enfance ou du jouet, dans les couleurs, les formes, etc.

[11]Dans l’entre-deux guerre l’Ecole Nouvelle développait déjà des méthodes d’enseignement fondées en partie sur le jeu et utilisant des procédés ludiques, chez Célestin Freinet ou encore Maria Montessori, dont le matériel d’apprentissage se rapproche souvent de jeux de sociétés ou de jouets, en particulier les jeux de construction. Le jeu est un outil pédagogique reconnu depuis longtemps, mais peu appliqué pour les enfants une fois qu’ils ont appris à lire. Il est encore très présent dans les méthodes pédagogiques alternatives.

[12]Les serious games sont des jeux avec un but productif : faire du sport, apprendre, faire passer un message ou promouvoir un produit. Bien que les définitions semblent proches, tous les processus de ludification ne produisent pas de serious games, dans le sens où leurs objets peuvent comporter certaines caractéristiques ludiques sans pour autant être des jeux.

[13]Escalier musical à Hangzhou, en Chine : De Lestrange Geoffroy, Management : « Pourquoi les RH doivent s’intéresser au nudge », in Les Echos [en ligne], publié le 26.12.2017, consulté le 01.07.2020 < URL : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/management-pourquoi-les-rh-doivent-sinteresser-au-nudge-1010236 >

[14]Cendriers-sondages implantés par l’entreprise Cypao à Nantes : Urbach Julie, « Nantes: Un cendrier-sondage pour voter avec vos mégots (et éviter de les jeter par terre) », in 20 minutes [en ligne], publié le 06.11.2017, consulté le 01.07.2020 < URL : https://www.20minutes.fr/insolite/2164135-20171106-cendrier-sondage-voter-megots-eviter-jeter-terre >

Architecture et jeu didactique en arts

Introduction

Nous souhaitons étudier ici quelques aspects de la place de l’architecture en cours d’arts plastiques au collège. Précisons que n’étant pas spécialiste du champ, le terme d’architecture est ici employé pour désigner le bâti et l’espace scolaire dans lesquels les élèves circulent et apprennent à l’école. Dans une vision élargie du didactique, nous cherchons à comprendre comment l’enseignement des arts plastiques construit le(s) milieu(x), les outils, les moyens qui autorisent les élèves, y compris les plus défavorisés et les plus éloignés du monde scolaire, à produire pour apprendre dans le contexte offert par l’établissement. En milieux d’enseignement dits « difficiles » et culturellement très défavorisés, on remarque que les élèves s’appuient souvent sur le « déjà-là » architectural pour répondre aux problèmes plastiques posés par le professeur. Le bâti semble agir comme une grammaire commune, un arrière-plan stabilisé qui permet, d’une part, de cadrer l’action didactique du professeur et d’autre part de partager le sens donné aux réponses apportées par les élèves. Cet existant préalable à l’arrivée des élèves au collège est à la fois un territoire socialement identifiable à conquérir dès l’entrée en 6e, un élément impressionnant ou rassurant selon les élèves. Le plus souvent, l’édifice du collège n’est pas très séduisant, les cours sont bitumées, et des grilles séparent le monde scolaire de l’extérieur du quartier, à l’urbanisme souvent dégradé.

Dans le cadre du cours d’arts plastiques, ces élèves nous invitent à repenser l’ordinaire du cadre scolaire et nous révèlent quelques impensés de la relation pédagogique : comment parviennent-ils à jouer de l’espace public et de l’architecture du collège pour s’autoriser à se mettre au travail, à prendre des risques, à rencontrer l’incertitude, à accéder progressivement à une culture scolaire, tout en leur donnant du plaisir et en valorisant leur(s) réussite(s) ?

Pour que la ludification de l’espace du collège soit partie prenante des apprentissages individuels et collectifs, il faut que le jeu soit de nature didactique, et que le milieu soit pourvoyeur de significations. Il est également nécessaire que les élèves partagent entre eux et avec le professeur des systèmes de règles inhérentes aux savoirs disciplinaires qui permettent à chacun de comprendre « à quoi l’on joue » en cours d’arts plastiques afin d’évaluer ensemble « comment on a fait ce qu’il y avait à faire ».

En resituant la place de l’architecture dans les programmes d’enseignement nous rappelons brièvement quelques principes fondamentaux de la didactique des arts plastiques. L’introduction de la notion de « jeu didactique » permettra de comprendre l’importance qu’y prend l’architecture scolaire en cours d’arts plastiques.

Quelques études cliniques, issues d’analyses de situations d’enseignement en arts plastiques (Espinassy, 2019) sont regroupées ici pour permettre d’appréhender différentes façons dont l’architecture du collège sert de point d’appui structurant aux productions plastiques des élèves.

I Éléments de cadrage

I.1 Place de l’architecture dans les programmes d’arts plastiques

Si l’on reprend les questions et les problématiques des programmes d’enseignement en arts plastiques depuis 1996 (BO n° 5 du 30 janvier 1997), l’architecture est appréhendée en classe de 6e par une première approche à travers le travail en volume, la fabrication d’objets, les sculptures d’assemblage. En classes de 5e et de 4e (appelées « cycle central » à l’époque) sont ajoutées les questions portant sur la construction, l’organisation spatiale et la structure. La classe de 3e aborde les questions posées par l’environnement (auxquelles les élèves ont déjà été sensibilisés), qu’il soit naturel, artificiel ou bâti. Les objectifs sont, à travers la pratique, de faire observer et de faire acquérir les moyens de comprendre l’environnement architectural. Savoir regarder la ville, l’édifice, le « construit », en comprendre les enjeux, en mesurer l’intérêt. Des outils d’analyse sont élaborés avec les élèves à partir de leurs propres productions plastiques et en relation avec des connaissances issues du champ artistique. Le professeur associe le lieu de vie des élèves et quelques grandes références architecturales pour faire travailler la fonction (destination des espaces et des bâtiments, leur utilisation) et la relation au lieu (les modalités différentes de leur intégration).

Les Programmes du collège de 2008 (BOEN spécial n° 6 du 28 août 2008) spécifient qu’en classe de 3e, les élèves ont acquis une culture artistique prenant appui pour partie sur l’histoire des arts, qui leur permet de :

On comprend donc qu’en arts plastiques l’architecture n’est pas vraiment un objet d’enseignement en soi, mais qu’elle est très souvent incluse aux problématiques relatives aux grandes questions (telles que les « relations Œuvre, espace, auteur, spectateur ») qui traversent les différents cycles d’enseignement. Les derniers programmes en vigueur le rappellent (B.O. Spécial N°11, du 26/11/2015) ; ils valorisent l’expérimentation de divers processus de création favorisant la démarche de projet, valorisant la curiosité, le tâtonnement et la prise d’initiative. Aujourd’hui, en cycle 4 (classes de 5e, 4e et de 3e) on trouve par exemple :

On constate que de nombreuses problématisations liées à la question de l’espace et de l’architecture sont régulièrement travaillées en arts plastiques visant à faire acquérir progressivement aux élèves des compétences spécifiquement disciplinaires, et d’autres plus transversales (socle commun[1]), ainsi qu’un registre de connaissances et de vocabulaire précis. Mais ici, nous souhaitons aborder l’architecture comme élément permettant aux élèves de résoudre le problème posé par le professeur.

I.2 Une double orientation théorique

Nos analyses des phénomènes d’apprentissage et d’enseignement s’intéressent aux multiples facettes et finalités du travail enseignant. Si les approches didactiques se focalisent sur les modalités de (co)construction des savoirs reliés aux pratiques culturelles qui les légitiment (Brière-Guenoun, 2017 ; 2018), les approches ergonomiques analysent l’activité réelle des sujets dans des tâches prescrites qu’ils redéfinissent.

Cette approche ergo-didactique cherche à conceptualiser les rapports entre l’activité professorale, l’action didactique et les milieux dans lesquels ils se développent (Espinassy & Terrien, 2018 ; Espinassy, 2019), et nous permet ici de considérer l’architecture comme élément du milieu d’apprentissage. Les cadres théoriques invoqués s’appuient notamment sur la notion de milieu didactique (Brousseau, 1998) et les apports de la théorie de l’action conjointe en didactique avec les notions liées au jeu (Sensevy et Mercier, 2007).

Le cadre de l’analyse ergonomique de l’activité dans une approche historico-culturelle héritière de Vygotski et de Leontiev, considère que les résultats de l’activité humaine constituent des ressources ou des moyens d’action pour l’activité à venir.

Le croisement de ces orientations théoriques questionne la notion de milieu comme espace pluridimensionnel (Brousseau, 1998 ; Sensevy, 2007). Par « milieu », nous entendons aussi une construction chargée d’histoire, de culture, de « social » et de techniques. À la suite de Canguilhem (1947) et de Wallon (1954), nous considérons qu’un être vivant n’est pas simplement situé dans un environnement : il est en relation avec un milieu où il cherche à la fois à se maintenir en vie et à accroître son pouvoir d’agir, ce qui stimule son développement. Ce milieu n’est pas seulement une somme de données physico-chimiques : c’est un carrefour de significations vitales.

À l’école, ce milieu est à la fois un artefact matériel et symbolique, constitué par des objets culturels, des signes ou des outils ; ce qui nous intéresse dans les situations d’enseignement, c’est la conception et l’organisation de « tout ce qui agit sur l’élève ou ce sur quoi il peut agir » (Brousseau, 1998, 32), s’imposant comme une composante non négligeable du système didactique, qui impacte l’enseignant et l’apprenant.

I.3 Jeu didactique

Le jeu didactique (Brousseau,1998, 25-28) fait partie des conditions que crée l’enseignant, en classe, pour que les élèves modifient leurs rapports de connaissance aux objets du milieu.

Cette notion mise en avant par les travaux de Sensevy, à la suite de Brousseau (Sensevy, 2007, 26-29), définit les caractéristiques des jeux d’apprentissage qui posent les règles d’actions didactiques : « définir ; dévoluer ; réguler-adapter ; institutionnaliser-routiniser ».

Cette co-construction des savoirs y est étudiée selon trois plans, appelés « descripteurs de l’action conjointe » (Sensevy & Mercier, 2007) :

Les outils théoriques construits dans la théorie de l’action conjointe rendent ainsi possible l’étude simultanée des actions du professeur et des élèves en lien avec les objets de savoirs mis à l’étude. Cet outillage peut facilement éclairer la façon dont les professeurs d’arts plastiques élaborent des situations d’enseignement lorsqu’il s’agit de situations d’apprentissage relatives à des objets et/ou des savoirs formalisés (description, analyse d’œuvres, de productions, …).

La difficulté est accrue lorsque les élèves vont entrer dans le jeu de la pratique plastique pour développer des stratégies pour résoudre les problèmes posés par le professeur, où les objets de savoirs sont moins directement nommés, et où les rapports topogénétiques peuvent échapper au scenario didactique de départ. Concevoir un « jeu » destiné aux élèves implique que le professeur en définisse les règles en regard de sa connaissance de l’objet d’apprentissage ; le jeu est le résultat d’une transposition didactique interne, qui par l’organisation d’un espace d’appropriation du savoir, donne sens aux apprentissages.

Aussi, il est légitime de s’intéresser à la manière dont le professeur d’arts plastiques « construit le jeu » du point de vue des objets cognitifs, des instruments psychologiques (Vygotski,1997) au moyen desquels il organise son activité et l’adresse aux élèves.

I.4 En Arts plastiques : une didactique ludique

Notre système éducatif vise dans un même élan la transmission des connaissances et la socialisation. Charlot (1997) démontre qu’il n’est pas de savoir sans rapport au savoir (plus exactement « à l’apprendre »), qui est en même temps rapport au monde, à soi et aux autres. C’est une forme d’appropriation du monde (rapport épistémique), mais aussi une forme d’appropriation de soi (rapport identitaire), tout cela restant inscrit dans une réalité sociale déjà là, sous des formes qui préexistent au sujet (rapport social). Pour résoudre le problème du sens, l’école doit faire en sorte qu’apprendre puisse être quelque chose de vivant, tout en faisant comprendre qu’il n’y pas de savoir simple, ni de savoir sans complexité.

En arts plastiques, une forme courante de dispositif pédagogique suscitant la mise au travail des élèves est souvent nommée « incitation ». Elle se présente sous la forme d’une petite phrase, accompagnée ou non de document(s) et/ou de matériaux, qui doivent ensemble servir de déclencheur au cours ; ce qui caractérise l’intérêt de ce dispositif c’est l’enchevêtrement des composantes ergonomiques et didactiques du milieu d’enseignement en arts plastiques et son efficacité en une heure de cours hebdomadaire.

Pour la réalisation, les élèves utilisent les matériaux et outils annoncés dans les consignes et contraintes de l’énoncé (souvent mis en partie à leur disposition par l’enseignant), et disposent de l’espace de la salle de classe, éventuellement de ses extérieurs. Cette façon de mettre les élèves au travail de façon rapide et motivante, est un outil précieux pour des enseignants qui sont à la recherche de dispositifs et formulations porteurs d’un maximum de potentialités didactiques et pédagogiques. En termes d’ergonomie, « l’incitation » est un moyen de prescrire la tâche à réaliser par les élèves et doit susciter leur projet d’action. Il s’agit que ces derniers prennent à leur compte la situation conçue pour eux, par le professeur, sans que celui-ci ne puisse augurer des résultats produits. En résumé, l’enjeu de l’incitation est de pouvoir poser le cadre d’une attente générique, tout en permettant le jeu des attentes singulières ; d’instaurer les règles de l’organisation tout en engageant la subjectivité des acteurs (Espinassy, 2019).

De façon sans doute plus marquée que dans d’autres disciplines, le milieu pour l’étude en arts plastiques est chargé d’objets (matériels – physiques, sociaux, objets de savoir, …), de rapports à ces objets, de relations humaines où une activité multiforme se déploie. Les frontières du milieu didactique sont poreuses et les élèves y importent souvent des objets imprévus, des rapports spécifiques ; ainsi, en s’appropriant le milieu proposé par le professeur, ils le transforment (cf. Annexe 1).

C’est en tenant compte de l’ensemble de ces points relatifs au milieu d’apprentissage et au jeu didactique que nous abordons les cas suivants où l’architecture prend place ; le premier montre combien l’espace et la matérialité de la salle d’arts plastiques est un acteur majeur du milieu didactique de cette discipline, les suivants considèrent l’ensemble de l’espace du collège.

II Études de cas

II.1 La salle de classe d’arts plastiques

II.1.1 Un déluge extraordinaire

Nous avons analysé une situation d’enseignement en arts plastiques sous divers aspects (Espinassy, 2016) pour reprendre ici celui qui concerne le rôle la salle de classe dans la mésogenèse du cours.

Il s’agit d’une classe de 6e, d’une vingtaine d’élèves, au second trimestre, dans un collège en zone d’éducation prioritaire, équipé d’une petite salle d’arts plastiques. La professeure propose l’incitation suivante aux élèves :

« Un déluge extraordinaire se produira, lors du prochain cours, dans la classe d’arts plastiques ; vous utiliserez au maximum les objets qui s’y trouvent ».

L’analyse des échanges professeur-élèves permet de comprendre comment s’élucide en classe le problème inattendu du « déluge », en s’emparant des enjeux de ce qui est permis à et par la fiction, pour concevoir des transpositions envisageables dans le domaine plastique. Le projet se précise et les élèves concluent que pour donner l’impression d’un déluge, il faut que ce soit « spectaculaire, et impressionnant », à moins que, du fait du caractère « extraordinaire » de ce déluge précisé dans l’incitation, il suffise qu’il soit tout simplement « imaginaire » comme le suggèrent quelques élèves.

Le professeur rappelle qu’il y a des obligations qui cadrent l’action (par exemple : utiliser un objet en volume) associées aux exigences des programmes d’enseignement (il s’agit que les élèves « découvrent le potentiel d’expression offert par le caractère concret, matériel et poétique de l’objet quand il est abordé d’un point de vue artistique » (Prog. 6e BO. N°6 28/08/08).

La notion de projet est un vecteur privilégié en arts plastiques pour soutenir, individuellement et collectivement, des apprentissages et encourager l’élève à manifester progressivement ses aspirations et ses idées, à les développer et les réaliser, en s’en donnant les moyens. Le professeur ne réduit pas l’évaluation à la notation du résultat visible des réalisations plastiques ; en prenant appui sur les observables dans les productions, mais également dans le discours produit à leur sujet, il évalue les actions, les attitudes, le raisonnement, la distance réflexive de l’élève. La pratique de la « verbalisation » est donc constante en arts plastiques.

Lorsque les élèves exposent leur projet, l’enseignant revient systématiquement sur les consignes de départ : « où dans la classe ? », et « pourquoi ce choix ? ».

Quelques descriptions de productions plastiques permettent d’apprécier le type de réponse que sont capables d’apporter des élèves de 6e (cf. Annexe 2).

Projet 1. Les élèves proposent d’installer leur travail sur un rebord de fenêtre ; ils sont capables d’argumenter, et ils ont anticipé les conséquences de leurs choix en termes plastiques : les problèmes liés aux rapports d’échelle, au point de vue du spectateur, aux contrastes statique/mouvement, intérieur/extérieur sont envisagés, ainsi que la place et le rôle du photographe qui gardera trace de leur projet.

Projet 2. Trois élèves expliquent qu’ils veulent prendre un seau avec des petits jouets qui flottent et vider une bouteille d’eau : « ça fera comme une grosse douche, une trombe d’eau ».

Prenant vite conscience que l’espace restreint d’un seau n’est pas adapté, ils orientent leur projet vers les longs lavabos de la classe dont l’usage est partagé par tous et qui sont un repère fort dans la salle d’AP. Pourquoi aller chercher de l’eau ailleurs alors qu’elle peut couler à flot, et qu’il suffit de jouer sur le contraste d’échelle avec de « petits jouets » pour donner l’impression du déluge ? Ainsi, ils transforment le rapport aux autres et au monde qui les entoure, notamment par l’usage nouveau du lavabo.

Projet 3. Ce groupe annonce qu’il s’agit « d’une histoire » où le déluge sera le personnage principal qui y jouera un rôle extraordinaire ; il propose une fiction et imagine les moyens de la mise en scène pour en « donner l’impression » en faisant « entrer le vent dedans ». Remarquons que, comme le premier groupe qui avait repoussé les limites physiques de la classe en imaginant que l’on en voit l’extérieur dans leur production, ce troisième groupe va jusqu’à faire intervenir les éléments météorologiques externes dans son projet qui s’apparente à une architecture.

D’autres propositions, toutes différentes, ont été faites par les autres groupes, témoignant ainsi du fait que les mots de « l’incitation » associés au cadre de la salle de classe ont fait l’objet d’une spéculation collective et individuelle en regard des contraintes du contexte que les élèves se sont appropriées pour les transformer en outils pour agir.

II.1.2 Fonction didactique de la salle de classe

L’incitation « Déluge extraordinaire » (comme bien d’autres[2]) met au cœur de son dispositif la salle de classe, agissant comme instrument médiatisant entre l’activité de l’enseignant et celle des élèves en considérant le « ici et maintenant » de leur action conjointe, soit : 55 minutes de cours hebdomadaire, 25 à 30 élèves dans une salle de classe plus ou moins bien équipée. Le rapport instauré par l’incitation à la salle de classe spécialisée lui donne le statut à la fois de contrainte et de gisement de ressources.

Rappelons que la formulation complète de l’incitation est : « Un déluge extraordinaire se produira, lors du prochain cours, dans la classe d’arts plastiques ; vous utiliserez au maximum les objets qui s’y trouvent ». Il est donc attendu que cette salle soit le lieu des expériences individuelles et collectives ; sa réalité spatiale, architecturale, mobilière est susceptible d’être transformée au gré de l’imagination des élèves pour construire de nouvelles réalités.

Dans les productions des élèves en réponse à « Déluge extraordinaire », les éléments de « la réalité » sont en grande partie issus des ressources de la salle de classe qui ne présente aucun équipement sophistiqué ; elle est par contre agencée par le professeur pour permettre la production plastique des élèves, dont on a compris qu’elle pouvait revêtir des formes très variées. Cette salle rectangulaire présente sur ses grands côtés, d’une part, étagères basses remplies de bacs de petits matériaux le plus souvent récupérés (ficelles, tissus, magazines, éléments naturels…) surmontées par des fenêtres, et d’autre part, de grands panneaux d’affichage des travaux bidimensionnels. L’un des petits côtés est consacré au bureau du professeur, à l’ordinateur, au matériel de projection, au tableau sur lequel peut se superposer un écran de projection ; des lavabos et du matériel de peinture occupent l’un des coins, et des armoires contiennent certains outils ou médiums que les élèves peuvent demander si besoin. Le fond de la classe est occupé par une longue desserte destinée au séchage des travaux, à des bacs de matériaux encombrants (cartons, papiers divers, …), à des étagères présentant les productions en volume des élèves. Quatre grandes tables occupent le centre de la salle autour desquelles s’installent 5 à 6 élèves selon l’effectif des classes.

L’organisation artefactuelle et sociale de cette salle constitue un milieu spécifique qui offre les conditions nécessaires à l’appropriation des contraintes de réalisation transformées en outils pour agir ; elle crée un système de contraintes et de ressources dans lequel vont évoluer les élèves pour donner des formes matérielles à des mots, des associations d’idées, etc. (Espinassy & Saujat 2016).

D’un point de vue didactique, cette salle revêt de multiples dimensions (cf. Annexe 1).

Au plan mésogénétique :

Au plan topogénétique :

Cette salle régit le système des règles de fonctionnement en son sein qui sont dictées par des nécessités de l’action didactique. Ces règles indispensables pour se partager les outils communs, (matériel, techniques, références, postures …), ne sont pas seulement « disciplinaires » au sens du maintien de l’ordre ; elles le sont aussi au sens de la discipline enseignée, car elles sont constitutives de l’activité de travail (Espinassy & Saujat, 2016).

II.2 Éléments architecturaux et structure extérieure de l’établissement scolaire

À l’occasion d’une étude menée à propos de l’usage de la photographie en cours d’arts plastiques, en contexte difficile (Espinassy, 2018 ; 2020), nous avions constaté que de nombreuses réponses d’élèves aux incitations de leur professeur incluaient « le collège » en tant que cadre architectural acteur de la situation. En voici deux exemples.

2.1 En Sixième : « Le collège n’est pas de ce monde »

Cette proposition vise à ce que les élèves nouvellement arrivés au collège, ouvrent littéralement les yeux sur leur environnement et trouvent des stratagèmes simples mais pertinents pour « faire croire que » le collège n’est pas de ce monde. Il est donc attendu que les élèves établissent, par le biais de la photographie, un rapport entre réel architectural, vécu quotidien de collégien et fiction.

La situation est ludique car elle pousse soit à des mises en scènes rapides, soit à des perturbations de la perception habituelle des lieux, et in fine, à une sorte de concours de la « photo mystère ». Les productions sont accompagnées de quelques mots que les élèves ajoutent en guise de titre ou de commentaire. En voici quelques exemples (cf. Annexe 3).

Une photographie présente une sorte de gouffre vertigineux ; il s’agit en fait d’un escalier photographié d’en haut, en vue très plongeante, mais présenté le bas en haut. L’élève explique ses choix : « Un cadrage, un peu de flou, à l’envers… ». Une autre montre un couloir où des élèves tapent à toutes les portes en semblant vouloir s’échapper ; nous sommes selon le-les auteur-s « Dans un lieu en pleine panique… ». Un gros projecteur est montré en plan rapproché, à contre-jour, floutant ses contours mais révélant sa structure métallique, le faisant ressembler à une soucoupe volante ; on est : « Dans un film de SF… ». Par des jeux de repérage de matériaux et d’inversion d’image, ou de fixation sur les éclairages et les couleurs, d’autres élèves nous emmènent « dans un chalet au ski » ou « en boite de nuit ».

2.2 En Cinquième : « Mes points de vue, c’est mon point de vue »

En début de séance, la polysémie du terme « point de vue » a été mise en évidence, jouant de la coïncidence ici entre une caractéristique plastique consciente et déterminée, et une opinion, un avis porté. Un ensemble de trois images associées doit permettre aux élèves d’exprimer ce qu’ils souhaitent évoquer de la réalité sociale, humaine, spatiale, temporelle, etc. du collège.

En réponse, un trio d’image se focalise sur l’aspect carcéral du collège : les cadenas sous divers angles, avec gros plan sur le métal rouillé, et au centre un plan plus large montrant un élève qui tente de se glisser entre deux grilles. Le commentaire indique que « l’École c’est zonzon » (pour signifier la prison). Un autre ensemble présente trois monochromes rouge-jaune-vert où l’on perçoit la matérialité de la peinture en bâtiment sur le crépi : « Le collège c’est trois mêmes couleurs tout le temps, partout ». Une autre triade autre affiche qu’« ici, c’est moi le boss » en alternant des effets visuels traduisant la menace ou la domination en se servant de vues prises depuis les coursives encadrant la cour de récréation (cf. Annexe 4).

II.3 Qu’apprendre en jouant avec l’architecture ?

Dans les exemples décrits, l’architecture apparaît comme un élément révélateur de la forme du projet des élèves en permettant, d’une part, de le matérialiser en passant de l’intention à sa trace visible et, d’autre part, d’en faire l’objet d’un partage social avec d’autres. L’architecture de l’établissement, en tant que base commune partagée, accélère les interrelations élève/enseignant et élève/élèves en facilitant la mutualisation rapide des réflexions et l’émulation de la classe. Elle est le cadre qui permet aux élèves de se mettre en scène, de jouer de leurs affects et de leurs expériences, d’accéder au statut d’auteur par l’exploration de territoires, de situations inédites à l’école. Dans le contexte très restreint d’un cours d’arts plastiques, le cadre architectural permet à la fois de renforcer l’unité de lieu, de temps et d’action et de considérer l’ensemble de l’espace scolaire pour donner du sens aux savoirs enseignés en contexte, et pour instaurer des rapports au monde, aux autres et à soi, dans une visée d’éducation démocratique au sens où l’entend Dewey (1916).

Au-delà de ces généralités, de nombreuses compétences spécifiques aux arts plastiques sont travaillées par le rapport à l’architecture, parmi lesquelles on peut citer :

Pour résumer, l’architecture, en rapatriant le « concret » de sa structure dans la classe d’arts plastiques, autorise les élèves à passer à l’action, les motive tout en les incitant à respecter une logique de gestion de groupe, et les invite au dialogue, dans une perspective d’éducation à la citoyenneté.

Conclusion

Nos travaux montrent que malgré le peu d’intérêt architectural des collèges où se déroulent les dispositifs d’enseignement décrits, ces espaces favorisent néanmoins les interactions, le développement de l’estime de soi, de l’empathie, de la créativité ou la valorisation de la coopération entre les élèves.

Sensevy (2011) plaide pour une « reconstruction de la forme scolaire », resituant l’école dans la société ; si l’on ne retient que le contenant bâti de la « forme scolaire » (Vincent, 1994), on s’aperçoit que l’architecture joue comme une sorte de structure d’une grammaire commune, qui offre un arrière-plan collectif qui permet de saisir la logique que nous attribuons à nos actions et de leur donner sens. Cette grammaire est liée à la pratique et au réseau d’usages de celle-ci, dans une conception de l’apprentissage où le savoir acquis par l’élève est considéré comme une puissance d’agir, et où le jeu didactique qui est au départ le même pour tous, permet au cours de l’activité de différencier le parcours accompli par chaque élève.

Le milieu, notamment matérialisé par l’architecture, est rendu problématique aux élèves par le jeu proposé par l’enseignant qui les invite à prendre position, à plusieurs sens du terme : spatialement, socialement et relativement à un système de valeurs. Cette façon d’apprendre pousse les élèves à reconsidérer leur manière de voir les faits, à prendre une distance par rapport à ce qu’ils avaient coutume de pratiquer, et espérons à terme, à s’émanciper.

La didactique des arts plastiques invite les élèves à considérer les lieux dans lesquels nous vivons, apprenons, travaillons, non plus comme de simples décors mais plutôt comme un levier au service d’actions potentielles. Elle les incite à se saisir des lieux disharmonieux du collège, à les détourner, à les ré-enchanter, nous rappelant ainsi que certains endroits, tels que la cour de récréation et les espaces interstitiels sont souvent laissés pour compte par les architectes et par les politiques éducatives et vécus comme anxiogènes par les usagers. En explorant les problématiques d’espace « fermé / ouvert », l’enseignement des arts plastiques fait émerger la dialectique « école sanctuaire » / « espaces de liberté » entre des conceptions régies par des critères d’organisation et de sécurité et des jeunes en devenir, en attente d’espaces de liberté et d’échanges pour apprendre.

On comprend que l’espace scolaire n’est jamais neutre, historiquement, il signe les orientations pédagogiques et les choix politiques d’une époque, il en rend manifeste les valeurs collectives.

Aujourd’hui, la relation de l’individu à son environnement dans le cadre scolaire est questionnée autant dans la manière dont il affecte les modes de penser, d’organiser et de dispenser les savoirs que dans sa fonction sociale et politique (cf. les travaux du laboratoire BONHEURS[3]).

Le potentiel didactique de l’espace scolaire mérite donc d’être pris en considération dans les projets de construction de futurs établissements dans une visée du mieux-vivre et du mieux-apprendre ensemble, rejoignant ainsi la définition de la santé de Canguilhem (2002, 68) liée à la question du développement du pouvoir d’agir : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi ».

Références

M.E.N. Éducation Artistique et Culturelle (B.O. N°28, 09/07/2015). http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=91164M.E.N. Socle Commun de Connaissances de Compétences et de Culture. (B.O. n° 17 du 23 avril 2015) http://cache.media.education.gouv.fr/file/17/45/6/Socle_commun_de_connaissances,_de_competences_et_de_culture_415456.pdfSensevy, G. (2007). Des catégories pour décrire et comprendre l’action didactique, Agir ensemble. L’action didactique conjointe du professeur et des élèves, G. Sensevy & A. Mercier (dir.), Rennes : PUR. 13-49.Sensevy, G. (2011). Chapitre 9. Dispositifs didactiques et reconstruction de la forme scolaire. Dans G. Sensevy, Le sens du savoir : Éléments pour une théorie de l’action conjointe en didactique (pp. 291-640). Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.Sensevy, G., et Mercier A. (2007). Agir ensemble. Rennes : PUR.Vincent, G. (1994, Dir.) L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. Lyon : PUL.Vygotski, L.S. ([1934] – 1997). Pensée et langage. Paris : La Dispute (réedition, 1885, 1997) 3ème : 2002)Wallon, H. (1954/1969). « Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant ». Enfance, numéro spécial, p. 287-296.

[1] SCCC : Socle Commun de Connaissances de Compétences et de Culture. (B.O. n° 17 du 23 avril 2015

[2] Par exemple « Petit insecte cherche abri dans la salle d’arts plastiques » (cf. Espinassy, 2008).

[3] BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Éducation, Universalité, Relation, Savoirs), Université de Cergy-Pontoise.