Le tiers-foncier

Écrit par
Marion Serre

Résumé :

Cette recherche est née d’une interrogation sur les décalages existants entre la forme, le statut de propriété et l’usage du foncier non bâti, à l’origine d’une catégorie d’espaces communément nommés les délaissés urbains. Nous nous sommes interrogés sur l’introduction d’une notion, le tiers foncier, qui permettrait de définir cet état transitoire du foncier échappant aux cadres de la ville normée.

Pour la fonder, nous avons croisé l’analyse de ses formes, statuts et usages, dans le centre et la périphérie de Marseille. Il s’agissait de questionner les corrélations possibles entre les contextes morphologiques et sociaux. Le tiers foncier est apparu comme le support de plusieurs enjeux, en particulier l’habitat précaire, l’espace collectif et la biodiversité. Parallèlement, nous nous sommes interrogés sur les rapports de force, les négociations, les stratégies, tactiques et initiatives à l’œuvre et, delà, sur l’introduction de manières d’agir. Pour cela, nous avons mis en œuvre des procédures de recherche-action. Cette recherche identifie le tiers foncier non comme « un vide à remplir par du projet », mais plutôt comme l’un des constituants de la ville d’aujourd’hui, support d’un développement urbain informel qui ne fige pas la parcelle dans une forme pérenne, mais qui la fait évoluer en fonction des actions de transformation mises en œuvre par les citadins, des décisions prises par les propriétaires et des aléas budgétaires. In fine, l’un des enjeux majeurs du tiers foncier consiste à explorer des chemins de traverse qui permettraient le développement de processus d’appropriation, sans pour autant contribuer à la réduction des marges de manœuvres des citadins.

Le tiers foncier

 

En 2013, je commence un mémoire parcours recherche et un diplôme en architecture avec un intérêt croissant pour ce que l’on appelle l’envers des villes, les creux ou encore les interstices au sein desquels se glissent des pratiques, souvent invisibles et parfois mêmes invisibilisées par un environnement codifié, des représentations formatées, des politiques normalisées. Je pars alors en exploration sur le territoire marseillais, je trouve des lieux chargés de sens et d’histoire – les traces des bidonvilles des années 50 – et d’autres, qui semblent en latence, comme en attente de quelque chose.

Lorsque je présente ces découvertes à mon directeur, Stéphane Hanrot, une intuition commune se profile. Il existerait un état transitoire du foncier, échappant aux cadres spatiaux, statutaires et sociaux de la ville normée : le tiers foncier. Cette première piste de réflexion s’est enrichie au contact de Muriel Girard, avec qui nous nous sommes interrogés sur les corrélations possibles entre les contextes morphologiques et sociaux que pourrait révéler l’analyse du tiers foncier. Cela m’a conduite à formuler l’hypothèse du tiers foncier comme révélateur des rapports de force, stratégies, tactiques et initiatives à l’œuvre dans ces différents contextes et, delà, comme espace d’expérimentation. Commence alors l’aventure de la thèse, dont les objectifs ont été de vérifier l’existence de ce tiers foncier, de fonder théoriquement ce nouveau concept, de le confronter à la réalité du terrain marseillais et de tester son caractère opératoire. Pour cela, j’ai ouvert et mené parallèlement trois chantiers de recherche, correspondant aux trois grandes parties de cette thèse.

 

Un chantier théorique

Le chantier que j’ai présenté en premier consistait à retracer l’histoire de la formation du tiers foncier à partir de la Révolution Industrielle, considérée comme une période significative d’un changement de rapport entre les espaces bâtis et non bâtis. Ce travail théorique constitue les fondations de la recherche. Il m’a permis de comprendre l’évolution des formes et des représentations du vide dans le temps long de l’urbanisation et de situer le tiers foncier par rapport à l’ensemble des notions et concepts ayant été inventés pour définir un foncier dont le mode de gestion est indéterminé. J’ai identifié trois temps, marqués par des changements de formes, d’usages et de représentations du vide :

  • Le vide comme remède : Avant la fin du XIXème siècle, la forme du vide était déterminée par le bâti et correspondait à des places et des rues, mais les processus d’urbanisation commencent à générer des restes difficiles à aménager. A cette époque charnière (entre le XIXème et le XXème), le vide est à la fois considéré comme un remède à l’insalubrité des villes (vide hygiénique) et commence à faire l’objet de diverses critiques. Les penseurs du mouvement culturaliste dénoncent notamment l’inesthétique due à leur caractère résiduel et les problèmes de gestion qu’ils posent. Les notions de reste, d’irrégularité, de marge témoignent du fait que la fabrique de la ville est en train de changer et que les modalités de gestion des terrains vont être modifiées, préfigurant ainsi l’apparition du tiers foncier.
  • Le vide comme fléau : Ces critiques se sont particulièrement accrues à partir des années 50 et ce, pour trois raisons principales : la construction de grands ensembles, le développement des infrastructures et la désindustrialisation. Différentes notions telles que les frontières désertes, les friches, les délaissés apparaissent alors pour qualifier ces nouveaux espaces non bâtis, dont le tiers foncier est le descendant.
  • Le vide comme opportunité : A partir des années 90, on assiste à un renversement progressif des représentations. Le vide, en particulier si son statut est indéterminé, devient un potentiel pour le développement de pratiques citadines, de projets innovants et de la biodiversité. De nouveau, les concepts évoluent : on parle alors de terrains vagues, d’interstices, de tiers paysage, définis comme de véritables opportunités dont l’indétermination constitue la valeur positive.

Revenir sur l’ensemble des notions ayant contribué à l’histoire des vides a montré que chaque époque est marquée par des phénomènes d’urbanisation spécifiques, traduits par des concepts que les praticiens et les théoriciens font évoluer, décomposent et recomposent pour rendre compte des réalités de leur temps. Cette exploration théorique nous a permis de construire « un arbre des concepts », permettant de situer le tiers foncier par rapport aux autres. Ce travail de classification avait pour objectif de tester l’originalité et d’identifier les spécificités du tiers foncier en regard des concepts existants.

 

  • Un concept original : Il ressort de ce travail que le tiers foncier n’équivaut à aucun autre concept. Soit il rend compte de situations plus spécifiques (par exemple il est un cas particulier des espaces non bâtis), soit, à l’inverse, il apporte un éclairage plus général (par exemple, le tiers paysage est un cas particulier du tiers foncier).
  • Des caractéristiques propres : L’une des spécificités du tiers foncier par rapport aux autres concepts repose sur le croisement de l’analyse des caractéristiques morphologiques, sociales et statutaires. Il a aussi une spécificité liée à la discipline de l’architecture et, de fait, au projet : sa visée opératoire, ayant pour objectif d’identifier des éléments explicatifs de l’état d’indétermination du foncier et d’envisager des manières d’agir sur.

 

Un chantier empirique

De manière à l’éprouver en situation concrète, j’ai ouvert dans le même temps un autre chantier sur le terrain marseillais, exposé dans la seconde partie de la thèse. Les aller et retour entre les deux approches (théorie et empirie) ont montré que le tiers foncier permet de décrire, expliquer et comprendre une situation réelle et de la théoriser. En effet, par le croisement d’une enquête intensive (6 parcelles) et d’une enquête extensive (739 parcelles), j’ai affiné la définition du tiers foncier en tant que modèle et en ai défini les typologies aux plans de la morphologie (morphotypes : linéaire, polygonal, conglomérat), des statuts (uni-propriétaire, de riveraineté, multipropriétaire et sans propriétaire) et des enjeux sociaux (habitat précaire, réappropriations collectives, biodiversité). Cette analyse m’a permis de valider l’hypothèse du tiers foncier comme révélateur de corrélations entre le contexte morphologique et le contexte social. Effectivement, on ne retrouve pas les mêmes formes, les mêmes usages, ni les mêmes statuts de propriété du tiers foncier en fonction de sa localisation dans le centre ou dans la périphérie de Marseille. Par ailleurs, l’analyse cartographique a mis en évidence une relation étroite entre la localisation du tiers foncier et celle des quartiers prioritaires, alimentant le débat sur les politiques de gestion des personnes considérées indésirables, souvent du fait de leur situation précaire.

Ce second chantier de recherche, nous permet aujourd’hui de définir le tiers foncier comme un espace de ressources et de controverses pour les acteurs institutionnels et non institutionnels de la ville. Il est le lieu par excellence des rapports de force, des négociations et des résistances à partir desquelles la ville se fabrique et met au jour les éternelles oppositions entre acteurs dominants et acteurs dominés, entre gagnants et perdants des processus d’urbanisation. En cela, le tiers foncier apparait comme un outil conceptuel permettant d’éclairer certains mécanismes de la fabrique de l’urbain en termes d’espaces, de statuts de propriété et de pratiques urbaines :

 

  • Du point de vue morphologique, le tiers foncier est un « entre-deux » : un foncier singulier pris entre deux fonciers de type régulé.
  • Du point de vue statutaire, le tiers foncier est un foncier échappant à la trame normée de la législation et des documents d’urbanisme.
  • Du point de vue des usages, le tiers foncier est révélateur d’états transitoires du foncier, définis par les pratiques et les processus d’appropriation développés par les citadins, au verso de la ville légale.

 

Un chantier opératoire

Dès le départ, j’ai choisi de mener de front une recherche sur l’objet « tiers foncier », et une recherche par la mise en projet du tiers foncier. Ce choix a été conforté par les résultats de l’enquête extensive et de la recherche automatisée du foncier, ayant mis en évidence un nombre conséquent de parcelles en état de tiers foncier. Le troisième chantier a donc été consacré à la recherche action. L’objectif de cette démarche était de tester l’opérationnalité du concept du tiers foncier, mais aussi d’enrichir les réflexions portées sur les méthodes de recherche action menées dans le domaine de l’architecture, en particulier concernant la mise en projet et l’expérimentation de conduites à projet participatives. Sachant que ce champ a fait l’objet de nombreux travaux, j’espère avoir apporté une pierre à l’édifice, en ayant pointé les spécificités locales, les apports et les limites de ces expériences :

  • Au plan statutaire, l’état d’indétermination du foncier est apparu propice à l’expérimentation et ce, davantage dans les quartiers périphériques que dans les quartiers centraux. Cela s’explique en partie par la différence de pression foncière entre les deux secteurs. A Marseille, les tiers fonciers du centre-ville sont des objets de convoitise pour de nombreux acteurs publics et privés, alors que ceux situés en périphérie constituent plutôt des fardeaux coûteux et des sources de problèmes face auxquels les propriétaires sont souvent démunis. Dans ce contexte, la recherche action sur ce type d’espace et par le projet a été perçue par la plupart des acteurs concernés comme une opportunité pour tester des manières de faire, parfois décalées de leurs modes de fonctionnement habituel. Cependant, nous avons observé que la gestion finale du foncier reste une question qui revient aux acteurs institutionnels et dont la résolution dépend de leur engagement sur le territoire et pour les populations qui l’habitent.
  • Au plan spatial, les procédures de recherche action rendent compte de l’existence d’une réserve foncière informelle constituée par le tiers foncier, potentiellement mobilisable pour faire du projet et améliorer le cadre de vie des habitants. En effet, les exemples de mise en projet du tiers foncier développés ici montre que le tiers foncier en tant qu’objet et que le projet en tant que conduite et pratique sont des producteurs de connaissances sur la capacité des lieux à muter ou non, en prenant en compte la pluralité des pratiques et des processus d’appropriation à l’œuvre.
  • Au plan social, l’indétermination du tiers foncier a aussi été propice à l’expérimentation de projets négociés entre les acteurs, fondés sur des hybridations originales de compétences entre les acteurs institutionnels, professionnels, associatifs et habitants. Dans des contextes marqués par le conflit, la reconnaissance mutuelle des compétences et des savoirs de chacune des sphères d’acteurs permet la création d’organisation transitoire et d’établir des directions corrélées à partir d’objectifs divergents.

 

Pour conclure ce troisième chantier, les possibilités et les conditions de transformation du tiers foncier reposent en grande partie sur les quatre piliers suivants :

 

  • Assouplir le droit de propriété : en permettant des occupations temporaires ou pérennes, ne correspondant pas à la vocation initiale du terrain.
  • Débloquer des budgets permettant une transformation effective et visible de l’espace, apportant une qualité supplémentaire au quartier.
  • Mettre en place d’un mode de gestion spécifique à l’espace concerné, éventuellement collective.
  • Impliquer différents publics dans la conduite à projet. Dans le cadre d’une recherche sur la transformation d’un espace, l’enjeu est double : il s’agit d’impliquer les usagers dans le processus de recherche et dans la transformation réelle de l’espace. Pour cela, les ateliers pédagogiques et de voisinage sont apparus comme des outils puissants, ayant permis de remettre les acteurs en contact et de réorienter le débat vers la participation effective des habitants aux projets, plutôt que vers la concertation. La mise en œuvre de ce type d’outils de partage permet aussi créer des supports visuels, qui améliorent la communication entre les acteurs.

 

Tester des manières d’agir dans un contexte réel m’a ainsi permis de construire des ponts entre des mondes qui ne se côtoient pas habituellement et, dans une certaine mesure, de rendre utiles mes compétences de jeune architecte et mes connaissances de doctorante aux personnes avec lesquelles j’ai travaillées. Réciproquement, la conduite de ces processus de recherche-action m’a permis d’enrichir mes compétences, à la fois par la pluralité des postures que j’ai adoptées (doctorante, architecte professionnelle, acteur associatif engagée et, parfois, militante) et par la découverte du rôle de médiateur que peut jouer l’architecte dans la mise en projet et les conduites à projet participatives. Au plan méthodologique, la porosité des frontières entre la recherche et l’expertise, entre la recherche et l’engagement, entre la recherche et la demande sociale se sont avérées parfois risquées, mais riches d’apprentissage et essentielles à la fabrication de cette thèse.

L’ensemble de ce travail de recherche nous a permis de confirmer l’hypothèse du tiers foncier comme un outil conceptuel et opératoire, permettant d’identifier des situations singulières morphologiques, statutaires et d’usages du foncier et d’envisager leur transformation ou leur préservation. Dans un contexte marqué par différentes crises généralisées (économiques, migratoires, environnementales), cette réflexion sur le tiers foncier espère avoir modestement alimenté les débats sur la fabrique contemporaine de la ville.

une marion

 

L'auteur
Marion Serre

Marion Serre est architecte, chercheur et enseignante à l’ENSA•Marseille. Son travail de recherche s’intéresse à l’implication des habitants et, plus particulièrement, à la construction de compétences collectives entre l’ensemble des acteurs impliqués dans la fabrique des territoires urbains, périurbains et ruraux.

Ses articles

Extrait de la revue

1
La recherche à l’ENSA•M
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