Dans le cadre de la rédaction du numéro 61 de la revue Rives Méditerranéennes, Christelle Gramaglia et Matthieu Duperrex ont réuni dix articles relatifs aux enjeux posées par les questions environnementales dans le contexte du golfe de Fos-sur-Mer (13). On se rappelle effectivement le gigantisme de l’opération qui a concerné la construction de la ZIP[1] dans les années soixante, à l’occasion de laquelle deux fois 7.500 hectares ont été soustraits à des zones marécageuses vierges. Sur ce territoire, l’industrie a non seulement transformé les paysages, mais également le fonctionnement intime des lieux jusqu’à les rendre infréquentables par leurs habitants[2].
Il s’agissait donc dans ce numéro consacré à ce territoire très spécifique de renseigner l’histoire de la construction de la mobilisation environnementale depuis 200 ans. Effectivement, les implantations industrielles sur ce territoire des confins ne datent pas de l’après-guerre mais remontent aux premières industries liées à l’exploitation du sel. Leur présence a dès le départ engendré un rapport de forces permanent, inégal et violent, imposant les impacts des activités aux populations concernées, qui ont développé en retour des modes de mobilisation collectifs, expliquent Xavier Daumalin et Christelle Gramaglia.
Mais si le développement de l’activité pétrolière sur la côte provençale résulte de la conjonction de plusieurs facteurs liés à l’origine de la ressource moyen-orientale du pétrole à partir du début du XXème siècle, puis à l’installation de trois raffineries dès 1928 sur les rives de l’étang-de-Berre, l’attention à la pollution maritime ne date, elle, que d’après-guerre. Elle s’est ensuite formalisée à l’occasion de la convention internationale MARPOL 73/78 du 2 octobre 1983 [3] qui a obligé à déclarer tout rejet en mer provenant d’un navire. Fabien Bartolotti dresse alors une histoire de la politique environnementale conduite par le port de Marseille depuis 1968, à partir du moment où les importations de pétrole ont atteint 85 % du contenu du volume des échanges.
La construction du complexe industrialo-portuaire de Fos a donc effectivement démarré dans les années 1965, et dès 1971, un Secrétariat Permanent pour les Problèmes de Pollutions Industrielles (S3PI) a été créé afin d’assurer un suivi et une police de la pollution locale. Dans le contexte de la loi contre la pollution atmosphérique et les odeurs du 2 août 1961, puis de celle sur la pollution de l’eau du 16 décembre 1964, et enfin de la rédaction des « Cent mesures pour l’environnement », en juin 1970, Xavier Daumalin s’est intéressé aux moyens, aux enjeux et aux pouvoirs de cet organisme circonstancié, inédit et exemplaire, qui s’inscrivait dans une région considérée, « de Marseille jusqu’à la Camargue, comme le test de la politique française de l’environnement »[4].
De son coté, Aurélien Allouche s’est penché sur les mobilisations citoyennes relatives à la réhabilitation écologique de l’étang de Berre entre 1988 et 1992. Elles avaient pour ambition d’arracher l’étang à sa vocation industrielle suivant trois stratégies. La première passait par une reterritorialisation de l’étang afin de renverser la logique de la planification fonctionnaliste portée par l’aménagement étatique. La seconde envisageait un renversement du paradigme économique industriel en le délocalisant au bénéfice du développement d’une économie de proximité. Enfin, dans un troisième temps, le militantisme syndical allait être mis au service des nouvelles perspectives écologiques.
Mais quand un territoire réunit quarante et un sites industriels classés Seveso[5] tout en accueillant plusieurs de dizaines de milliers d’habitants, les lieux de conflits sont multiples. Claire Osadtchy s’est intéressée aux formes et aux termes de ces conflits, ainsi qu’à l’apparition de la notion de « concernement » environnemental. Comment se sont notamment exprimées les implications environnementales dans le contexte de la contestation des deux projets assez récents, d’implantation d’un nouveau méthanier sur la dernière plage publique de Fos (mis en service en avril 2010), ou bien du nouvel incinérateur de l’agglomération de Marseille (mis en service en janvier 2010) ?
Ce sont également les attachements territoriaux persistants qui ont mobilisé Christelle Gramaglia et Emilie Duchêne. Comment l’habitabilité des lieux s’est-elle malgré tout maintenue dans ce contexte d’industrialisation généralisée et de pollution avérée ? Comment les pratiques domestiques ont-elles alors évolué dans leurs relations au danger et au risque ? Et comment les habitants s’accommodent-ils de la pollution en continuant à habiter ces lieux ? On note dans ces contextes très particuliers l’apparition de nouvelles formes de connaissances et de tactiques de vie qui permettent d’organiser un quotidien acceptable.
Par ailleurs, il existe désormais sur ce secteur un « cadastre des maladies environnementales », dont rend compte Marc Andéol, et qui pointe sur Google Maps les micro-milieux ayant été la cause directe d’au moins un cas avéré de maladie grave. Ce cadastre, constitué par onze médecins volontaires, réunit les informations collectées jour après jour, selon une procédure rigoureuse, et informe sur les effets des conditions d’exposition aux substances toxiques connues. Réalisé entre 1994 et 2016, il a permis de construire un répertoire de connaissances relatifs à la nocivité de chaque substance dans des contextes particuliers, mais également de distinguer les maladies professionnelles des maladies générées par le milieu de vie.
Il existe également des zones humides directement connectées à l’étang de Berre qui constituent des zones naturelles endommagées. Située à l’aval d’un bassin versant anthropisé, une contamination diffuse et récurente de sédiments a été identifiée dans la zone humide de la Palun. Quelles perspectives de résilience du marais sont alors envisageables dans le contexte d’une pollution chronique constatée ? La réalisation d’une zone humide artificielle en amont du marais est un projet qui permettrait sans doute de contribuer à l’épuration des eaux, mais sa mise en œuvre reste complexe dans le contexte de l’intégration des usages et des attentes multiples, et souvent divergents, entre les différents acteurs du territoire. Par ailleurs, quel va être l’état de référence recherché, et pour quelle durabilité ? Carole Barthélémy et ses collègues nous informent ici sur la réparation possible des atteintes environnementales dans le contexte socio-économique contraint de l’étang de Berre.
Enfin, Philippe Chamaret suit, depuis sa création en 2010, l’activité de l’Institut Ecocitoyen (IECP)[6], qui étudie les effets des pollutions sur l’environnement et la santé suivant un principe participatif. Créé à l’occasion de la mobilisation des habitants de Fos-sur-Mer contre le projet d’incinérateur, les quarante structures associatives initialement mobilisées voulaient avoir des informations sur les impacts cumulés des différentes pollutions sur les habitants. Il s’agit bien ici de montrer à quel point ces territoires industrialisés sont vulnérables, mais également de former la population à l’évaluation de la pollution.
Au final, ces dix contributions d’origines disciplinaires diverses construisent un paysage riche et très dynamique de cette portion du territoire terriblement affectée par les impacts environnementaux de l’industrie lourde. L’approche historique nous permet de nous rendre compte des héritages et de la constitution d’une culture liée à ce fonctionnement industriel. Il nous rappelle également les nuisances subies depuis toujours par la population, et les formes renouvelées de lutte contre ses impacts, tout en continuant à vouloir profiter d’un cadre de vie à caractère naturel et satisfaisant. On assiste au récit d’une lutte constante entre des acteurs qui n’ont effectivement pas le même poids et le même droit de parole, et les enquêtes de terrain donnent l’occasion de rendre compte de cette situation déséquilibrée tout en la rendant plus visible et compréhensible aux regards extérieurs. Ainsi apparaît un territoire méconnu, difficile mais inscrit dans un local très puissant et mobilisateur.
[1] ZIP : Zone d’Industrialo-Portuaire, ou encore un espace qui associe des activités portuaires et industrielles au sein d’un système économique et spatial complexe, localisée soit un littoral maritime ou bien sur une voie d'eau intérieure (grands fleuves ou canal à grand gabarit).
[2] A cause de la pollution ou d’interdictions d’accès.
[3] Son amendement date du 5 décembre 1985.
[4] Disait Jacques Monod en 1971.
[5] Les sites Seveso produisent ou stockent des substances pouvant être dangereuses pour l’homme et l’environnement. Ils sont soumis à une réglementation très encadrée qui vise à identifier et à prévenir les risques d’accident pour en limiter l’impact. Un établissement est classé Seveso en fonction de la quantité maximale de substances dangereuses susceptibles d’être présentes. Ces substances dangereuses sont listées dans la directive Seveso et ont été reprises au niveau national dans la nomenclature des installations classées pour la préservation de l’environnement (ICPE).
[6] http://institut-ecocitoyen.fr/pres.php