Regards paysagistes

Sylvie Salles
Laure Thierrée
Comprendre et agir à plusieurs échelles : « l’étang de Berre n’est pas 1 ! »* - Cahier ENSP

Jusqu’en 2018, la quatrième année de la formation des paysagistes DPLG[1] comportait la réalisation, pendant 8 mois et par groupe de 2 à 3 étudiants, d’une étude commanditée par un partenaire public dans le cadre d’un atelier pédagogique régional (APR). L’APR intitulé Le pays des étangs, conduit en 2018 par Valentine Gilbert et Florence Marais sous l’encadrement du paysagiste Jérôme Mazas, a été mené en partenariat avec l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse (AEURMC) à l’antenne marseillaise de l’école nationale supérieure de paysage (ENSP). Ce travail est un maillon des collaborations engagées avec l’Agence de l’Eau au sein de la chaire Eau et Paysage, coordonnée par Laure Thierrée de 2016 à 2021. Cette chaire explore à travers les regards et les approches des étudiants.e.s paysagistes les enjeux contemporains du partage de l’eau, afin de faire évoluer les politiques publiques de l’eau et les pratiques de gestion des inondations, en mobilisant les ressources d’enseignement, de recherche et de création de l’ENSP. Cet APR a été une ressource précieuse pour observer une politique métropolitaine en train de se faire dans le cadre de la plateforme de recherche POPSU (Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines) de AMP Métropole : Le « grand » paysage comme ressources.[2]

Valentine Gilbert et Florence Marais ont posé dans leur APR Le pays des étangs des éléments clés de compréhension du territoire et des paysages de l’étang de Berre et de ses rives. Elles décrivent un territoire très varié, avec des occupations parfois contradictoires et en tension, mais qui sont extrêmement riches car toujours en lien avec des socles géologiques contrastés : reliefs calcaires, plaines alluviales, piémonts, plateau, etc. Cette géographie et sa longue occupation humaine se traduisent aujourd’hui dans une succession de paysages de garrigues et de milieux humides, en passant par les milieux productifs des salins ou de l’agriculture. Cette succession constitue aujourd’hui un ensemble de paysages exceptionnels, y compris lorsqu’ils sont industriels. En effet, tout autour de l’étang, les industries marquent de façon spectaculaire la physionomie et la particularité de ce territoire métropolitain.

Figure 1. Paysages juxtaposés : salins ouverts sur le massif de l’Estaque et les cheminées des raffineries © Gilbert V. et Marais F., APR Le pays des étangs, ENSP 2018.

Figure 2. Un paysage pour une multitude de formations © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Figure 3. Salins, garrigues, marais, massifs, agriculture, étangs © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Définir et travailler sur un projet autour de l’étang de Berre n’est donc pas évident. Les travaux de ces étudiantes paysagistes montrent que, pour y parvenir, il est important d’approcher le territoire selon trois échelles de projet de paysage qui renvoient aux différents rôles que peut jouer ce territoire, qui traitent d’enjeux spécifiques et qui font appel à différents niveaux de gouvernance et d’action.

Figure 4. Les 3 échelles de la stratégie de projet © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

L’échelle 1 du pays des étangs permet de repositionner l’étang de Berre et ses communes riveraines dans une échelle plus vaste et commune. Cette échelle est porteuse d’une vision d’ensemble qui n’est pas encore aujourd’hui à l’œuvre, même si de nombreux acteurs et élus mettent l’étang au centre en le considérant comme un territoire à enjeux majeurs. Nommer cet ensemble Pays des étangs fédère une vision collective et symbolique forte. Comme un label, cela offre un premier niveau d’existence commune à un paysage reconnu comme le paysage des étangs.

  • Cette vision s’appuie sur les caractéristiques géomorphologiques, écologiques et hydrologiques du territoire. Celui-ci s’inscrit dans un ensemble qui ne se limite pas à l’étang de Berre et comprend tous les autres petits étangs (Lavalduc, Le pourra). En effet, les analyses et l’arpentage des terrains aboutissent à considérer que bien que ces étangs soient de natures différentes, ils n’en demeurent pas moins les éléments majeurs d’un système vivant. L’ensemble, dans une vision de projet de territoire, peut être appréhendé comme un grand parc d’échelle métropolitaine où le vivant intègre la faune et la flore mais aussi la dimension humaine. Tous ces espaces représentés, pratiqués, utilisés pour la promenade, la pêche, la baignade, l’observation naturaliste... jouent ensemble un rôle essentiel pour la préservation de la biodiversité, l’adaptation au changement climatique et le bien vivre en ville.
  • La monumentalité est le second aspect fédérateur du vaste ensemble écologique et symbolique qu’est l’étang de Berre. Elle doit être entendue comme une mise en relation des rives de l’étang de Berre et des massifs qui les entourent. Aujourd’hui, ce sont deux mondes détachés l’un de l’autre, alors même que l’horizon des massifs est omniprésent depuis les plaines et que l’étang est perceptible depuis les sommets et les pentes. Les mettre en relation signifie d’abord établir des relations physiques. C’est par exemple, pouvoir traverser l’autoroute depuis l’étang de Bolmon jusqu’au massif de la Nerthe par exemple. C’est aussi préserver et renaturer des continuités écologiques entre massifs et étang car ces interfaces sont des milieux extrêmement riches en biodiversité. Enfin, c’est proposer des occupations variées et complémentaires, en termes de saisonnalité notamment, entre les massifs secs, les zones humides et les espaces de baignades.
  • L’industrie constitue un troisième levier. Si l’industrialisation des pourtours de l’étang de Berre a imposé sa propre logique au territoire préexistant, la transition industrielle qui s’engage invite à l’inverse à envisager l’ouverture des vastes emprises industrielles. La décarbonation et la mutation des systèmes industriels et énergétiques permettent d’envisager de nouveaux voisinages entre industrie, milieux naturels, espace urbain et usage public.

Figure 5. Le pays des étangs : une stratégie spatialisée © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

L’échelle 2 des familiarités rassemble des communes dont les problématiques sont semblables parce qu’elles appartiennent à une entité caractérisée par un même paysage dominant : agricole, de colline, de garrigue, industriel, de massif calcaire ou de marais.

  • La familiarité à l’industrie est à développer là où industries et milieux humides se confrontent. Cet horizon nécessite une complète inversion du regard pour construire progressivement une meilleure résilience de ce territoire en partant des continuités hydrauliques et des continuités entre les milieux pour donner une familiarité à ces grands espaces industriels.
  • Les communes situées dans les plaines agricoles limoneuses peuvent se rassembler autour d’un projet alimentaire territorial et le décliner dans leur stratégie communale et dans des documents d’urbanisme, sous forme de plans guides ou de plans directeurs, en lien avec la gestion des cours d’eau ou le maintien des espaces ouverts. La familiarité à l’agriculture induit la reconnaissance d’un paysage économique et productif.

L’échelle 3 des singularités permet de définir une stratégie fine d’intervention, en ciblant des priorités pour des secteurs particulièrement impactés par la montée des eaux à accompagner, par des continuités urbaines à éviter, par des évolutions industrielles à organiser et là où les milieux naturels sont à préserver et valoriser. Ces sites prioritaires ont des potentiels de reconquête impliquant les nombreuses parties prenantes du territoire pour envisager, à partir de chaque commune, des coopérations entre Port, industriels et villes, entre les services environnement des collectivités et le conservatoire du littoral, entre usagers et gestionnaires... Le niveau communal articule ces trois échelles dans une reconquête du territoire par ceux qui l’occupent et en font « usage ».

  • La traversée de Vitrolles depuis les salins du Lion jusqu’au plateau de l’Arbois illustre cette stratégie fine d’intervention, où permettre aux habitants de franchir l’infrastructure qui coupe la ville en deux est l’occasion de retrouver des zones humides, d’introduire plus de mixité dans l’usage des bâtiments et de reconsidérer la desserte du territoire depuis l’étang de Berre lui-même. « Les friches de bord de routes investies créent des micro-jardins reliant les passerelles et tunnels. Une station maritime s’établit à la place des anciennes usines, un bâtiment est conservé pour la cabane de vente des tickets. Les navettes du Pays des étangs partent en direction de Istres et Martigues. »

Figure 7. Traversée Vitrolles : stratégie végétale de l’étang au plateau de l’Arbois © Gilbert V. et Marais F., ENSP 2018.

Le projet de paysage s’écrit dans la traversée de ces trois échelles. Le pays des étangs renvoie à des enjeux métropolitains qui trouvent des modalités de contextualisation spécifique au sein des entités paysagères et des milieux dans lesquels le projet se déploie. Cette échelle des familiarités n’est pas pour autant dissociable de l’échelle des singularités où le projet prend corps avec les acteurs du territoire et se modèle au contact des coopérations et des usages.

 

*Extrait de l’Atelier Pédagogique Régional Le Pays des étangs de Valentine Gilbert et Florence Marais (ENSP 2018).

[1] La mise en place de la réforme Licence-Master-Doctorat en 2018 a réduit la formation à 3 ans au lieu de 4, sachant que le cycle de formation des paysagistes a toujours débuté au niveau Licence 3.

[2] La recherche est conduite, au sein d’AMP Métropole, sous la direction de Michel Roux, référent politique Vice-Président au Projet Métropolitain et de Vincent Fouchier, référent administration DGA au Projet Métropolitain avec l’appui technique de Marc Del Corso et Florence Hannin (service Paysage), ainsi que sous la responsabilité scientifique de Sylvie Salles (2018-2022), professeur à l’ENSP (Larep) et de Vincent Piveteau (2018-2021). L’équipe de recherche préfigure l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires, en réunissant l’École Nationale Supérieure de Paysage, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille et l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional, et associe Image de ville et Le bureau des guides du GR 2013.

Extrait de la revue

5
Ressourcer l'Étang de Berre
Quels paysages en 2050 ?
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