À propos du musée Ragnarock des agences MVRDV et COBE à Roskilde, Danemark.
Les agences MVRDV (1993-) et COBE (2005-) viennent de livrer un musée consacré à la culture rock (2016) à Roskilde, au Danemark. Le projet reprend les dispositifs, maintenant bien rodés, de reconversion d’une friche industrielle en lieu culturel, à savoir : créer un fort contraste entre une intervention contemporaine et une partie réhabilitée qui quant à elle, conserve son caractère brut et informel d’origine. Dans le cas du musée Ragnarock, la nouvelle construction se singularise par le fort impact visuel du volume en porte-à-faux de l’édifice d’entrée. Un effet spectaculaire que l’agence hollandaise avait déjà utilisé pour l’immeuble de logements WOZOCO (1997) à Amsterdam, il y a déjà vingt ans. Un effet dont on s’est assez vite lassé à Marseille, avec le Centre Régional de la Méditerranée, CRM, (2012) de Stefano Boeri (1956-). Le deuxième effet employé, pour faire clasher la construction neuve par rapport à son environnement industriel, est l’utilisation en façade de l’aluminium anodisé couleur or. C’est un rendu employé récemment par l’OMA (1975-) pour la Fondation Prada à Milan (2015), où l’ancienne tour de l’alambic a été dorée à la feuille d’or ; un rendu « prolo-chic », ou comme on dit chez Prada « bitch-chic » (source interne agence OMA). Pour l’intérieur, l’agence MVRDV a utilisé un monochrome rouge vif, très capiteux, censé évoquer le velours intérieur d’un étui à guitare. Les deux traitements cumulés confèrent au bâtiment un caractère « bling bling » voir « porno-chic » où l’on retrouve les codes du célèbre chausseur Louboutin et les matières métalliques des robes de Paco Rabanne (1934-2017). Dans le pitch, un long tapis rouge à l’entrée doit amener le visiteur à vivre l’expérience d’une entrée de rockstars. Une bien étrange confusion des genres, entre la montée des marches du Festival de Cannes et l’ambiance plutôt trash d’un backstage de salle de rock.
Le véritable effet qui a attiré mon attention dans le projet du Ragnarock, est le traitement du bossage en pointe de diamant de l’enveloppe métallique, une sorte de façade cloutée. S’il ne s’agit que d’une simple analogie aux blousons de cuir à clous ou aux poignets de force de la culture Punk, Sid Vicious (1957-1979), ex-bassiste des Sex Pistols, peut se convulser dans sa tombe. C’est le no future récupéré par le mainstream, comme le montre la dernière paire de mules à pompon de chez Valentino. Mais, s’il s’agit de convoquer la longue culture du style bugnato et plus spécifiquement celle des bugnato a punta di diamente, la démarche devient plus intéressante car ces façades singulières forment un corpus à la marge dans l’histoire de l’architecture.
Le motif contre l’appareillage
Le parement à bossage de pierre de taille est un élément caractéristique de la première Renaissance Florentine. Dans le cadre de ce grand programme de construction de la discipline, ces architectes florentins ont puisé leurs références dans les vestiges de la Rome antique. On peut imaginer qu’ils ont dû observer les appareillages des ouvrages d’art comme les aqueducs, les ponts ou les fragments de murailles mais aussi les parois dénudées des ruines des palais et des thermes qui devaient être omniprésents dans les faubourgs et les campagnes italiennes au XVème siècle. C’est peut-être ce qui donne ce caractère infrastructurel à ces premiers palais florentins comme : le palazzo Rucellai (1446-1451) de Leon Battista Alberti (1404-1472), le palazzo Pitti (1458-1464) de Filippo Brunelleschi (1377 – 1446) agrandi par Luca Fancelli (1430-1502), le palazzo Strozzi (1489 – 1662) commencé par Benedetto da Maiano ( 1442 -1498) et fini par Simone del Pollaiolo dit il Cronaca (1457 – 1508) et Giuliano da Sangallo (1445 – 1516) ou qui explique l’utilisation des bugnato rustica du soubassement du palazzo Medici Riccardi (1444-1459) de Michelozzo Michelozzi de son vrai nom Michelozzo di Bartolommeo Michelozzi (1306-1472).). Alors que les nouveaux codes de la Renaissance s’imposent, ils sont rapidement mis en crise par le Maniérisme. Les bossages de Giulio Romano (1492-1499) pour le palazzo Te (1525-1536) à Mantoue, sont totalement fantaisistes, quasi hérétiques ; les triglyphes tombent et les clefs de voûte sautent, mais la référence à l’appareillage constructif reste, révélant toujours plus son caractère d’artéfact. Jean Castex, parlant du palazzo Te, évoque ses origines archéologiques et cette manière de convoquer la fragilité de l’architecture face au temps : « Le bossage rustique et grossier qu’emploie Jules Romain est peut-être d’abord un excès de réalisme archéologique (il reproduit la ruine telle qu’elle est) : mais c’est la durée du bâtiment qu’il dramatise comme une parenthèse dans la fixité du chaos. » (1).
Avec les façades à pointe de diamant, le bossage quitte la référence à l’appareillage où les éléments peuvent être décomposés, pour convoquer un tout autre registre formel, où les éléments sont indissociables parce qu’ils forment un motif géométrique sériel. Lorsqu’il n’est pas utilisé comme élément ponctuel d’ornement, pour une corniche ou un soubassement, ce motif agit comme un effet de texture renforçant la massivité de la façade. On peut lire ce passage du bossage comme artéfact d’appareillage au bossage comme pattern dans la gradation verticale des parements du palazzo Sanuti Bevilacqua Degli Ariosti (1477-1482), à Bologne. En soubassement, on trouve une représentation d’une maçonnerie appareillée plein-sur-joint, au premier étage le motif est dans un état intermédiaire en bossages rectangulaires diamantés mais c’est seulement au deuxième étage qu’il est sur une base carré taillée en pointe ; dans sa forme pure.
Ce qui compte, ce n’est plus la composition de la façade mais l’effet de surface. Il ne s’agit plus de façades ordonnancées mais bien de parois en all over. Comme dans un tableau de Jackson Pollock (1912-1956), ces façades n’ont plus de centre ou de périphérie, plus de bas ou de haut, on ne perçoit plus aucune intensité spécifique sur la surface. Lorsque Biagio Rossetti (1447-1516) réalise le palazzo dei Diamanti (1492) à Ferrare, il marque le soubassement par un léger fruit dans l’aplomb du mur, de manière à ne pas interrompre la continuité du motif. Ce pattern peut prendre un aspect textile comme sur la façade du Palais à Facettes (1487-1491) de Marco Ruffo et Pietro Antonio Solari (1445-1493) à Moscou où le motif évoque le tissage. Pour ne pas affaiblir l’effet de surface, ces murs sont anormalement peu percés et les rares fenêtres sont hors d’échelle. Elles sont des trous dans un mur, sans souci particulier de mise en scène. C’est tout à fait manifeste dans palazzo Sanseverino (1480) à Naples de Novello da San-Lucano, (1435-1516) où la façade n’est percée que par trois fenêtres et trois portes : une grande au centre et deux petites de part et d’autre, le degré zéro de la composition.
Avec la Casa dos Bicos (1523), à Lisbonne, construite pour et par Brás de Albuquerque (1501-1581), la surface de l’enveloppe, en motif à damier, est percée par une multitude de baies de formes et de tailles hétéroclites, dans un style manuélin. Elles sont disposées avec une grande liberté afin de ne pas concurrencer l’effet de surface par une figure, une composition. Elles sont le hasard dans la trame. Au mieux, on peut parler de composition par pondération, pour justifier l’incongruité des percements.
Cette dichotomie entre la surface murale et les percements se retrouve dans le palazzo Ducale d’Alessano (XVème siècle) dans la province de Lecce, ou les pointes de diamant sont posées en ligne formant un zébra vertical seulement interrompue par les baies. L’effet visuel produit par ces façades est d’autant plus saisissant qu’elles sont le plus souvent en pierre blanche ou noire, ce qui les distingue des immeubles urbains courants. La sophistication et la pureté géométrique du motif pyramidal rendent ces édifices, tout simplement puissants. Les jeux des ombres projetées renforcent les effets de vibration et surtout quand elles jouent avec la blancheur d’une pierre calcaire.
C’est suivant ce registre formel que s’exprime le volume du musée de MVRDV. Il n’y a plus de fenêtre, c’est seulement un micro perforage de l’enveloppe qui permet les vues et les apports de lumière. Toutefois, l’analogie entre le musée de MVRDV et les architectures de la Renaissance a ses limites et en premier lieu celui de la matérialité, entre la massivité de la pierre et la superficialité de la tôle emboutie. Le bâtiment de MVRDV doit sonner creux : « blong-blong » ou « bling-bling » suivant l’épaisseur de matière.
Le mystérieux palazzo Sanseverino
Le premier bâtiment de cette série a été construit à Naples entre 1470 et 1480. La façade du palais du condottiere et prince de Salerne, Roberto Sanseverino (1430-1474), est un sublime bossage à pointes de diamant noir, la version Dark Vador du style bugnato a punta di diamente. La pierre de parement est le Piperno, une roche magmatique certainement extraite des entrailles des quartiers napolitains de Soccavo et Pianura ou des champs Phlégréens. C’est un matériau plutôt courant à Naples, d’un gris anthracite proche d’un béton noir teinté dans la masse. La massivité de la façade impose indiscutablement le respect, voire la crainte comme quand on est au pied d’une muraille. Un traitement que l’on trouve sur les bases des tours du Castel Nuovo (1279), à Naples, qui ont une sorte de bossage à pointe de diamant disposée en spirale qui en dehors de l’effet plastique laisse imaginer tout l’intérêt défensif. On retrouve le même type de traitement sur les deux tours qui encadre la porte de Averulino dit le Filarète (1400 – 1469) au palazzo Sforza (XVème siècle) à Milan. Le palais a été réalisé sous l’autorité de son commanditaire Roberto Sanseverino. La commande est simple : « Le prince voulait un palais somptueux et il n’imposait à l’architecte aucune autre condition. » (2). De ce que l’on en sait, ce bâtiment était connu pour la richesse des ses intérieurs et la luxuriance du jardin. Mais tout était caché derrière la puissante et spectaculaire façade. Après quelques déboires avec la Sainte Inquisition à Salerne, cette grande famille, issue d’une longue lignée Normande, doit s’exiler en France, après s’être fait confisquer tous ses biens. En 1584, soit à peine un siècle après son édification, le palais fut entièrement rasé, à l’exception, évidemment, de la façade. Une paroi dont se sont accommodés les architectes et frères jésuites, Giuseppe Valeriano (1526-1596) et Pietro Provendi (1562-1623) pour ériger la chiesa del Gesù Nuovo (1584-1725).
Parmi les extraordinaires mystères napolitains qui entourent ce palais, on trouve d’étonnantes interprétations des marques gravées dans les pointes de diamant. Les pyramides sont comme scarifiées par des symboles dont la légende voudrait que ce soient des glyphes de protection pour éloigner le mauvais œil. Dans le même genre, les pyramides étaient censées canaliser les énergies positives vers l’intérieur du palais. Mais pour expliquer la disgrâce, attestée, de la famille Sanseverino, on postule que les symboles ont été gravés à l’envers, une grosse bévue. Une sorte de contre-sort digne d’Harry Potter. En 2010, Vincenzo de Pasquale, historien d’art, Dors Csar et Lorant Réz, musicologues hongrois et experts en langues orientales, apportent une explication nouvelle, plus scientifique mais guère moins rocambolesque. Ces symboles seraient une succession de notes de musique en langue araméenne, qui s’écrit de droite à gauche et de bas en haut, ce qui peut expliquer, par un malentendu le contre-sort . Le fait, que cette grande surface soit une partition musicale, conforte l’idée que ces façades convoquent un registre formel bien spécifique celui de la trame. L’interprétation musicale du motif permet d’obtenir une musique renaissance en canon grégorien que l’on peut écouter, dans une version très synthétique, sur un site internet (3).
L’exception urbaine le palazzo dei Diamanti
Le bâtiment le plus connu de cette série est certainement le palazzo dei Diamanti (1492) de Biagio Rossetti à Ferrare. Biagio Rossetti est chargé par Ercole I d’Este (1471-1505) de la réalisation de l’extension de Ferrare, Addizione Erculea, en 1492. On dirait aujourd’hui qu’il est l’architecte coordinateur de la ZAC. Il compose le tracé des espaces publics, le découpage des lots et définit les types architecturaux ; une démarche particulièrement aboutie bien qu’éloignée de nous de plus de 500 ans. Jean Castex attire notre attention sur le projet urbain pensé à partir d’une typologie ; « Rarement une typologie plus complète aura été définie ; maisons populaires, palais, couvents et églises » (4). C’est sûrement la plus impressionnante pensée urbaine ; elle fait preuve d’une grande subtilité pour tisser, sans rupture, des relations entre la ville existante et son extension. Manfredo Tafuri inscrit cette intervention dans le temps des idées : « Le plan urbain représente un équilibre entre la révolution perspective et la continuité de la tradition » (5). Il impose aussi une écriture architecturale, une matérialité à la ville. L’ensemble des constructions est réalisé en brique rouge avec une pile en pierre blanche pour marquer l’angle des rues – peut-être une réminiscence de la borne milliaire romaine, réemployée en repère urbain. Ces piles sont plus ou moins importantes suivant la position du carrefour dans la trame urbaine. Seuls les palais peuvent bénéficier d’un peu de délicatesse dans les décors, par l’emploi de fines moulures en terre cuite pour les encadrements de baie ou pour les corniches. Très exceptionnellement, pour les édifices les plus importants, Rossetti a pu autoriser l’emploi, à dose homéopathique, d’une pierre calcaire blanche pour rehausser un élément d’ordonnancement. Le recours systématique à la brique rouge, donne à la ville une cohérence hors du commun, qui confère aussi à Ferrare son austérité si particulière.
Lorsque Biagio Rossetti réalise un palais pour Ercole I d’Este, sur le carrefour le plus important de l’extension, il fait un objet totalement insolite, incroyable et saisissant. Sur une parcelle d’angle d’environ 60 mètres de côté, inscrite dans le tissu urbain de l’extension, il construit une équerre éblouissante, d’une blancheur immaculée où le motif à pointe de diamant recouvre la totalité de la façade. Le palais ne semble être que cette façade, il est comme sans épaisseur. Sur cour, une des ailes est totalement fermée, comme un arrière de décor, ce qui rend encore plus énigmatiques les usages possibles dans l’édifice. Il est assez courant à la Renaissance de privilégier l’apparence de la façade aux commodités intérieures. Ce n’est que pour marquer l’angle qu’il interrompt le motif par deux pilastres au nu du mur, comme une inversion de la règle des piles d’angle. Seul un petit balcon en encorbellement dont on aperçoit à peine la discrète porte d’accès, marque le carrefour. Biagio Rossetti propose un projet paradoxal en rupture totale avec l’austérité qu’il a imposé à la ville. Il renverse, par ce projet, toutes les règles qu’il a prescrites à Ferrare comme si, après tant de maîtrise, il y avait nécessité à créer l’exception.
La tapisserie du Kremlin
C’est en Russie, à Moscou, dans le Kremlin que l’on trouve un troisième bâtiment à pointe de diamant de la Renaissance. Le Palais à Facettes, Грановитая Палата, a été commencé en 1487 par Marco Ruffo et terminé en 1491 par Pietro Antonio Solari. Il témoigne d’une certaine ouverture humaniste dans une Russie, comme toujours, partagée entre la tentation de la modernité européenne et celle du repli traditionnaliste. C’est le Tsar Ivan III (1440-1505) et surtout son épouse Zoe Sophia Palaiologina (1455-1503), élevée en Italie, qui fond venir à Moscou de nombreux artistes, architectes, ingénieurs et artisans italiens. Marco Ruffo puis Pietro Antonio Solari réaliseront un édifice stratégique pour le Kremlin, le bâtiment des réceptions et des cérémonies officielles. Il accueille principalement une salle pour les ambassadeurs, c’est la vitrine du pouvoir. A la différence des autres constructions, le Palais à Facettes est peut-être plus connu pour ses intérieurs et sa salle d’apparat très richement décorée, que pour sa façade.
Le palais à Facettes est un petit édifice implanté sur l’espace majeur du Kremlin, sur la place des cathédrales. Comme à Ferrare, la façade est totalement blanche ce qui la détache des édifices voisins, aux coupoles extrêmement ornementées. Le motif n’enveloppe pas le volume, il est présent uniquement sur la façade principale. Le bossage occupe un bandeau central, il est comme posé sur la paroi, à la manière d’une tapisserie. La base des pointes de diamant est rectangulaire et les pointes sont légèrement adoucies, ce qui avec la disposition en quinconce, confère au parement un effet particulier de tissage, renforçant cette sensation textile. Là aussi on quitte le monde de l’appareillage pour sublimer la matière, entre camouflage et vérité, elle évoque « le principe de vêtement » (6), théorisé par Gottfried Semper (1803-1879).
Un dispositif difficilement transposable
Il est assez incroyable que ces trois bâtiments, palazzo Sanseverino, palazzo dei Diamanti et Palais à facettes, aient été construits à moins de dix ans d’écart. D’ailleurs, la plupart des édifices cités plus haut sont construits au cours d’une période d’une vingtaine d’années ou guère plus. Il semble que ce traitement de façade a disparu aussi vite qu’il est apparu. Tous les autres bâtiments identifiés semblent avoir été des réinterprétations du palazzo dei Diamanti et du palazzo Sanseverino dans des versions plus modestes, plus domestiques.
La Casa dos Bicos, à Lisbonne, serait issue d’un voyage à Ferrare et à Bologne de Brás de Albuquerque, même s’il y a de réelles innovations dans la trame à damier et dans le système de percements. Le palazzo dei Diamanti (1582) à Vérone, est aussi très proche de celui de Ferrare mais le motif est fragmenté par la multiplication des fenêtres. Il en est de même pour le palazzo del Cappellano (1513-1529), à Lauro où la multiplication des pyramides de rattrapage aux abords des baies, altère le motif et ne permet pas au pattern de se développer dans toute sa plénitude. On attribue au motif du palazzo del Cappellano autrement appelé palazzo dei tufi, le qualificatif de bugnato napoletano, faisant ainsi directement référence à Naples et à la pierre du palazzo Sanseverino. Le palazzo Steripinto (1501) à Sciacca, en Sicile, a le caractère défensif d’un palais fortifié comme le palazzo Sanseverino. L’effet d’armure de la façade est renforcé par la présence d’un couronnement en créneaux. A la marge de ce corpus, on trouve la casa de las Conchas (1493-1517) à Salamanque en Espagne. La façade est comme couverte par une trame à petits points, composée de plus de trois cents sculptures de coquilles Saint-Jacques. Ces éléments décoratifs sont agrafés à la paroi ce qui confère à l’édifice, l’aspect d’un mur d’escalade tel qu’on les connaît aujourd’hui.
Enfin, on trouve à Marseille la Maison Diamantée ou l’Oustau Bigarrado pouncho. Une des hypothèses serait qu’elle fut construite par des riches commerçants italiens et espagnols vers 1570 ou par un contrôleur d’artillerie, Nicolas de Robbio, d’origine piémontaise, vers 1620. Dans les deux cas, c’est l’importation à Marseille d’une architecture italienne de la Renaissance. C’est l’un des rares édifices avec le Pavillon Daviel ou l’hôtel de Cabre qui a échappé aux destructions du quartier du Vieux Port, en 1943. Le motif est présent uniquement sur la façade d’entrée, le bâtiment étant à l’origine implanté entre deux mitoyens le long d’une ruelle étroite du quartier du Panier. Le bossage est quelque peu chaotique pour s’adapter à la trame des fenêtres, sans recouper les pyramides. C’est une grille élastique qui vient combler les espaces libres entre les grandes fenêtres à meneaux en pierre.
On trouve assez peu de constructions à pointe de diamant. Ce sont des édifices exceptionnels. Généralement, il n’y en a pas plus d’un par ville et un architecte n’en construit qu’un dans sa carrière. Souvent, le nom de l’architecte et celui du commanditaire s’effacent avec le temps devant leur bâtiment, auquel l’usage finit par attribuer le nom de leur motif et la référence à la ville. Tous le monde en connait au moins deux ou trois mais pas toujours les mêmes. Ce sont des curiosités. Pour s’affirmer avec autant de singularité sur l’espace public, il faut pouvoir compter sur un commanditaire riche, puissant et audacieux. D’une manière générale, les bossages sont un signe extérieur de richesse et une manière de manifester son individualité et sa position sociale. James S. Ackerman explique très bien les jeux subtils qu’emploie Filippo Strozzi pour faire passer les dépenses somptuaires des bossages (en référence aux lois somptuaires) pour les ambitions esthétiques de l’architecte (7). Il s’agit aussi de l’apparition de nouveaux critères dans la définition de la beauté comme le signale Heinrich Wölfflin avec « … Capriccioso, bizzarro, stravagante, etc. On éprouve un certain plaisir à ce qui est singulier, à ce qui va au-delà des règles. » (8). En dehors de Naples, ces bâtiments ont été construits dans des centres urbains secondaires, doit-on y voir le signe d’un style provincial. L’extravagance des bossages à pointe de diamant, par rapport aux bossages traditionnels, serait un peu comme l’exubérance du style des punks des campagnes, toujours un peu trop stylé, par rapport aux punks des villes.
Quel remploi contemporain
C’est avec le néoclassicisme et l’architecture historiciste que les motifs de la Renaissance ressurgissent. Le style Renaissance sera très apprécié pour des programmes des banques, un style rassurant. C’est le cas du palazzo delle poste centrali (1911-1913) à Piacenza construit pour la Banca cattolica sant’Antonino. Le socle est ornementé par un bossage à pointe de diamant en marbre blanc, un code protecteur. Sur une des pyramides est posée une petite sculpture de lézard, un symbole de prudence. Il y a sûrement des recherches à faire sur l’architecture néoclassique américaine. Il doit y avoir des banques à Wall Street ou à Washington qui ont dû utiliser ces codes pour un soubassement gigantesque, comme il se doit. Quand on commence à chercher on trouve, de temps en temps, sur un immeuble du XIXe, une corniche à pointe de diamant comme un bracelet de chez Swarovski, mais ce n’est là qu’un décor relativement mineur.
C’est peut-être dans l’utilisation du motif décoratif en façade à la fin du XIXème siècle et au début du XXème que l’on peut deviner quelques parentés avec ces édifices de la Renaissance. On pense, par exemple, au célèbre moulin des chocolateries Menier (1869-1872), à Noisiel, réalisé par l’architecte Jules Saulnier (1817-1881) et l’ingénieur Armand Moisant (1838-1906). Avec cette première construction à murs rideaux, ils utilisent un motif, de type jacquard, en briques émaillées entre les ossatures métalliques disposées en losange, pour que la façade exprime cette nouvelle liberté constructive. Ce motif très singulier s’éloigne de toute référence à l’appareillage traditionnel. On pense aussi au projet d’Henry Frédéric Sauvage (1873-1932) pour le Studio Building (1928) à Paris, où le motif en céramique vient tapisser ponctuellement la façade, aux abords des bow-windows et de l’angle à pan coupé.
Mais c’est à Milan, où l’emploi de vêtures en céramique est très répandu, que Luigi Caccia Dominioni (1913-2016) réalise trois édifices utilisant un motif en pointe de diamant ; pour les bâtiments du campus Golgi du Politeccnico (1996-1997), le Supermercati Esselunga (1998-2007) et pour la Chiesa e complesso parrocchiale di San Giorgio (2000-2001). Luigi Caccia Dominioni va tout au long de son travail milanais, explorer les potentiels des parements en céramique. On lui doit sûrement cette manière particulière de placer les plaquettes de brique émaillée à la verticale, pour mieux souligner le caractère décoratif du parement. Mais aussi une multitude d’expérimentations sur les formes, les couleurs et les motifs en terre cuite. Ce n’est qu’à la toute fin de sa carrière qu’il utilisera ce dispositif particulier à pointe de diamant, qu’il pose tout simplement comme un carrelage, à joints continus. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que les pointes de diamant adoucies sont réalisées en céramique émaillée par plaque de quatre pyramides portées sur des rails.
Dans le petit magasin Prada Aoyama (2000-2003), à Tokyo, des architectes Jacques Herzog (1950-) et Pierre de Meuron (1950-), la structure de type exosquelette en losange peut évoquer les pointes de diamant de la Renaissance. Il y a une interdépendance entre la structure et l’enveloppe, l’enveloppe formant le motif. C’est une sorte de mur en opus reticulatum gonflé à l’hélium ou un « bossage à coussinet ». Une légende urbaine veut que l’on soit obligé de déplacer les vendeuses dans un autre magasin, toutes les demi-journées, tellement les sensations produites par les skydomes bombés sont déstabilisantes.
C’est un traitement de façade qui s’apparente au stade de football, St. Jakob-Park (2001), que les architectes ont réalisé à Bâle. Une partie de l’enceinte est entièrement constituée de skydomes placés à la verticale, ce qui donne au bâtiment un aspect douillet, a priori peu en adéquation avec ce que l’on attend d’une arène footballistique. Mais les jours de match, ce dispositif donne à percevoir par transparence la sous-face rougeoyante des tribunes. Et au comble de la ferveur des supporters, les skydomes se soulèvent pour que la fureur des chants d’encouragement envahisse l’espace urbain. L’effet est garanti, on entre bien dans un stade, celui du FC Bâle. Ces deux exemples renvoient plus largement au travail que ces architectes accordent à la surface de leur bâtiment. Il est clair qu’à la fois les questions contemporaines sur les enveloppes thermiques et les potentiels des outils numériques offrent de nouvelles opportunités aux ornements. C’est ce que développe Pierre Picon dans son dernier ouvrage sur l’ornement architectural (9).
À ma connaissance, le premier architecte à faire un réemploi de cette référence de la Renaissance pour ces qualités de massivité mais aussi graphiques est Georges Heintz (1959-), un ex-membre de l’OMA, de la première heure. En décembre 2013, l’agence Heintz-Kehr architectes livre le Centre socio-culturel du Landsberg à Strasbourg dont la totalité de la façade extérieure est en pointe de diamant noire.
On retrouve des qualités de la massivité du palazzo Sanseverino, ce caractère défensif face à un environnement urbain postmoderniste, peu appréciée par Georges Heintz (10). D’après l’auteur, les dimensions des pyramides auraient été relevées sur la maison diamantée de Marseille, plus en proportion avec la construction à réaliser. Comme pour les édifices de la Renaissance, le bâtiment est très peu percé. Les ouvertures dans la peau de façade agissent comme des découpes de la paroi pour permettre au pattern de se déployer. Il ne s’agit plus d’un appareillage de pierres de taille mais du coulage d’un mur structurel en béton préfabriqué. La matrice de coulage devait avoir l’apparence d’un grand moule à gaufres. Sur les photographies de la réalisation on ne perçoit pas de joint et l’apparence du mur continu est frappante. D’après l’auteur, le moment héroïque fut la réalisation du mur d’angle courbe qu’il ne pouvait couler qu’une fois ; sans droit à l’erreur.
Anachronisme et analogie
Analyser ces œuvres singulières de la Renaissance à partir d’un point de vue contemporain n’échappe pas à un certain anachronisme méthodologique. Entre la réalisation de ces œuvres et leur réception aujourd’hui, cinq siècles sont passés, et nous les appréhendons avec un regard instruit par une culture bien différente. Daniel Arasse (1944-2003) en tant qu’historien de l’art ne peut défendre l’anachronisme, mais il en reconnaît le potentiel pour nous, les architectes : « … aucun historien ne se réclamera de l’anachronisme, en disant qu’il en fait et qu’il en est fier. Un artiste ou un philosophe en a le droit, c’est même peut-être son devoir que de sortir l’objet du passé, de son temps, pour le faire vivre à partir des questions d’aujourd’hui. » (11). Les architectes de la Renaissance n’ont pas conçu ces façades en convoquant les motifs en all over et les pattern. Je me demande bien, d’ailleurs, ce qui leur est passé par la tête : est-ce un lointain souvenir de la paroi nord des Propylées de l’Acropole d’Athènes, est-ce une réinterprétation de l’opus reticulatum romain, est-ce une réminiscence d’un motif ornemental gothique comme celui de la basilica di Santa Maria di Collemaggio à Aquila (1287) ou le palazzo Ducale à Venise (1340), est-ce un apport des entrelacs géométriques orientaux, est-ce lié aux pratiques des tailleurs de pierres ? On ne peut imaginer quels étaient les ressorts conceptuels qui ont amené ces architectes du XVème siècle à proposer, faire accepter et construire ces projets. Ce que ces édifices évoquaient pour un humaniste de la Renaissance, les traces écrites nous manquent pour le savoir objectivement ; Vitruve et Leon Battista Alberti n’en disent rien. Sans apports théoriques, nous sommes amenés à bâtir notre analyse à partir de l’observation des architectures, en assumant que l’interprétation ignore les significations originelles. Cela n’empêche, l’anachronisme de cette interprétation et les paradoxes qu’ils proposent, peuvent être une source pour de nouvelles propositions.
Finalement, ce qui nous intéresse comme concepteur, comme architecte, c’est comment édifier des bâtiments aujourd’hui, lesquels, tout en s’insérant dans les conditions contemporaines de production, sont des édifices savants – une architecture qui pense. L’analogie et la transposition sont deux moteurs puissants de la création. Ce que l’on cherche à travers l’analogie, c’est une énergie pour se projeter, une proportion – pas tout à fait pareille mais pas tout à fait différente. Ce que l’on cherche par la transposition c’est une racine, un assourcement, une origine pour inscrire notre architecture dans la longue histoire. C’est sûrement opérant, rassurant, mais est-ce suffisant. La connaissance de cet ordre ancien n’empêche pas d’avoir une intelligence des conditions du présent. Pierre Pinon dans l’introduction de son dernier livre sur l’ornement architectural attire notre attention sur ces liens « …, la prise de conscience que les choses ont effectivement changé doit s’accompagner d’une impression de déjà-vu qui suppose l’existence de liens sous-jacents entre des moments historiques anciens et des questions actuelles. » (12). En ce sens le bâtiment de Georges Heintz comme celui d’MVRDV, dans leurs transpositions constructives sont indéniablement actuels. Après, on peut s’interroger sur les qualités des analogies, sont-elles plus signifiantes ou plus formelles. Comme le dit un proverbe africain, « un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures » – mais ça fait quand même un beau cheval blanc.