Au premier coup d’œil, les immeubles d’habitation réalisés à Milan entre 1940 et 1960 par les architectes Mario Asnago (1896-1981) & Claudio Vender (1904‑1986), Luigi Walter Moretti (1907-1973), Ignazio Mario Gardella (1905-1999), le groupe BBPR 1 (1932-années 60), Luigi Caccia Dominioni (1913-2016), Angelo Mangiarotti (1921-2012) & Bruno Morassutti (1920-2008), ou Carlo Perogalli (1921-2005) & Attilio Mariani (1921-) et sûrement d’autres, ont quelque chose en commun – ils ont tous des bizarreries. Ces excentricités peuvent être produites par le caractère franchement insolite de la silhouette de l’édifice ou par la matérialité troublante de l’enveloppe. Elles peuvent être aussi provoquées par les licences prises par rapport aux conventions de la composition ou par l’incorporation ponctuelle d’éléments singuliers du vocabulaire vernaculaire. Ces bâtiments peuvent autant provoquer une stupéfaction immédiate que se nimber d’une étrangeté légère mais inquiétante lorsqu’on s’attarde à les scruter en détail. Il s’agit à proprement parler d’une démarche d’auteur où les propositions subjectives semblent ostensiblement assumées.
Ces architectes ont peu ou pas théorisé leur travail, en dehors d’Ernesto Nathan Rogers (1909-1969) mais ils ont assurément construit une architecture « qui donne à penser ». La grande diversité des productions ne permet pas de les classer dans un unique mouvement artistique même s’ils partagent certaines attitudes critiques. Les dates de construction elles-mêmes peuvent surprendre : ces bâtiments nous semblent tous beaucoup plus récents qu’ils ne le sont. Ces édifices partagent en effet avec l’architecture contemporaine des caractères communs comme l’aspect monolithique des enveloppes, la composition des façades à percements aléatoires, la flexibilité paradoxale du plan à pièces ou le caractère ludique et sophistiqué des détails d’assemblage et de mise en œuvre. Pourtant, ces édifices ont été construits dans un contexte culturel, politique et économique très particulier et très éloigné du nôtre – ils ont été construits pour une clientèle bourgeoise éclairée et manifestement un peu excentrique et gourmande de formes.
Pour caractériser ces architectures, une hypothèse naît, sous la forme d’un oxymore : que ces architectes engagent un processus particulier d’évolution du mouvement moderne, une forme de « modernisme maniériste ». Rassembler en une expression deux mouvements artistiques aussi éloignés historiquement qu’opposés théoriquement n’a pas pour objectif premier de proposer un nouveau mode de classement, anachronique et paradoxal, de l’histoire de l’architecture. Nous sommes plutôt guidés par l’intérêt porté à une certaine manière de concevoir et de réaliser l’architecture – à une forme d’arte di maniera. Dans son article « Pour une brève histoire du maniérisme », Daniel Arasse (1944-2003) cite les recherches de Robert Klein (1918-1967) 2 « (…) dans le maniérisme l’attention glisse du quoi, ce qui est représenté, au comment, le représenter. Il demande donc un regard d’appréciation artistique ou esthétique devant l’objet représenté, sur la manière dont on représente cet objet » 3.
Rapprocher du maniérisme la modernité hétérodoxe des édifices que nous étudions, c’est tenter de chercher des origines à ces bizarreries pour qu’elles ne restent pas de pures subjectivités. C’est imaginer que ces architectes, comme les artistes du XVIème siècle, ont en commun une pensée en mouvement, instable, fragile, complexe, une critique parfois désinvolte ou désabusée. Les licences prises au XVIème siècle par rapport aux théories de la Renaissance ont fait évoluer la notion de beauté : d’un art de nature à un art d’artifice. Le maniérisme est indissociable de la Renaissance classique, il s’est constitué à partir d’expérimentations toujours situées dans des relations dialectiques, c’est pour cela qu’on peut qualifier cette période de Renaissance maniériste. Daniel Arasse nous conseille d’éviter le terme de pré‑baroque, qui attribue à ce mouvement chaotique une direction qu’il n’avait pas 4.
En proposant le terme de Razionalismo manierista milanese, notre article sous‑entend qu’il s’agit d’une posture maniériste au sein du rationalisme italien. Le rationalisme italien est un mouvement éphémère pris dans le chaos de l’histoire – le Gruppo 7 5 n’a existé que l’année 1926 et le M.I.A.R. (Movimento Italiano per l’Architettura Razionale) a été fondé en 1930 pour se dissoudre en 1932. Giuseppe Terragni (1904‑1943) réalisera à Côme la Casa del Fascio (1932‑1936), une architecture d’une très grande précision et d’une grande pureté géométrique – une sorte de Rubik’s cube réglé par des proportions albertiennes. Kenneth Frampton (1930‑) analyse la cohérence et la rigueur de cet édifice : « Le bâtiment est traité comme s’il y avait une matrice spatiale continue, sans aucune indication concernant le haut, le bas, la gauche, la droite, etc. » 6. À Milan, en association avec Pietro Lingeri (1894‑1968), il réalise la Casa Rustici (1933‑1935) où la recherche de la transparence entre l’intérieur et l’extérieur de l’îlot, les amènent à proposer une façade constituée d’une grille légère de balcons, une solution réemployée à l’échelle urbaine pour l’aménagement du front du parc à Paris‑Bercy coordonné par Jean‑Pierre Buffi (1937‑). Ils réalisent aussi à Milan des immeubles d’habitation plus courants et plus classiques, la Casa Ghiringhelli (1933) et la Casa Lavezzari (1934). Deux édifices où on trouve une organisation parfaite de la symétrie avec une grille régulière des percements, une partition interne équilibrée et une décomposition des séquences parfaitement articulée. Un texte, intitulé « Note », que le Gruppo 7 publie dans la revue Rassegna Italiana en 1929, montre toutes les ambiguïtés de ce mouvement : « Notre passé et notre présent ne sont pas incompatibles. Nous ne souhaitons pas ignorer notre héritage traditionnel. C’est la tradition qui se transforme toute seule et prend de nouveaux aspects que seuls quelques‑uns peuvent reconnaître » 7. C’est une période où les notions restent floues entre tradition, classique et moderne. Cette origine présumée du rationalisme maniériste permet de donner une source plus ou moins canonique à ce mouvement architectural hétérogène et quelque peu hérétique. Bien sûr, ce mouvement a été aussi très fortement influencé par le Novecento milanese. Gio Ponti (1891‑1979) et Piero Portaluppi (1888‑1967) ont été des architectes importants dans les années 1920 à 1940 mais aussi des enseignants influents à l’école polytechnique de Milan. Enfin, l’étonnant travail de Giovanni Muzio (1893‑1982) pour laCa’Brutta (1919‑1923) ou pour Angelicum, (1939‑1942) a dû ouvrir pour cette nouvelle génération, un chemin vers des plaisirs cultivés et licencieux.
Dès les années 1950, Colin Rowe (1920‑1999) devinait déjà ce penchant pour le maniérisme dans le mouvement moderne des années 1920. Dans les articles « Mathématique de la villa idéale » (1947) et « Maniérisme et architecture moderne » (1950) 8, Colin Rowe propose des analogies entre les tenants de cette modernité héroïque et les artistes du XVIème siècle. Il cherche à mettre en évidence les processus de conception par l’analyse visuelle des édifices et par la comparaison formelle des plans et des élévations. On pourrait d’ailleurs prolonger les analyses de Colin Rowe, en comparant les modes de composition d’Andrea Palladio (1508‑1580) à ceux d’Ignazio Mario Gardella. Sa Casa al Parco, Piazza Castello 29 (1947‑1954) offre des jeux paradoxaux entre les façades à ossature et remplissage et les façades à murs percés qui s’apparentent au Palazzo Chiericati (1550‑1680) ou au Palazzo Thiene Bonin Longare (1572‑1610) à Vicence.
Restons fidèle à cette méthode : en s’appuyant sur le vocabulaire riche et imagé de l’esthétique maniériste et son incarnation dans des chefs‑ d’œuvre, nous allons proposer une lecture critique de cette architecture moderne milanaise, qui met au jour leur rôle de pivot entre le XVIème siècle et certaines esthétiques contemporaines. Au cours de notre analyse, nous pourrons interroger à la fois l’attrait contemporain pour l’architecture fantaisiste, tout en trouvant du plaisir dans des architectures plus inquiétantes, plus paradoxales et peut‑être plus savantes
Nous nous attacherons plus spécifiquement à analyser les potentiels dynamiques que peuvent produire sur le spectateur les anomalies et entre autres dans les trames des façades. Mais aussi comment ces jeux de percements s’accompagnent d’une simplification volumétrique et une radicalité dans les enveloppes. C’est un dispositif formel très innovant à l’extérieur qui est paradoxalement contredit par des dispositions classiques dans les intérieurs, convoquant la figure des appartements à pièces bourgeois. Il s’agit d’une architecture d’un très grand raffinement nécessitant une sophistication extrême des détails, une architecture de designer. Une architecture moderne, radicale, sophistiquée et toujours très urbaine, ne remettant jamais en cause la continuité de la ville, bien que Milan, au lendemain de la guerre, soit devenue une quasi page blanche.
Une fenêtre par ci …
Commençons par l’architecture de Mario Asnago & Claudio Vender : l’une de ses caractéristiques est la façon assez inattendue de placer des fenêtres d’un format particulier ou de décaler quelques baies dans une trame régulière de percements. C’est le cas du petit immeuble d’habitation Via Plutarco 13 (1948) où on trouve au troisième étage, à peu près dans le milieu du bâtiment, une fenêtre un tiers plus large que les autres [fig.01]. Cet immeuble de logement à quatre travées, est construit entre deux mitoyens. La façade se décompose en deux registres horizontaux, un socle trop haut sur deux niveaux et un plan de façade un peu trop bas sur trois. Les surfaces de ces deux plans sont très contrastées ; le socle en pierre calcaire est très lisse alors que l’élévation en brique rustique est très rugueuse.
La délimitation entre les deux matières se fait juste au‑dessus du cadre des fenêtres du deuxième étage mais il est tellement près du haut des baies que l’on perçoit clairement que ce changement de matière ne correspond pas à une disposition constructive. Il s’agit plutôt d’une ligne abstraite de partition de la façade. C’est un dispositif de composition qu’on retrouve dans le bâtiment de logements et de bureaux Piazza Velasca 4 (1950‑1952). Les deux architectes ont l’habitude de composer de manière étonnante les plans de façades, Via Euripide 1 (1937‑1938) les balcons sont situés sur les trois étages inférieurs laissant les deux niveaux supérieurs nus. Une façade d’autant plus lisse que les volets se rangent à galandage dans l’épaisseur de la façade [fig.02]. Inversement, Via Tunisia 50 (1935), les balcons très élancés sont regroupés sur les étages supérieurs ce qui contraste fortement avec les étages inférieurs et donne le sentiment qu’il s’agit de deux bâtiments superposés [fig.03].
Est‑ce une manière de se jouer des conventions, comme une bouffonnerie d’Auguste – une fenêtre bizarre comme un nez rouge et des proportions grotesques comme un maquillage de clown ? Cette hypothèse, Daniel Arasse l’a déjà évoquée à propos du maniérisme : « Ce qu’on doit bien comprendre avec le maniérisme c’est qu’il a une dimension ludique, le paradoxe maniériste étant très souvent un jeu. En fait, dans une large mesure, le maniérisme met en scène le trouble, l’incertitude, pour en jouer et peut‑être aussi pour en exorciser le caractère inquiétant » 9.
Ce traitement particulier des percements est peut‑être aussi une manière de dérider la régularité, de composer de façon souple, de retrouver une fraîcheur enfantine [fig.04]. Il est tentant de le rapprocher du remplacement, dans la peinture et la sculpture du XVIème siècle, du noble déhanchement du contrapposto par la figure serpentinata, sinueuse comme un serpent en reptation. Patricia Falguières considère cette pose comme un élément significatif du maniérisme : « C’est ici qu’apparaît le mieux l’une des caractéristiques les plus marquées de l’avant‑garde maniériste. Elle aura privilégié l’idéal d’un mouvement fluide, aisé, affranchi de la pesanteur et des contraintes du réel » 10. Sur la façade à trois étages du modeste bâtiment d’angle de la Via Balbo 1 (1947), la fenêtre du deuxième étage se décale légèrement de l’alignement vers l’angle et sur l’autre façade la fenêtre du premier étage manque [fig.05]. Au Corso di Porta Nuova 52 (1963), c’est au deuxième et au huitième et dernier étage que deux baies se reculent de l’alignement à l’angle [fig.06]. Chaque fois, ces petits mouvements dans les alignements des baies font légèrement « onduler » la façade. Mais là où l’effet serpentinata est le plus sophistiqué, c’est à l’angle de Via Alberico Albricci et de la Piazza Velasca (1953‑1959) [fig.07]. Dans un premier temps, on perçoit deux fenêtres particulières, au premier et au deuxième étage qui se rapprochent anormalement de l’angle, faisant plonger le regard vers le sol. Inversement, au dernier niveau la trame est évidée et fait échapper le regard vers le ciel. On imagine que ces effets permettent d’attirer le regard vers la Torre Velasca (1951‑1958) des architectes BBPR en fond de perspective de la Via Larga. Mais très vite, le bâtiment échappe à l’entendement : le rez‑de‑chaussée offre une légère brisure, afin de ménager un retrait de l’alignement et de créer une petite ombre qui fait flotter l’impressionnant plan de façade. Et ce n’est que bien plus tard qu’on découvre qu’à partir du quatrième étage, les linteaux entre les baies se réduisent progressivement vers le haut de l’édifice, et font de ce fait à la fois « gonfler » et « onduler » la façade.
Bien entendu les bâtiments d’angle se prêtent plus facilement à des jeux de décalage des baies. Les contraintes d’éclairement de la pièce d’angle sont moins fortes et on peut choisir de les ouvrir d’un côté ou de l’autre, plus ou moins à sa guise. Le rendu du volume à l’angle est un sujet important de la composition architecturale et les projets contemporains jouent de ces opportunités pour créer des effets de rotation du volume sur l’angle par des percements en quinconce. C’est peut‑être pour cette raison que le bâtiment de Carlo Perogalli & Attilio Mariani, Via Beatrice d’Este 24 (1956‑1957), avec ses jeux de parement en damier de brique orange et rouge et ses fenêtres en quinconce, nous semble si contemporain. Pour autant, l’accumulation des irrégularités et des trames décalées finissent par être paradoxalement répétitives dans les nouveaux quartiers des ZAC parisiennes. On peut y lire le signe d’une inversion des valeurs entre régulier et irrégulier, entre sens du collectif et individualisme. En fait, cette nouvelle esthétique du quinconce qui gère, subit ou sublime, les normes en matière de propagation du feu – le fameux algorithme du « C+D » 11. À Boulogne‑Billancourt dans le nouveau quartier du Trapèze, il n’y a guère que l’agence de Roger Diener (1950‑) pour composer une façade régulière avec des balcons pour contourner la terrible norme. C’est pourtant la même agence qui a réalisé à Bâle (1993‑1995) un petit bâtiment d’angle, dénommé maison Kolhenberg par Martin Steinmann (1955‑) où les trumeaux et les châssis des fenêtres se disposent de part et d’autre de l’angle organisant à chaque étage des figures différentes. Le bâtiment se présente comme une œuvre d’Art concret qui donne des clefs de compréhension du processus de conception au spectateur – en lui laissant prolonger la composition en devenir. Pour Martin Steinmann, dans son article « Le regard du producteur », ce bâtiment agit comme un nouveau paradigme, un modèle pour une déclinaison. « Le thème en est déjà donné : la maison Kolhenberg fait naître un regard de producteur, un regard qui nous fait nous‑mêmes créer l’œuvre. Nous pouvons la répéter comme une partie d’échecs. L’œuvre ne nous apparaît pas comme achevée, elle se développe sous notre regard ou plus précisément nous la développons. Nous la réalisons selon les deux acceptions de ce terme : nous la comprenons et nous la rendons réelle en la comprenant » 12.
La Dernière Cène Via Faruffini
Le potentiel dynamique que crée le conflit entre régularité et irrégularité a été de longue date exploité en peinture. Lorsque Leonardo da Vinci (1452‑1519) réalise la peinture murale à tempera de « La Dernière Cène », entre 1495 et 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan, il utilise pour la dernière fois la perspective construite telle que Leon Battista Alberti (1404‑1472) l’a théorisée dans son ouvrage De pictura (1435).
La perspective est parfaite, l’espace fictif de la storia est en continuité de l’espace réel de la pièce, on nomme vulgairement cette peinture « la pièce du haut ». Il s’agit d’une démonstration didactique de ce qu’est la perspective, construite mathématiquement. Depuis le point de vue du spectateur, c’est‑à‑dire une nonne assise en train de manger, le dessin du quadrillage du plafond à caissons et les lignes verticales des tentures, des portes et des baies permettent de rendre compte de la profondeur fictive. C’est presque un schéma de la grille de construction. L’architecture n’est qu’un décor pour le premier plan, la table derrière laquelle sont assis les apôtres, qui eux sont en avant, comme projetés hors de l’image. Leonardo da Vinci prend une licence par rapport aux règles en déplaçant le cadre de représentation, en cadrant trop serré, pour faire flotter la scène entre l’espace fictionnel et l’espace réel. Daniel Arasse nous montre que déjà lorsqu’il a réalisé sa première peinture en perspective, « L’Annonciation » (1475‑1476), la construction géométrique est invraisemblable ; « une apparence de réalité, de construction exacte » 13. Est‑ce une manière de cacher le mystère de l’Annonciation ou adopte‑t‑il déjà une distance critique, est‑il déjà désabusé par la trivialité de la construction géométrique ? Dans « La Dernière Cène », les personnages sont rangés très régulièrement par groupes de trois, de part et d’autre du Christ, qui est, lui, situé dans l’axe, sur le point de fuite central. C’est la première fois que Judas se retrouve avec les autres du même côté de la table – une question sûrement épineuse du point de vue de l’iconographie chrétienne ! Sans doute en accord avec le programme iconographique des Dominicains, ce positionnement de Judas a aussi permis à l’artiste de régler un problème de représentation. S’il avait dû placer autrement Judas, le personnage se serait trouvé du côté des nonnes, dans le vide. Cette disposition permet de donner une grande régularité à la composition et de fait, concentre l’attention du spectateur sur les attitudes des personnages. Daniel Arasse décrit parfaitement l’agitation qui règne dans ce premier plan, entre les postures des personnages et la trame perspective « Ce qui intéresse Léonard dans « La Dernière Cène », c’est justement le cadre géométrique donné par la perspective « régulière » comme instrument à dénier par les figures qui se déplacent sans arrêt dans la grille. C’est ça le mouvement du monde. » 14.
Lorsque l’on emprunte la Via Faruffini, on est dans un continuum urbain ordonné par l’alignement, la mitoyenneté, le gabarit et matérialisé par une architecture urbaine courante des années 1950 et 1960. On peut passer devant le numéro 6, construit en 1954 par les architectes Mario Asnago & Claudio Vender, sans y prêter plus attention que ça, si ce n’est qu’il est très blanc et très lisse [fig.08].
Lorsqu’on traverse l’avenue pour prendre du recul, le bâtiment apparaît plutôt régulier et plutôt austère. Mais très vite quand on s’attarde à observer la façade, le regard se met à se déplacer frénétiquement sur la surface murale : on se trouve dans une relation spectateur‑œuvre analogue à celle que provoque « La Dernière Cène ». La façade apparaît comme une surface abstraite, comme un dessin sur un papier millimétré. Le parement en mosaïque blanche produit un discret quadrillage, une analogie avec le papier millimétré. Ce plan de façade est décollé visuellement du sol par un très léger recul et par un singulier garde‑corps au rez‑de‑chaussée.
Elle est aussi détachée du volume construit par une loggia d’angle située directement derrière le voile de façade. Au premier coup d’œil, la façade semble percée régulièrement mais très vite une baie particulière sur la droite attire notre attention et à partir de ce moment‑là, le regard se promène de droite à gauche, de haut en bas à la surface de la paroi pour chercher d’autres irrégularités. Paradoxalement, la trame qui semblait très régulière ne l’est en fait aucunement, tous les étages sont différents. Comme dans « La Dernière Cène », l’altérité n‘existe que sur un fond de régularité. À suivre Daniel Arasse, le regard s’amuse d’abord à repérer les différentes positions des groupes d’apôtres par leur position par rapport au décor, ce qui créé un premier niveau d’agitation dans l’image. Très vite, l’attention est captée par les mouvements des visages et les positions des mains, qui redirigent incessamment le regard, et on finit par être pris dans un tumulte général. Face au bâtiment de Mario Asnago & Claudio Vender, on se tient devant un jeu des 7 erreurs, le regard balaie la façade à la recherche de l’anomalie. La façade nous propose d’ailleurs une dernière énigme : le cadre métallique. C’est une structure légère, métallique, située un peu en haut à droite, écartée d’un bon mètre du mur, là où le regard s’était porté au premier coup d’œil. Est‑ce un cube virtuel qui transperce la façade ? Est‑ce une citation du monument aux victimes des camps d’extermination nazis, des architectes BBPR (1946) ? Est‑ce que les ombres portées de cette structure composent des figures géométriques changeantes suivant la course du soleil ? Ce n’est manifestement pas un étendoir à linge, il n’a semble‑t‑il pas d’usage particulier. Sans sources des auteurs cela reste une curiosa.
La répartition des percements sur la façade n’a pas non plus de raison d’être particulière par rapport à la partition interne des pièces. Il ne s’agit pas de répondre à des besoins fonctionnels, bien au contraire, dans certains logements les cloisons se « contorsionnent » pour s’adapter à la composition de la façade. « La Dernière Cène », aussi, pose une dernière petite énigme au flot de touristes qui s’agglutinent devant elle – mais où est passé Judas ? Revenu de l’autre côté de la table, dissimulé dans un groupe de trois apôtres ! – Comme dans la bande dessinée de Martin Handford, on cherche « Où est Charlie » !
Des monolithes paradoxaux
Pour mettre en mouvement les regards et les pensées, la peinture a inventé une autre technique : le chatoiement des étoffes et des drapés qui donne à la simplicité du volume un rendu très texturé. Entre 1955 et 1961, Luigi Caccia Dominioni réalise une série d’immeubles de logements à partir d’un même dispositif formel dont l’objectif avoué est de faire perdre l’échelle de l’édifice. Les volumétries sont simples, massives et les enveloppes de façade sont unitaires et traitées en all‑over. Les deux bâtiments de la Via Ippolito Nievo (1955‑1957) sont des barres qui s’inscrivent dans un plan urbain d’ensemble. Le bâtiment Corso Italia 22 (1957‑1961) est une petite tour à facettes implantée en cœur d’îlot. Le bâtiment Piazza Carbonari (1956‑1957) est un plot avec une singulière silhouette de toiture découpée à l’emporte‑pièce [fig.09].
L’aspect unitaire des façades est rendu par la surface murale constituée de briquettes de parement posées verticalement, qui soulignent le caractère ornemental du dispositif. Elles sont vernissées. Leurs couleurs – bleu nuit, orange terre, vert pétrole – changent selon la lumière du jour et semblent couvertes d’or, de cuivre ou d’asphalte. Cet effet moiré ou mordoré, très apprécié dans les tissus vénitiens, est devenu une technique picturale de la Renaissance maniériste. Le cangiante est très utilisé par Paolo Caliari, dit Véronèse (1528‑1588) ainsi que par Michelangelo (1475‑1564) dans la Chapelle Sixtine (1508‑1512). Pour réussir la transposition à l’architecture de cet effet, les fenêtres sont insc
rites dans une figure particulière de composition. Elles sont disposées en semis, en constellation ou en guirlande enveloppant le volume [fig.10]. Elles ne laissent plus deviner la partition interne des logements et on finit par perdre même la notion d’étage. Les éléments particuliers de la façade comme les de l’agence BBPR, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 10‑12 (1961‑1968) ou d’Angelo Mangiarotti et Bruno Morassutti, Via Quadronno 24 (1959‑1960) ont une dimension monolithique rendue par le pliage de l’enveloppe et le dispositif répétitif d’un motif des travées de façade.
Jacques Lucan (1947‑), dans les deux livres qu’il consacre aux nouveaux processus de conception architecturale 15, analyse l’intérêt contemporain pour ce mode de composition en all‑over. C’est un dispositif de composition qui se prête plus facilement à des programmes d’équipement moins contraints par les nécessités des usages intérieurs. Pour autant, dans les immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni ou dans certains projets contemporains, on trouve des dispositifs analogues. L’agence milanaise baukuh (2004‑) a réalisé à Tirana (2015) un immeuble d’habitation avec une silhouette extrêmement massive, un traitement unitaire de l’enveloppe en carrelage et un mode de percement semi‑aléatoire. On retrouve aussi dans l’immeuble d’habitation des architectes Aldric Beckmann (1970‑) et Françoise N’thépé (1973‑) dans la ZAC Masséna (2007) le même aspect monolithique, donné par une enveloppe unitaire en béton teinté marron, juste contrariée par les ajouts dorés, associés à une multitude de formes de châssis pour faire perdre la compréhension de la superposition. Les architectes Jacques Herzog (1950‑) & Pierre De Meuron (1950‑), pour le bâtiment Südpark (2011) à Bâle, poussent le dispositif de la surface murale en all‑over en répartissant en semis les baies sur la totalité de la façade.
La tour Agbar (2005) de Jean Nouvel (1945‑) à Barcelone, avant qu’elle ne soit capotée, révélait un ordonnancement impressionnant : la disposition des châssis semblait pixelliser la coque tandis que certains cadres pouvaient devenir structurels dans les enchaînements de percements. Plus récemment, l’agence suisse Philippe Bonhôte & Julia Zapata (2003‑) à La chapelle des Sciers (2009) à Lancy, utilise aussi un mode de percement en ruban pour faire « flotter » les couches les unes sur les autres. Ce dispositif fait aussi référence depuis l’intérieur à une fenêtre bandeau cadrant chaotiquement le paysage.
Le principal paradoxe des immeubles d’habitation de Luigi Caccia Dominioni est que la composition des façades très contemporaine en all‑over, est en contradiction avec le dispositif classique de distribution par pièces des appartements. On aurait pu s’attendre avec ce type de façade à des plans fluides, très ouverts alors qu’on trouve des plans à pièces, très composés. Ils ont toutes les caractéristiques des appartements bourgeois des XVIIIe et XIXe siècle avec hall, vestibule, galerie, antichambre, double distribution, cabinet, bibliothèque, dressing, office, etc. [fig.11].
Il ne s’agit pas d’un simple agrandissement des pièces comme on le voit souvent dans les nouveaux appartements bourgeois, les lofts mais bien d’un autre type de plan où chaque pièce a sa géométrie, sa matérialité, son ambiance. La structure poteau‑poutre est ici au service d’une composition de plan très dessinée, permettant à chaque étage de modifier la partition interne. Dans certains projets comme l’immeuble de la Via Massena (1959‑1963), Luigi Caccia Dominioni place un vestibule dans le prolongement du palier d’entrée afin de permettre d’assembler différemment les appartements. À certains étages, ce vestibule est partagé par deux logements, à d’autres il permet d’agrandir un appartement en prenant, par rachat, une partie du logement voisin ou encore permettre depuis le palier de distribuer un appartement indépendant. Dans le Cahier de théorie douze de l’EPFL, Bruno Marchand et Alexandre Aviolat 16 signalent une tendance contemporaine du retour du plan à pièces dans les concours récents de logements en Suisse. Ainsi l’agence Edelmann Krell (2005‑) pour le projet Seebahnstrasse à Zürich (2014), propose un dispositif de distribution par vestibule qui permet de compacter la desserte des chambres et des sanitaires. Dans le projet de l’agence Mathis Kamplade, Mehrgenerationenhaus à Zürich (2015‑2017) on retrouve un dispositif traditionnel de pièce centrale de distribution, la diele. Enfin, les architectes Sergison & Bates pour le projet Elderly Housing à London (2015) proposent un étonnant plan par agrégation de pièces. Dans ce projet comme dans les autres cités précédemment, la géométrie des pièces est très affirmée. On est clairement dans la filiation du travail des frères Perret et dans la continuité des dispositifs de composition du bâtiment de la rue Franklin à Paris (1903).
Attention aux détails
Le mouvement du regard du spectateur ne se déduit pas de l’approximation du geste du peintre ni d’une désinvolture vis‑à‑vis des détails, bien au contraire. Il semble même indispensable de s’attarder brièvement sur une des caractéristiques qui façonne l’identité de ces architectures, le soin et la singularité des détails de mise en œuvre. Un des plus cocasses est la façon, très énigmatique, qu’a Luigi Caccia Dominioni de cacher le parlophone de l’entrée de la Casa Pirelli, Via Cavalieri del Santo Sepolcro 6, (1962‑1964). Les sonnettes sont dissimulées derrière une pierre du parement de la façade qui pivote, une véritable cachette secrète [fig.12] comme dans la Camera degli Sposi (1465‑1474) du Palazzo Ducale à Mantoue d’Andrea Mantegna (1431‑1506).
Ce bâtiment, qui semble banal à première vue, recèle une multitude de détails qui signent la personnalité de l’auteur. Certains sont récurrents dans son travail à cette période comme le soin porté aux gouttières et aux descentes qui viennent marquer l’artificialité de l’angle du bâtiment. D’autres sont des emprunts de mise en œuvre au baroque milanais comme les biseaux dans l’épaisseur de la façade pour protéger la tranche des volets ou la décomposition en deux parties du volet pour en faciliter la manipulation au droit du garde‑corps. Quand on s’attarde sur cette façade, on découvre presque fortuitement que les vitres, un peu trop grandes, ne s’ouvrent pas classiquement en pivotant sur une charnière mais coulissent sur une crémaillère. Les intérieurs sont aussi investis : les voitures roulent sur des sols en mosaïque ou en marbre pour rejoindre un parking organisé comme une arène qui met en scène les calandres des bolides. C’est à qui fera le plus beau hall d’entrée, le hall le plus spectaculaire. Les toutes petites pièces de distribution intérieure, comme les vestibules deviennent de véritables boîtes à bijoux où les sens sont contrariés par le trouble provoqué par quelques artifices de mise en scène, une attitude typiquement maniériste. Ces architectes sont tous des designers. Peut‑être est‑ce la raison de ce soin porté aux détails. Cette excellence dans les mises en œuvre est aussi la signature d’un tissu industriel et artisanal qualifié.
Avant et après Aldo Rossi
En guise de conclusion provisoire à cet article, on peut se demander comment Aldo Rossi (1931‑1997) a perçu cette architecture, contemporaine de ses années de formation et du début de sa carrière de théoricien et de praticien. On ne peut pas ne pas imaginer que ses prises de position contre la destruction de la ville classique par le mouvement moderne, n’aient pu avoir comme origine ces réalisations, toutes très urbaines. Même le projet le plus radical de Luigi Walter Moretti, Corso Italia, ne déstructure pas la figure de l’îlot. Pourtant après les bombardements de 1943, qui entraînèrent la destruction presque totale des quartiers les plus anciens, le centre‑ville de Milan a été totalement reconstruit. Mais reconstruit par une architecture urbaine soucieuse du parcellaire, de l’îlot, des types tout en assumant une écriture architecturale moderne, cultivée et un peu bizarre. C’est une des multiples formes de la modernité, une forme un peu à la marge de son courant héroïque. Alors qu’Aldo Rossi n’a pas pu ignorer cette architecture depuis son studi di architettura Via Maddalena en plein cœur de la transformation du quartier du Duomo, ce sont ses anciens collaborateurs suisses comme Bruno Reichlin (1941‑) et Fabio Reinhart (1942‑) puis les tenants du mouvement de l’architecture analogue comme Miroslav Šik (1953‑), Hans Kollhoff (1946‑) et plus récemment Adam Caruso (1962‑), qui ont cherché dans ces architectures une voie pour penser le contemporain. C’est cette génération qui revient sur ces références d’un modernisme « maniériste » pour reconstruire une architecture contemporaine savante.
Bibliographie
1‑ Le groupe BBPR était composé de Gianluigi Banfi (1910‑1945), Lodovico Barbiano di Belgiojoso (1909‑2004), Enrico Peressutti (1908‑1976) et Ernesto Nathan Rogers (1909‑1969).
2‑ Robert Klein, L’esthétique de la techné, Institut national d’histoire de l’art, Saint‑Juste‑La‑ Pendue, 2017.
3‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.195.
4‑ Ibidem.
5‑ Le Gruppo 7 était composé d’Ubaldo Castagnoli, Luigi Figini, Guido Frette, Sebastiano Larco, Gino Pollini, Carlo Enrico Rava et Giuseppe Terragni. 6‑ Kenneth Frampton, L’architecture moderne, une histoire critique, Philippe Sers, Paris, 1985 (1ère édition 1980) p.179.
7‑ Kenneth Frampton, ibid, p.177.
8‑ Colin ROWE, Mathématiques de la villa idéale et autres textes, Édition Parenthèses, Marseille, 2014
9‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.199.
10‑ Patricia Falguières, Le maniérisme. Une avant‑garde au XVI e siècle, Découvertes Gallimard, Paris, 2004, p.74.
11‑ La règle du C+D appartient à la Réglementation Sécurité Incendie. Elle concerne la propagation verticale du feu sur des façades comportant des baies. Il s’agit de tenir une distance minimum entre deux baies superposées. Une règle qui amène souvent à décaler les percements pour l’obtenir la distance voulue.
12‑ Martin Steinmann, Forme forte, Birkhäuser, Bâle Boston Berlin, 2003, p.247.
13‑ Daniel Arasse, Histoires de peintures, essais folio, Saint Amand, 2006, p.140
14‑ Daniel Arasse,ibid, p. 145.
15‑ Jacques Lucan, Composition, non‑composition Architecture et théories XIX e – XX e siècle, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009. Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.
16‑ Bruno Marchand et Alexandre Aviolat, Logements en devenir concours en Suisse 2005‑2015, Cahier de théorie douze, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015.
Architecte, Urbaniste et enseignant.
Depuis 2005, il a créé son agence, aujourd’hui dénommée Polyptyque (associé à Marie Gabreau) avec laquelle il réalise des projets urbains comme l’EAI à Montpellier, associé à l’agence WEST8, des projet d’espaces publics comme le Parc du Moulon à Paris-Saclay, toujours avec l’agence WEST8, des projets de logements et des équipements publics comme un groupe scolaire à Saint-Julien-en-Genevois en association avec les architectes José Morales et Jean-Marc Chancel.
Depuis 2005, il enseigne à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille après avoir été enseignant aux écoles d’architecture de Paris Belleville et de Paris la Villette.
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