Caccia Dominioni, les façades de Milan

Écrit par
Jean Pernal

Introduction

Lorsque l’on s’intéresse au travail de Caccia Dominioni, on ne peut que remarquer ces édifices monoblocs, souvent recouverts d’un matériau unitaire. Étonnamment, il s’agit d’édifices d’habitation qu’il construit pour une bourgeoisie milanaise issue de l’industrie florissante des années 50-60. Ces citadelles de céramiques s’érigent au sein de parcs, comme des saillies de pierre dans un écrin de verdure. Si au premier abord elles paraissent impénétrables, il existe néanmoins des manières de les aborder qui permettent de saisir les subtilités que Dominioni emploie dans ses façades.

Il y a deux niveaux de lectures dans son travail. Le premier correspond à la volumétrie globale. Il s’agit de la première impression que l’on a du bâtiment. Un bloc unitaire, dressé au milieu de la ville. La forme est souvent un parallélépipède simple que Dominioni vient recouvrir de céramique. Il crée une émergence de pierre qu’il rend habitable. Il crée un monolithe. Dominioni, lorsqu’il dessine ses monolithes urbains, le fait dans un but d’habitabilité. Il crée des cavernes habitées. Mais en même temps, il détache les façades des plans intérieurs. Le système poteau-poutre qu’il emploie dans les espaces intérieurs lui permet d’avoir une façade indépendante de l’organisation spatiale (Cf. L’analyse de l’édifice Via Nievo par Daniel Masia)1

La deuxième lecture provient des détails qu’il emploie pour rendre ce bloc hospitalier et unique. Dominioni travaille ses façades dans la plus petite échelle. Si de prime abord elles paraissent monolithiques, la perception se modifie au fur et à mesure que les détails apparaissent : les briquettes de céramiques sont posées en vertical pour bien indiquer qu’elles sont purement décoratives, les fenêtres sont de tailles inégales, il intègre des bow-windows qui viennent se greffer en surépaisseur etc. Il effectue un travail de modification de ces blocs, il les découpe pour créer des fenêtres, des ouvertures, pour modifier leur forme.

1-De la forme…

L’une des caractéristiques de ces blocs monolithiques est la simplicité du volume. Caccia Dominioni part de bases simples, comme le parallélépipède rectangle ou encore le cube qu’il vient déformer. Lorsqu’on analyse un peu la manière qu’il a de les modifier, on dégage trois opérations fondamentales qu’il effectue sur ces volumes de base.

La première, la coupure, consiste à enlever du volume général des morceaux, Elle permet de garder des formes simples, facilement composables et adaptables à la parcelle.
La deuxième, le débordement, lui permet d’extruder des parties de la façade afin de créer des volumes en surplomb de l’espace extérieur. Ces volumes lui permettent d’agrandir les intérieurs et de créer des ombres sur la façade. Ces volumes sont plus complexes, car bien souvent les extractions ne sont pas de simples cubes. Par exemple Piazza Carbonari, où le bow-window est pentagonal. La troisième est la déformation. Le volume se déforme selon une arrête ou une face. Il étire pour adapter le volume à la parcelle.

Schéma de composition des volumes, Pernal Jean, 2019. De gauche à droite : Edifice Via Massena, Edifice Via Nievo, Edifice Via Santa Croce 3
fig-1 : Schéma de composition des volumes, Pernal Jean, 2019. De gauche à droite : Edifice Via Massena, Edifice Via Nievo, Edifice Via Santa Croce 3

 

Pour ce qui est de la composition de la façade, Luigi Caccia Dominioni adapte le modèle traditionnel des palais italiens à celui d’un édifice d’habitation moderne. Si l’on trouve quand même un système d’ordonnancement classique, avec le sous-bassement, les étages nobles et le couronnement, il est disproportionné par rapport aux canons établis à la Renaissance.

Du fait que Dominioni encastre ses bâtiments dans le sol, la notion de sous-bassement devient équivoque. Est-ce le niveau qui comprend l’entrée, comme on le pensait au quattrocento, ou est-ce le niveau de la rue, souvent décalé par rapport à celui de l’entrée ? En ce qui concerne les attiques, Dominioni adopte une posture résolument plus tranchée. Il les restreint à une simple ligne, marquée par une couvertine, qui fait le tour du bâtiment comme une corniche.

À la Via Massena par exemple, le sous-bassement est encaissé dans le sol. Le pourtour du bâtiment s’ouvre par des fenêtres. Étonnamment, il n’est visible que sur la partie arrière du bâtiment. La façade sur rue ne présente aucun sous-bassement distinct. Le couronnement est une corniche en cuivre qui dépasse de la façade, une gouttière capotée d’une couche de cuivre comme il le réalise aussi le long des balcons filants sur la façade.

Façade de l’immeuble d’habitation Via Massena sans sous-bassement visible côté rue, Jean Pernal, 2019. De ce côté-ci, l'immeuble est au niveau de la rue.
fig-2 : Façade de l’immeuble d’habitation Via Massena sans sous-bassement visible côté rue, Jean Pernal, 2019. De ce côté-ci, l’immeuble est au niveau de la rue.

 

Photo du sous-bassement côté parc, Photographie, Jean Pernal, 2017
fig-3 : Photo du sous-bassement côté parc, Photographie, Jean Pernal, 2017

 

Sur l’édifice Via Nievo Caccia Dominioni utilise un système proche de celui de Via Massena : une fenêtre identique est employée sur le pourtour de l’édifice en rez-de-chaussée. Cependant, il le décroche légèrement des étages supérieurs par un retrait du volume de chaque côté et un changement de matérialité. La toiture, par son aspect très plat et légèrement arrondie, est soulignée par une corniche qui fait le tour de l’édifice.

fig-4 : Façade de l’immeuble d’habitation Via Nievo avec sous-bassement, Jean Pernal, 2019

 

Vue du sous-bassement, Photographie, Jean Pernal, 2017
fig-5 : Vue du sous-bassement, Photographie, Jean Pernal, 2017

 

Il y a une réinterprétation d’un système classique sur ces édifices monolithiques. Bien que moderne, Dominioni ne rompt pas tout à fait avec les compositions historiques et « traditionnelles » pour les édifices de grandes envergures.

D’un point de vue de la composition générale, les façades apparaissent au premier abord comme aléatoires. Les ouvertures ne semblent suivre aucune logique ni aucun alignement. Cependant, lorsqu’on s’intéresse aux alignements des éléments (fenêtres, loggias, portes, etc.), il apparait que Dominioni utilise des tracés régulateurs pour les positionner. Il y a une composition sous-jacente à cette première impression d’aléatoire. Les volumes simples se complexifient par cette répartition des ouvertures. Il se sert d’elles afin de donner leur apparence particulière, presque abstraite, à ces façades entités. On trouve dans son architecture monolithique différente types d’ouvertures, de fenêtres, de pare-soleils qui viennent s’agencer avec des éléments pleins pour composer l’apparence de la façade.

Sur l’édifice Piazza Carbonari par exemple, il utilise, en plus des fenêtres coulissantes qu’il met en place, des ouvertures vitrées non ouvrables. L’alternance de ces fenêtres avec des éléments de même taille pleins lui permet de composer des bandes d’ouvertures et de pleins qui viennent se superposer sur la façade. Les bandeaux se retournent dans les angles. Le bow-window est une baie vitrée en protubérance de la façade. On retrouve une composition horizontale : les fenêtres filent sur la longueur pour rattraper les bandeaux d’ouvertures et les allèges, en noir comme les éléments pleins qu’il place dans ses bandes de façades, donnent sur des pans pleins de la façade. Ces éléments pleins en noir lui servent à cacher le système d’occultation solaire. Les volets blancs s’insèrent derrière et ne sont alors visibles que lorsqu’ils sont tirés. Dominioni emploie aussi des volets roulants qu’il vient cacher derrière le parement de la façade. Il conserve ainsi une continuité de hauteur dans les bandes sans la vision du coffret du volet au-dessus des fenêtres. (Cf. le mémoire : Les protections solaires chez Luigi Caccia Dominioni, de Marjolène Cerles2)

De manière générale on distingue deux manières de traiter les édifices : Une verticale et une horizontale. Sur l’horizontal, il s’agit plutôt d’un empilement d’étages. Il modifie les façades par une alternance horizontale de pleins, de vides, de faux-vides. Il utilise beaucoup de tailles différentes mais reste dans le format bandeau ou carré. C’est un jeu d’échelle qui permet de composer un rythme à la façade.

Dans ses traitements verticaux il préfère plutôt décaler que modifier les types d’ouvertures. Il n’y a pas de faux-vide, seulement des pleins ou des vides. Il crée du dynamisme en utilisant des accidents d’alignements qui ne sont pas perceptibles lors d’une lecture rapide de la façade.

Pour ses édifices Piazza Carbonari et Via Nievo, Caccia Dominioni emploie un autre mode de composition. Les lignes verticales sont irrégulières. Les châssis de fenêtres varient en hauteur, en largeur, en forme (il emploie aussi bien des bandeaux que des carrés, cf. le mémoire : Les ouvertures, des systèmes qui animent les façades de Dominioni, d’Audrey Tam-Tsi). Il utilise des grandes fenêtres ouvrantes, des bandeaux coulissants, des fenêtres basses et larges ouvrantes. Il multiplie les ouvertures différentes pour créer des bandes irrégulières.

Piazza Carbonari, Caccia Dominioni rajoute en plus un bow-window. De manière spécifique, il le centre au milieu de la façade. C’est à partir de lui que l’on peut distinguer un axe de composition et ainsi, distinguer aussi un axe de « décomposition ». Les éléments viennent se décaler depuis cet axe, s’éloignant ou se rapprochant de part et d’autre.

Façade de l'immeuble d'habitation Piazza Carbonari, Pernal Jean, 2019.
fig-6 : Façade de l’immeuble d’habitation Piazza Carbonari, Pernal Jean, 2019.

 

Façade recomposée de l'édifice Piazza Carbonari, avec un réalignement des ouvertures et une homogénéisation de la composition, Pernal Jean, 2019
fig-7 : Façade recomposée de l’édifice Piazza Carbonari, avec un réalignement des ouvertures et une homogénéisation de la composition, Pernal Jean, 2019

 

On peut ainsi dire que Luigi Dominioni fait deux types de façades : Les régulières accidentées, comme Massena ou Santa Croce ou du moins, les fausses régulières- et les irrégulières ponctuellement régulières, comme Via Nievo et Via Carbonari, où les façades semblent désordonnées mais où on trouve quelques éléments qui eux sont parfaitement composés, comme les bow-windows de Nievo.

Ces « accidents » permettent à Dominioni de rompre avec la monotonie d’une façade trop régulée. Ils lui servent aussi à rompre avec la texture. Ils permettent de modifier les largeurs, épaisseurs, hauteurs de pans de mur texturés afin de rompre le motif de tomettes que Caccia utilise sur les façades. C’est une manière pour lui d’exploiter le motif des tomettes sans qu’il ne devienne trop présent.

2-… au fond

L’une des caractéristiques primaires de ces édifices monolithiques est leur matérialité. Dominioni utilise une technique de recouvrement de surface qui insiste sur cet aspect massif et monobloc. Les tomettes de céramiques.

Lorsque Luigi Caccia Dominioni applique son motif sur la façade, il le fait en indiquant bien qu’il s’agit d’un recouvrement. Au lieu de les mettre sur l’horizontal, comme on pourrait penser qu’il est logique de le faire pour des briquettes, il les aligne sur la verticale, montrant ainsi qu’elles ne participent pas de la structure.

Elles ne sont plus qu’un ornement, un motif qui vient en peau sur la façade. Un peu à la manière dont Adolf Loos redéfinit l’ornementation architecturale à la fin du siècle précédent. L’ornementation ostentatoire extérieure est abandonnée au profit de la simple matérialité, qui devient symbole d’une classe sociale qui cherche à se vanter d’avoir une maison seigneuriale à bas coût.
Adolf Loos, une cinquantaine d’année auparavant, prônait donc un dépouillement des façades et une ornementation qui passait par une matérialité simple en extérieur. Lorsqu’on regarde les bâtiments de Loos, on constate que dans ses bâtiments d’habitation, il utilise un enduit simple en extérieur et que ses fenêtres sont des percements sans relief. Il supprime les ornements de façades afin de produire plus de richesse intérieure.

Dominioni semble s’inspirer de ce principe d’opposition entre intérieur/extérieur. Si l’on regarde les extérieurs de ces blocs monolithiques, il y a un simple motif induit par un monomatériau, alors que dans ses intérieurs, il utilise du marbre, du cuivre, du bois. Il multiplie les textures pour donner une richesse et une qualité d’espace esthétique qui tire son inspiration des principes de Loos. Il y a une dissociation de la manière dont il traite ses intérieurs domestiques avec celle dont il fait usage pour les façades.

C’est ce principe que Dominioni exploite lorsqu’il applique ses tomettes sans discontinuité de motif sur les façades de ses bâtiments monolithiques. La tomette de céramique, outre ses caractéristiques thermiques et statiques intéressantes, est un matériau peu cher et facilement productible. C’est cette idée de «grandeur du pauvre», l’apparence de l’opulence.

Cette tomette devient le symbole de Milan dans les années 60, et beaucoup d’architecte utiliseront ce matériau pour recouvrir leurs façades. L’un des premiers, avant Dominioni, est Giovanni Muzio, dont la réalisation la plus remarquable avec la céramique reste le Palais des Arts (1932-1933)

D’autres architectes emploieront ce même revêtement mais Dominioni reste celui qui deviendra le modèle en la matière.

La céramique qu’il met en place sur ses façades reprend les teintes naturelles, la plupart du temps dans des tons marron, beige, rouge. La seule exception notable est l’édifice Via Nievo, qui est dans des teintes bleu-grises.

Il faut rappeler que ces édifices sont extraits du tissus urbain, soit parce qu’ils sont loin, soit parce qu’ils sont au milieu d’un parc… Encore une fois, Via Massena est une exception, c’est pourquoi Dominioni utilise un double langage, celui de la céramique qu’il privilégie sur les bâtiments hors centre, et celui du «stucco» qu’il emploie dans les édifices en plein cœur de ville.

Extrait de façade Piazza Carbonari, photographie, Jean Pernal, 2019
fig-8 : Extrait de façade Piazza Carbonari, photographie, Jean Pernal, 2019

 

Les teintes de la céramique, tirant naturellement vers le marron, permettent à ces édifices de s’intégrer dans leur écrin de nature environnante. Les couleurs varient donc d’un brun sombre à un marron pâle. La lumière permet à la céramique d’exploiter toute sa capacité de brillance, et certains reflets violacés viennent s’ajouter. En outre, lorsque la lumière vient frapper le revêtement, il y a un effacement de celui-ci. La couleur tire ver le blanc pur, un peu comme les tableaux hyper contrasté du Clair-obscur italien.

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Il n’est pas rare de trouver dans les édifices de Dominioni des volets roulants ou des menuiseries blanches qui mettent en valeur, par contraste, les teintes sombres de la céramique. De la même manière, on trouve aussi dans les édifices de Dominioni des pare-soleils aux teintes très vives, la plupart du temps verte, ben que sur l’édifice Via Nievo, il privilégie le bleu.

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On peut aussi penser qu’en tant que Designer, Dominioni a reçu un enseignement plastique qui lui permet de comprendre le fonctionnement des couleurs. En outre, étant donné qu’ils ‘agit de bâtiment isolés et qu’il est donc possible d’en faire le tour, de voir toutes les faces, l’utilisation de tomettes permet de créer une façade qui change selon l’angle de vue et la perception. Ainsi, Via Massena par exemple devient d’un bleu profond lorsque la nuit tombe alors qu’en journée le bâtiment est marron foncé, voire gris selon le temps qu’il fait.

Ces procédés permettent d’éviter l’effet texture de l’application en façade de la céramique. Ce jeu savant entre la couleur et la lumière empêche les façades monotones et ternes. Dominioni crée des œuvres sculpturales qui acquièrent leur indépendance visuelle par leur peau. Ce ne sont pas que de simples blocs recouverts d’une texture. Il y a une véritable pensée de l’esthétique de ces monolithes.

Au Final…

Ces monolithes sont destinés à être vu. Dominioni est conscient des effets qu’ils produisent. Il n’y a qu’à voir comment il traite les édifices en centre urbain, de manière plus discrète, recouvert de « stucco ». Ici par opposition il met en scène des monuments, des blocs d’habitation -bloc dans le sens unité- à la manière dont le Corbusier place quelques années auparavant l’unité d’Habitation à Marseille.
Dominioni crée des façades complexes par l’introduction d’éléments variés qu’il agence de manière à bien différencier la façade des espaces intérieures. Elle devient une peau indépendante, une couverture pour des espaces à vivre. Bien qu’ils apparaissent à première vue placés de manière arbitraire, ils sont néanmoins toujours alignés selon des axes de compositions spécifiques (structures, écoulements d’eau…)

Ils permettent à la fois un usage, mais aussi la création d’une esthétique de la façade. Leur placement permet à Dominioni d’utiliser un motif sur l’extérieur sans que celui-ci ne soit trop lourd visuellement. Combiné avec la céramique brillante et changeante, Dominioni livre avec ces monolithes des espaces habitables et riches qui possèdent une enveloppe imperméable et sculpturale.

Références

1 : D’un même plan, deux façades par Daniel Masia

2 : Les protections solaires chez Caccia Dominioni par Marjolène Cerles

L'auteur
Jean Pernal

Membre d’un des séminaires 2107 et 2018 conduits par Jérôme Guéneau et Gilles Sensini dans l’atelier Avec l’Architecture, au sein du domaine d’étude Préexistence. Séminaires portant sur le mouvement moderne hétérodoxe milanais des années 40′ à 60′.

Ses articles

Extrait de la revue

3
Le Rationalisme maniériste milanais 1940-1960
Une architecture moderne hétérodoxe
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