Sensibiliser à l'architecture par le jeu?

Exemple de manipulation architecturale intergénérationnelle

Résumé :

La sensibilisation à l’environnement bâti est une mission de l’architecte prévue par la Loi du 3 Janvier1977. Quels outils sont les plus usités pour permettre au public de comprendre et de s’exprimer sur l’architecture ? Est-il nécessaire de simplifier par le jeu, le discours architectural pour transmettre des notions élémentaires à un large public ?

Article

Parler d’architecture revêt actuellement la forme de l’amusement. Il émerge dans l’offre de sensibilisation nationale que, pour faire comprendre les enjeux de la projection collaborative des paysages bâtis, le plus efficace serait d’élaborer des activités ludiques dont le titre contiendrait des jeux de mots ou le mot jeu. Que ce soit l’atelier « Jeu de maisons », proposé par l’association Arc en rêve centre d’architecture (Bordeaux) pour la projection d’un tissu urbain, ou « L’architecture moderne, un jeu d’enfant » engagé par La compagnie des rêves urbains (Marseille), pour la sensibilisation aux formes d’un paysage construit, ou encore « Ludopolis, la ville en jeux » mis en place par Chic de l’archi (Lyon), l’architecture est souvent abordée sur le thème du divertissement.

Le jeu serait-il le moyen le plus efficace pour aborder les questions d’architecture ? La sensibilisation à l’environnement bâti serait-elle vectrice d’amusement ? Nous allons tenter dans cet article de répondre à cette problématique en deux étapes : nous allons tout d’abord établir les raisons qui poussent l’équipe de maitrise d’œuvre à consulter les usagers, et les moyens mis en œuvre pour ce faire. Nous examinerons ensuite le cadre théorique de la notion du jeu chez l’enfant que nous retiendrons pour notre démonstration. Enfin, nous illustrerons notre propos par l’exemple d’une manipulation intergénérationnelle ayant pour objet la familiarisation de tous les publics à la question de perte de repères dans un espace architectural.

1. La médiation culturelle en architecture, une mission de l’architecte.

Prévue à l’article L103-2 du code de l’urbanisme la concertation publique liée aux questions du cadre bâti permet à l’ensemble des responsables des projets paysagers, urbains et architecturaux (architectes, ingénieurs, élus, associations, commanditaires), de recueillir auprès des usagers (habitants) les informations permettant l’élaboration de projets ad hoc. L’usager, par sa pratique quotidienne de l’architecture thésaurise des perceptions, des ressentis et des compétences spatiales qui peuvent parfois être difficiles à verbaliser. Nous pouvons tous établir qu’un obstacle comme un luminaire ou une poubelle sur un trottoir peut rendre ce dernier difficilement praticable. Nous pouvons également comprendre que parfois une contrainte urbaine incontournable, comme une réglementation, une obligation d’équipement, des raccordements de réseaux, empêche la suppression du dit obstacle. Seul le dialogue entre usagers et équipe de maitrise d’œuvre peut placer cet obstacle à l’endroit le plus approprié pour que chacun puisse circuler à son aise, et au pire, envisager à l’endroit de l’équipement un élargissement du trottoir s’il est établi que la circulation piétonne à cet endroit le nécessite. Pour que ce dialogue soit efficace il faut parfois accompagner l’usager à nommer et hiérarchiser les informations exploitables en gardant en tête l’intérêt général. Ainsi, plutôt que de déduire des formes architecturales envisagées grâce à un préconçu issu de déductions théoriques, l’architecte pourra mettre en œuvre un environnement bâti répondant à des usages de territoire.

Pour ce faire, l’équipe de maitrise d’œuvre dispose d’artefacts conçus dans une volonté d’aide coopérative qui amènent « l’utilisateur à produire ses propres décisions »[1] en l’accompagnant dans son activité d’analyse (Falzon 1989). L’artefact est un objet technique (Brandt-Pomares 2013) considéré comme un Objet Matériel Fabriqué (Rabardel & Vérillon, 1985) qui, par son appropriation par le sujet au cours de sa manipulation, permet soit de « réaliser des opérations », soit de « prélever des informations »[2]. Nous distinguons ainsi l’outil (le marteau par exemple) de l’instrument (le piano) qui « demande plus d’engagement du sujet dans l’activité »[3]. Par l’usage que fait le sujet de l’objet (Rabardel 1995), il se l’approprie (prise en main, adaptation, ajustement, transposition) et transforme l’artefact en instrument. Ainsi, les activités, objets et manipulations proposées dans le cadre de concertations publiques et de campagnes de sensibilisation de tous les publics à l’architecture sont des artefacts, instrumentalisés par les sujets sollicités (les usagers) qui leur permettent de comprendre l’espace et de transférer aux instances compétentes, les informations essentielles à sa conception. Ces artefacts peuvent donc revêtir la forme d’outils et être mis à la disposition des usagers, comme des affiches, des fascicules ou des expositions relatant les projets en cours ou à venir. Ou alors revêtir la forme d’instruments, comme des ateliers, des manipulations des questionnaires directifs ou semi directifs, permettant le recueil de données. Ces artefacts sont à l’interface entre les usagers, ceux qui pratiquent l’espace, et l’architecte, celui qui conçoit l’espace. Pour qu’une concertation publique produise les résultats escomptés, il faut que les interlocuteurs se comprennent. Le choix des artefacts est donc décisif à ce moment de la conception. Ils vont permettre par exemple, de cibler et de simplifier les contraintes en présence, de retenir les éléments du programme qui induisent les connaissances des usagers, d’établir des liens entre les formes bâties existantes et projetées, de diriger le débat public pour le rendre efficace. Dans les nombreuses missions de l’architecte nous en retiendrons deux qui nous paraissent fondamentales ici : écouter (Champy 2001) et retranscrire par le dessin les informations transmises (Lebahar 1983). Ainsi, déterminer les moyens qui permettent de faire comprendre des problématiques urbaines complexes (Prévot, Monin, Douay 2020) peut s’avérer délicat. C’est sans doute pour cela, et quel que soit l’âge des usagers consultés, que nous utilisons des artefacts ludiques et faciles à appréhender par le plus grand nombre. D’autant que, généraliser l’utilisation de ces artefacts répond à la volonté des pourvois publics (Tasca 2000) de mettre en oeuvre une sensibilisation aux questions relatives à l’architecture, au paysage et à l’urbanisme auprès de tous les usagers. Cette orientation éducative et culturelle découle d’un même constat national et européen (Conseil Européen 2000) : l’environnement bâti s’améliore avec la participation active d’usagers éclairés.

Si nous devons recueillir les avis de tous les usagers, comment parvenir à élaborer un échange constructif avec les plus jeunes ? Quel mode de communication choisir et quelles activités ? Le discours de l’enfant, s’il est dirigé et incrémenté d’un champ lexical adapté, se révèle structuré et inspirant. Sollicitée par des enseignants de l’élémentaire dans le cadre du parcours obligatoire à l’éducation artistique et culturel (PEAC prévu par la Loi de 2013), j’ai commencé à concevoir des activités de sensibilisation à l’architecture en tentant de ne pas imputer à l’enfant les aprioris que l’on pourrait avoir sur la façon dont il perçoit son environnement (Montessori 1914). Il est assez fréquent d’entendre dire que lorsqu’un enfant joue, on peut l’interrompre, comme si cette activité venait en marge des tâches quotidiennes qu’il devrait accomplir pour acquérir les compétences d’un futur adulte. Or, lors de mes interventions en milieu scolaire, organisées sous forme de manipulations ludiques afin d’être appréhendable par les enfants, je me suis rendue compte que parler d’architecture au jeune public peut se faire sans infantiliser les élèves. Il suffit, pour se faire comprendre, de simplifier son discours d’architecte. Cette méthode établie par René Descartes en 1637 et commentée par Etienne Gilson en 1987[4], prévoit pour bien conduire sa pensée, de diviser les idées (A, B et C par exemple) afin de les isoler les unes des autres, de les énumérer (en trois parties : A, B et C) afin que chacun puisse les identifier et suivre leur développement, puis de simplifier son argumentaire avant d’y intégrer des éléments plus complexes, de vocabulaire par exemple. Utiliser cette technique (acquise en collège) a permis de développer mon appétence à clarifier mon discours auprès de tous les publics, d’enrichir leur champ lexical par l’usage de mots simples agrémenté de synonymes techniques sans pour autant infantiliser mon auditoire. Un enfant de 7 ans par exemple est capable d’entendre et de retenir qu’une fenêtre dans le champ lexical de la construction, se nomme menuiserie et est dessinée et conçue par le menuisier.

J’espère donc ici, réduire le fossé creusé entre ce que l’adulte perçoit de l’enfant quand il joue, et ce que l’enfant perçoit de son propre jeu. Je pourrais ainsi, après avoir défini le terme de jeu tel que j’entends l’utiliser, définir comment, par le désir et le plaisir, nous pouvons encourager les citoyens d’aujourd’hui et de demain à affirmer leur capacité à prendre part à la construction de leur environnement bâti. L’analyse de l’expérimentation effectuée auprès d’un large public lors de MP 2013 viendra compléter mes propos.

2. Le jeu, une activité isolée dans les interactions sociales ?

Si je me réfère aux œuvres de certains auteurs, je comprends que le jeu peut être considéré comme une activité située en dehors de la sphère sociale réelle. Dans son ouvrage homo Ludens, J. Huizinga défini le jeu comme,

« une action qui se déroule dans certaines limites, de lieu, de temps et de volonté, dans un ordre apparent, suivant des règles librement consenties, et hors de la sphère de l’utilité et de la nécessité matérielles. »

Il poursuit en ces termes :

« L’ambiance du jeu est celle du ravissement et de l’enthousiasme, qu’il s’agisse d’un jeu sacré, ou d’une simple fête, d’un mystère ou d’un divertissement. L’action s’accompagne de sentiments de transport et de tension et entraîne avec elle joie et détente.[5] »

Le jeu serait, selon l’auteur, une activité annexe à la réalité. C’est la définition que R. Caillois retient également dans son œuvre Les jeux et les hommes (1958) dans laquelle il définit le jeu comme « une activité libre, incertaine, avec des limites précises de temps et de lieu, il a ses règles et il est sans conséquence pour la vie réelle[6] ». Je poursuis avec J. Chateau, qui écrit en 1973 que le jeu est,

« Une action libre, sentie comme fictive, située hors de la vie courante, dépourvue d’intérêt matériel et d’utilité, bien délimitée dans le temps et dans l’espace, se déroulant sous certaines règles et suscitant des relations de groupe qui accentuent leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel[7]».

L’enfant qui joue se prêterait donc à une activité accessoire sans incidence sur sa construction et ses apprentissages.

Ce n’est pas le sens que retient R. Bailly (2001) lorsqu’il cite D.W. Winnicott qui aborde le jeu en ces termes : « L’enfant peut distinguer la réalité de ses désirs propres, mais le jeu est un moyen d’exister en tant que « soi », malgré les contraintes de la réalité auxquelles il doit s’adapter[8] ». Ainsi, l’enfant est conscient, même dans le jeu, qu’il s’inscrit dans une réalité sociale contraignante et astreignante. Le caractère libérateur du moment de jeu est intégré à l’école par la systématisation en 1866[9] de pauses récréatives[10] qui permettent à l’enfant de « reconstituer la force de travail et l’attention mobilisée en classe[11] » (Delalande 2001), il est admis que l’enfant a besoin pour bien apprendre, de séquencer une journée entre travail et amusement. L’auteure va plus loin dans un article de 2003 puisqu’elle démontre que le moment récréatif, moment de la journée durant lequel l’adulte considère que l’enfant joue en dehors des temps consacrés à l’apprentissage, est un moment privilégié qui permet aux enfants d’acquérir une certaine autonomie en apprenant entre eux[12]. L’enfant se construirait donc dans le jeu, car « le jeu, dans le monde social, n’est pas « inutile » ; il a une fonction de création de sens.[13] » (Catinaud 2017). Je retiens donc cette approche du jeu chez l’enfant : une activité formatrice qui favorise la construction du soi dans l’amusement et le plaisir.

La notion de plaisir inhérente au jeu de l’enfant (Fauquier 2003) serait donc un moyen d’apprentissage. La création de jeux dont le but serait de permettre l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances relèverait alors de la pédagogie, puisque la pédagogie, selon la définition de P. Meirieu est « d’inventer obstinément des dispositifs et des médiations qui permettent à tout sujet de mettre en œuvre et de développer sa liberté d’apprendre[14]». Nous pourrions donc considérer le jeu non pas comme une activité ludique accessoire mais comme un artefact pédagogique.

La problématique de cette théorie est de parvenir à proposer (créer) une activité qui procurera du plaisir à l’enfant et qui sera perçue par les adultes comme génératrice de nouveaux acquis nécessaires à la construction du citoyen de demain. J’évince volontairement, lors de la conception d’interventions en médiation culturelle, le caractère infantile du jeu tel que l’adulte le perçoit. J’augmente la difficulté lorsque je vise comme résultat de l’activité, de permettre aux enfants comme aux adultes, de bénéficier des apports culturels d’un atelier sans qu’ils perçoivent le fossé générationnel.

3. Pour une sensibilisation accessible à tout âge.

Je vais, pour illustrer mon propos, vous relater le premier atelier que j’ai proposé au public dans le cadre de MP 2013[15]. Cette activité s’adressait à un jeune public (inscription libre de 4 à 14 ans) et à leurs accompagnateurs (parents, grands-parents et éducateurs). La mixité du public rendait l’expérience particulièrement intéressante. Que proposer comme activité à un public dont les perceptions et les attentent paraissent, de l’avis de tous, être si divergentes ? J’ai tout d’abord déterminé un sujet commun à l’architecture, à l’enfant et à l’adulte : la question des pertes de repères. Un enfant panique lorsqu’il perd ses référents adultes dans un édifice ; un adulte est inquiet lorsqu’il s’égare dans une construction complexe, cette appréhension est en partie la raison de l’apparition de la signalétique. J’ai ensuite déterminé un objet commun à l’architecture, à l’enfant et à l’adulte : le labyrinthe. Retrouver son chemin au travers les dédales de cet édifice est une activité appréciée à tous les âges et sous toutes ses formes, du parcours initiatique primitif au parc d’attraction cette forme architecturale est comprise et connue d’un très large public. Lors de l’activité, les participants devaient projeter, dessiner et édifier un labyrinthe à l’aide de blocs de cartons et ce à l’échelle une. Pour parvenir à leur faire comprendre que la peur liée à la perte de repères est une émotion identifiable et contrôlable, il fallait dérouler un argumentaire logique : le labyrinthe est une forme exploitée depuis des siècles justement pour stimuler l’anxiété puis le soulagement d’avoir traversé l’épreuve avec succès. Désacraliser cet édifice en intégrant les phases de sa conception et de sa mise en œuvre peut fournir des moyens de contrôler l’émotion. Je leur transmettais, pour réaliser l’activité, quelques rappels historiques et archéologiques, avec une étude rapide du palais de Cnossos (7000 AEC) découvert en 1878, qui fut conçu autour d’une cour centrale desservie par des dédales complexes.

Image 01 : Plan du Palais de Cnossos, Crète. (Image : Jolle~commonswiki)

Cet édifice ne contenait ni cuisine, ni écurie. L’aspect étrange de cette construction et la découverte de restes de taureau dans les vestiges de la cour furent à l’origine de la légende du Minotaure dans la mythologie grecque. J’ajoutais ainsi quelques rappels littéraires.

J’y ajoutais les notions connues de tous et utiles au dessin d’un labyrinthe comme la géométrie et les mathématiques. Puis leur ai tracé au sol, comme repère de dessin une grille au scotch vinyle.

Image 02 : Planche de présentation de l’activité. (image : Lsb)
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Sensibiliser à l'architecture par le jeu
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Image 07. Images 03 à 07 : Le labyrinthe fut construit en collaboration intergénérationnelle.

Cette manipulation a permis au public de prendre conscience de l’effet de perte de repères dans un édifice sur son état émotionnel et a été mis en situation de s’y orienter quand même. Démystifiant ainsi certains aprioris que les utilisateurs ont à l’idée de se déplacer dans un parking souterrain ou dans une ville étrangère, tout en se mettant à la place de ceux qui pratiqueront l’espace : « j’ai mis un pont ici, c’est pour que les gens perdus se repèrent » (Gaël, 9 ans).

Le résultat de cette collaboration entre petits et grands a dépassé mes attentes puisque, même si j’avais volontairement appuyé sur le caractère initiatique d’un tel ouvrage, l’interaction entre les adultes, qui se concentraient sur la réalisation à proprement parler de l’œuvre, et les enfants qui concevaient un projet ayant pour vocation à stimuler la peur puis le soulagement, a permis la conception d’un parcours amphigourique novateur. Le public a ensuite pratiqué cet espace et l’a fait évoluer au gré des remarques que chacun apportait : « il faut une porte ici », « ici on met une impasse pour que tout le monde fasse demi-tour », « là je mets la brique à la verticale, comme ça on sait si on est déjà passé par là ». Les adultes, alors qu’ils avaient pris en main la mise en place des blocs de cartons rappelant les règles que j’avais énoncées (la disposition de briques en quinconce, la largeur des passages, la hauteur des murs), se sont très vite pris au « jeu » et ont fini par adhérer volontiers à cette conception plus instinctive que leur proposaient les enfants. Ils ont tous fini par concevoir dans l’espace en trois dimensions, sans plus se référer au plan qu’ils avaient dessiné. Chacun a ainsi apporté sa pierre à l’édifice sans qu’aucun des usagers ne sente la différence d’âge qui les séparaient.

4. La médiation culturelle comme outil de concertation publique.

Ainsi, si l’on considère que les artefacts adaptés au recueil des besoins collectifs en matière d’architecture sont inspirés des jeux de l’enfance pour privilégier leur appréhension par le plus grand nombre, il se révèle constructif de plonger un groupe intergénérationnel dans la même activité culturelle sans forcément proposer de niveau de compréhension, juste en se fondant sur les perceptions et émotions révélées par l’espace. Et que par ces manipulations nous parvenons non seulement à former le citoyen de demain aux questions relatives à la construction de son environnement bâti, mais aussi de former le citoyen d’aujourd’hui, et de leur permettre, à tous, de communiquer leurs intentions clairement. Ne pourrait-t-on pas envisager le jeu de l’enfant non plus comme une activité accessoire dans l’acquisition de ses savoirs et de ses compétences, mais plutôt comme une activité nécessaire à sa construction par l’engagement qu’il fait, pendant le jeu, des compétences et savoirs déjà acquis ?

Il ne semble donc pas impératif de simplifier le discours architectural au point de le grimer sous la forme du jeu. L’action éducative engagée lors de manipulations participatives peut être conçue dans l’optique de procurer au sujet le seul plaisir d’acquérir les notions utiles à l’enrichissement de son vocabulaire architectural et de parvenir à communiquer les besoins qui se révéleront profitables dans l’avenir. Atteindre ces deux objectifs, par le recueil et la collection de renseignements choisis, garantit la coconstruction d’un environnement bâti de qualité (Conseil Européen 2000). Penser la conception d’outils adaptés au public concerné (jeune public, public adulte, élus, enseignants), au cadre dans lequel interviendra la concertation (Conseil d’intérêt de quartier, établissement scolaire, municipalité) et au projet envisagé (aménagement urbain, équipement, logement) devrait prendre l’ascendant sur la notion d’amusement que cette intervention procurera, et laisser au public, non pas le sentiment de s‘être diverti, mais celui d’avoir activement participé au projet qui sera mis en œuvre. Ainsi, nous comprenons que, si « le processus joue sur la substance »[16] comme l’aborde Nicolas Louvet (2005) dans sa thèse, et qu’il faut envisager la concertation publique comme étant productrice d’un « apport effectif […] à l’élaboration d’une politique publique »[17], les artefacts mis en œuvre doivent, malgré la simplicité des moyens convoqués, respecter le caractère solennel de la démarche. Penser collectivement l’architecture engage l’ensemble des acteurs de la cité. Qu’ils soient décideurs, projeteurs, commanditaires ou usagers, chacun possède des savoirs inéluctables sur le sujet. Solliciter positivement et efficacement le public lors d’une concertation, par une conception judicieuse des outils de recueil de données, permettra d’exploiter telles quelles les informations produites induisant ainsi l’action effective et directe des usagers sur les décisions urbaines.

Références

[1] Brandt-Pomares, P, (2013) Les technologies de l’information et de la communication en didactique de l’éducation technologique Analyse des instruments de l’activité enseignante. Éducation. Aix-Marseille Université, p39

[2] Ibid p33

[3] Ibid

[4] E, Gilson (1987) Discours de la méthode, J. Vrin, Paris.

[5] J, Huizinga, 1988, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1988, p217.

[6] R, Caillois, 1958 Les jeux et les hommes, Gallimard Paris, p32

[7] J. Chateau, 1973, Le jeu chez l’enfant, introduction à la pédagogie, 6° édition J. Urin.

[8]R, Bailly, 2001 Le jeu dans l’oeuvre de D.W. Winnicott, « Enfances et psy » ERES p43

[9] par Victor Duruy (1811-1894) homme politique et historien français.

[10] La récréation sera inscrite dans la législation scolaire par Jules Ferry.

[11] J. Delalande, 2001, La cour de récréation, Presses Universitaires de France, Paris.

[12] Delalande Julie, « La cour d’école. Un espace à conquérir par les enfants », Enfances & Psy, 2006/4 (no 33), p. 15-19. DOI : 10.3917/ep.033.0015. URL : https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2006-4-page-15.htm

[13] R, Catinaud, Conférence Université du tiers temps, Montpellier 2 octobre 2017 Homo ludens, qu’est-ce qu’un jeu et pourquoi l’homme joue ?

[14] Meirieu, P Conférence à l’Université Lumière-Lyon 2, A quoi sert la pédagogie ?

[15] Marseille Capitale de la culture en 2013

[16] Louvet, N. (2005). Les conditions d’une concertation productive dans l’action publique locale : le cas des plans de déplacements urbains. Sociologie. École des Ponts Paris Tech P. 15

[17] Ibid P 282

Bibliographie

Place aux enfants : on apprend dehors & ensemble

La fabrique de la ville par ses enfants

Cet article propose un retour réflexif sur une démarche participative et expérimentale qui, au cours de l’année scolaire 2017/2018, a placé pour quelques mois des enfants au cœur de la fabrique de la ville. Portée par deux associations, Hors Gabarit et LesArchiMinots, le projet « Place aux enfants » a été principalement conduit par des élèves de CM1 de l’école Leverrier (4e arrondissement), devenus les acteurs principaux de la réflexion sur l’aménagement de la place de la Rotonde, au centre-ville de Marseille. Notre réflexion a posteriori sur cette expérience repose sur un parti-pris : tout comme les enfants ont été, pour quelques mois, les chevilles ouvrières de la réflexion sur la mise en valeur de la place de la Rotonde, nous choisissons de restituer cette expérience en nous appuyant sur leurs propos, et en cherchant à y déceler ce qu’ils nous ont appris. L’objectif de cet article est ainsi de faire apparaître les enjeux spécifiques de la participation des enfants à la fabrique de la ville[i]. Nous exposons tour à tour le contexte et les objectifs initiaux du projet, ses principaux acteurs, la méthodologie expérimentale mise en œuvre, pour en dévoiler les atouts et les écueils. Nous ouvrons ensuite quelques perspectives pour de futurs projets. Cet exercice porté sur une expérience singulière a pour objectif de joindre des réflexions plus larges sur la nécessité de développer dans les territoires des réseaux qui favorisent l’émergence de ces méthodologies qui relient les espaces et les acteurs éducatifs.

Des enfants au cœur d’une démarche de transformation de l’espace public

Hors Gabarit et LesArchiMinots sont deux jeunes et petites associations marseillaises[ii] avec des valeurs communes et des actions qui vont dans le même sens, autour de l’implication des enfants et des jeunes dans la transformation des espaces de vie. Nous nous sommes retrouvés notamment autour des principes énoncés par le psycho-pédagogue italien Francesco Tonucci « Une ville qui est attentive aux besoins des enfants est une ville plus inclusive et ouverte à tous ».[iii]

Le déroulement du projet s’est structuré autour d’un binôme socle afin d’instaurer une relation de confiance et de continuité avec les enfants, enrichi par des interventions ponctuelles d’autres professionnels. Le fondement de notre action reposait sur une équipe à identités multiples. Dans ce cadre, les enfants n’étaient pas « les bénéficiaires du projet » mais des acteurs à part entière. Ainsi, nous leurs avons demandé de participer de manière active dans ce projet et de tirer profit de toutes les différences en jeu. Un binôme socle composé d’une anthropologue et une danseuse a permis l’instauration d’un espace/temps que l’on attendait comme un rituel : « les lundis après-midi on refaisait le monde ensemble et c’était beau ».

Jenny, danseuse et plasticienne, utilise ses pratiques comme des outils originaux et pertinents pour interroger et investir le monde. De quelle manière le corps, l’imaginaire, le jeu et les bricolages de matériaux peuvent être des portes d’entrée pour appréhender et partager le monde ?

Anthropologue, j’ai conçu des ateliers et des jeux pour permettre aux enfants de s’exprimer sur leurs savoirs et compétences du territoire qu’ils habitent. Ma pratique d’artiste plasticienne et d’actrice dans le Théâtre de l’Opprimé sont des outils de réflexion et de transformation de la réalité que je partage dans les projets dans lesquels je m’engage.

Place aux Enfants nous a permis de fédérer nos compétences, nos expériences et nos références. Alors que bien souvent nos équilibres fragiles et nos précarités nous poussent à nous isoler et souligner nos différences, nous avons choisi de miser plutôt sur nos « communs », de mutualiser et de créer ensemble.

Les interventions ponctuelles ont apporté des compétences précieuses compte tenu de l’objet du projet, une place, un espace public : deux architectes, Vittorio et Laura, ont participé à la conception et à la mise en œuvre du projet. Ils sont ainsi intervenus dans plusieurs séances pour accompagner les enfants dans la réflexion à l’échelle du quartier et dans la réalisation des maquettes et des plans. Nicolas, paysagiste, a, quant à lui, montré aux enfants différents projets qu’il a réalisé et est ensuite revenu pour suivre les propositions des enfants, interpellé par leur intérêt et questionnements. Noelia est infirmière auprès d’un public de sans domicile fixe ; elle est intervenue à la demande des enfants pour échanger autour de son expérience dans ce domaine.

Les filles et les garçons de la classe de CM1 de l’école Leverrier ont brillé par leur créativité, leur implication et leur motivation. La richesse de leurs propositions a donné l’élan aux thèmes abordés. Le fourmillement d’idées, leur sérieux et leur concentration, ainsi que la générosité et la sagesse de reconnaître nos limites, nous ont accompagnés tout au long de cette expérience collective. Le rôle de l’enseignant des enfants, Fred, a été fondamental. Grâce à sa motivation et à sa capacité de s’emparer rapidement des pistes de réflexions ouvertes par nos séances, il a prolongé ce travail dans le temps scolaire. Les parents d’élèves, mobilisés par l’enthousiasme de leurs enfants, nous ont accompagnés lors des sorties et lors des restitutions du travail.

Faire (re)vivre l’espace public : un jeu d’enfant ? La genèse du projet

Nous sommes à Marseille. Le printemps 2017 porte déjà avec lui la chaleur de l’été à venir ; la Plaine n’a pas encore vu l’arrivée des travaux et la vie que ce lieu rassemble autour de lui, pendant les jours de marché, fait notre bonheur de vie de quartier. Ce sont les rencontres aux angles de rue, au bar, la tchatche, les « promos des chaussettes », les couleurs, les odeurs, les tissus au mètre, les vêtements pas chers, le fourmillement des badauds qui s’agglutinent autour des stands. Ce marché populaire avec la vie qui lui est propre a été importé par des importants travaux de rénovation urbaine qui ont débuté en octobre 2018 et qui ont sensiblement changé les habitudes des habitants et la manière de sociabiliser propre du quartier.

Le sort de la plus grande place de Marseille symbolise ainsi les tensions entre les institutions et les habitants dans « la fabrication de la ville ».[iv] La Plaine a été pour nous une histoire de lutte très intime à laquelle nous n’avons pas voulu mêler les enfants, la mairie ayant choisi un plan de réaménagement sans véritable concertation et décidé de réaliser son projet sans écouter d’autres propositions. Ce mépris constant que, de part et d’autre de la ville, les autorités ont réservé aux habitants, nous a fait réagir à notre manière.

Notre idée : donner la parole aux enfants, citoyens invisibles, pour réfléchir et proposer des aménagements au sein d’un espace public par excellence : la place. La possibilité de réaliser ce projet à la Plaine étant écartée à cause des travaux, notre choix s’est porté sur la « Place de la Rotonde », nom donné à ce lieu par les habitants, comme l’on fait avec les gens que l’on aime, officiellement Place Alexandre Labadie, dans le quartier des Réformés.

Pourquoi choisir cette place ?

C’est dans ce quartier populaire du centre ville marseillais qui accueille de nombreuses associations et d’ateliers d’artistes qui sont nées nos associations : Hors Gabarit et Les ArchiMinots, fruits de ce terreau fertile fait de rencontres et échanges dans ces petits lieux qui animent tant d’événements et d’actions culturelles tout au long de l’année. En particulier, les ateliers d’architecture proposés par Les ArchiMinots ont lieu dans une rue avoisinante de la place de la Rotonde, la plupart des enfants qui y participent habitent dans le quartier. En 2016, au Festival POC, Portes ouvertes Consolat, que chaque année permet de découvrir multiples artistes et créations in situ, les ArchiMinots ont imaginé une construction que les habitant.e.s et les associations du quartier pourraient s’approprier le reste de l’année. Le recyclage, l’économie de matières et d’énergies les ont poussés à chercher des matériaux simples, gratuits et manipulables par des enfants. L’idée d’auto-construction a ainsi émergé. Maquettes, prototypes et enfin une construction en taille réelle: le Pavillon Yona [v] .

C’est l’investissement des enfants dans ce projet qui nous a inspirées, et nous a poussées à imaginer plus loin. N’étant pas très pratiquée et ne faisant l’objet d’aucun projet de réaménagement urbain, la place de la Rotonde nous a paru un terrain propice pour un travail avec les enfants.

Cette place est fermée la plupart du temps par une grille en fer forgé. Deux portails cadenassés interdisent tout accès sauf pour certaines occasions : des associations ayant les clés « ouvrent » la place pour distribuer les paniers de l’AMAP ou bien pour y organiser un festival une fois par an. Le reste du temps elle sert de « décor » pour les tournages de film : les êtres humains ne font vivre ce lieu que pour apparaître sur des écrans. Le choix de garder la place fermée est motivé par la soit disant « préservation de l’espace » qui pourrait être dégradé et par les nuisances qui effrayent les voisins. La présence de toxicomanes, personnes sans domicile fixe et prostituées dans les alentours de la place et les rues avoisinantes est également utilisée par la mairie comme argument pour sa clôture. Inviter les enfants à s’interroger sur cet espace public fermé, avec l’objectif de proposer des projets de réaménagements bien concrets aux institutions, tel a été notre objectif de départ. Nous avons contacté les enseignant·e·s des écoles du quartier et avons rencontré l’enthousiasme et la disponibilité de l’école Leverrier. C’était parti !

S’interroger, débattre, enquêter : ce que les adultes ont proposé aux enfants

Le projet consistait à faire en sorte que les enfants puissent s’affirmer en tant qu’acteurs dans la vie de la cité, à travers 14 séances variées, alternant des moments collectifs, travail en petits groupes, en binôme ou en autonomie.

Pour décrire le cheminement dans son expression concrète nous utilisons nos notes et bilans des séances, les mots des enfants provenant de moments d’échange et leurs textes[vi].

Quelle ville je veux ? Quelle ville veulent les autres ?

La première rencontre est pétillante : « on a vu sur un diaporama des endroits dans le monde qui ont été rénovés à partir de propositions d’enfants, on a fait des jeux sur l’espace et ce qu’on peut y faire. On a joué à « une ville comme… » ! Ce jeu est une invitation à se déplacer de part et d’autre de la salle pour signifier son désir ou non, d’avoir une ville comme une forêt par exemple, cela permet de s’exprimer sur la ville telle qu’ils la voudraient et de formuler aussi des propositions imaginaires.

« On est sorti pour découvrir ou mieux connaître la place ». Beaucoup de parents ont participé à ces sorties! Le soleil d’automne brille et la place est remplie de notre présence : « on a visité la place comme si on était aveugles et on a touché, écouté et senti ce qu’il y avait. On a mesuré la place et ce qu’il y avait à l’intérieur. On a dessiné différents endroits de la place. On a fait la liste de ce qu’on aimait et de ce qu’on n’aimait pas dans la place ».

Après avoir collecté ces éléments sur des panneaux, nous rencontrons le paysagiste et l’architecte : « on a fait des maquettes de la place comme on voudrait qu’elle soit dans nos rêves ». Ce travail est mené en petits groupes dans lesquels il faut argumenter, trouver comment satisfaire chacun·e, apprendre à faire des concessions et à réaliser une proposition commune. Puis nous recevons les familles pour présenter le travail accompli : nous expliquons, nous questionnons, nous échangeons.

Les enfants se demandent comment interroger les autres, pour connaître leurs rêves pour cette place. Nous leur présentons différentes modalités d’enquêtes. Leur choix se porte sur un questionnaire qui est écrit par les enfants et distribué à l’école et dans leur entourage. Leur motivation est explicite : « Comme nous voulions présenter notre projet à la mairie, nous avons réalisé que dans nos rêves, il y a des choses qu’on ne pourra pas faire : il faudra que le projet ne coûte pas trop cher et que les installations ne soient pas dangereuses. Il faudra aussi, que les personnes qui vivent autour de la place soient d’accord avec nos idées de rénovation ».

Les enfants préparent aussi des panneaux munis de « Boite à idées » placés dans des lieux stratégiques du quartier et dans les écoles. Pendant la sortie « enquête », les enfants interrogent les commerçants, les associations du quartier ainsi que des passants, des habitants et une classe de CM1 de l’école des Abeilles. Au cours de ce travail, les enfants remarquent la présence de sdf mais n’osent pas aller les interroger. Cela nous conduit à inviter Noelia pour échanger autour de son travail d’infirmière auprès de ceux-ci..

Les résultats de l’enquête : ouvrir la place au public

Dans un deuxième temps, nous élargissons la réflexion autour de la place à l’ensemble du quartier, puis les séances de fin d’année sont consacrées à l’analyse et à la visualisation des résultats de l’enquête menée auprès de 127 habitant·e·s du quartier ! Le travail de concertation des enfants dépasse celui de nombreux bureaux d’études payés par les municipalités. « Voici le questionnaire, (ainsi qu’il a été conçu et écrit par les enfants) il va nous permettre de réaliser notre projet.

– Avez-vous des amis ou de la famille qui habitent près de la place de la Rotonde ?

– Qu’est-ce qui vous plaît sur la place telle qu’elle est ?

– Qu’est-ce qui ne vous plaît pas sur cette place ?

– Qu’est-ce que vous rajouteriez sur la place ?

– Qu’est-ce que vous aimeriez enlever sur la place ?

– Si vous pouviez l’aménager, que feriez-vous ?

– Préféreriez-vous que la place soit ouverte ou fermée ? Pourquoi ? »
A la fin du questionnaire, il a été demandé aux participants de noter leur âge, sexe, s’ils sont habitants, travailleurs et/ou usagers du quartier. Au verso du questionnaire les enfants invitaient les participant à dessiner leurs idées sur la page qui contenait déjà un rond vide,dessiné pour permettre à l’imagination de le remplir.

En plus des réponses que nous présentons ci-dessous, les enfants ont observé et intégré dans les panneaux de restitution, diverses propositions visuelles.

Ce qui en ressort: 113 personnes souhaitent que la place soit ouverte. Cinq grandes revendications émergent : des aménagements autour de la convivialité, plus de plantes et de verdure, des jeux pour enfants, la présence de l’eau et l’interdiction d’accès aux voitures autour de la place, accompagnée d’une piétonisation de cet espace .

Les enfants synthétisent les rêves et les propositions des uns et des autres par groupe en réalisant des panneaux très visuels : « Place de la convivialité », « Place des jardins verts », « Place des jeux », « Place de l’eau », « Autour de la place ». Chaque groupe expose son projet à la classe. Au fur et à mesure, les avancés du projet sont affichées dans les couloirs de l’école.

Les panneaux de restitutions finales sont montrés lors de la fête de fin d’année aux parents et au reste de l’école.

Ce projet auto-financé par nos associations pour la 1ère année n’a pu poursuivre son chemin malgré les efforts et la mobilisation de tous pour trouver des subventions. L’absence d’intérêt et de soutien de la mairie a joué un rôle certain dans l’échec de nos demandes de financement. Les enfants étaient tristes de ne pas poursuivre le projet, au même temps, le fait d’avoir participé à la recherche de financements, au concours et d’avoir été tenu au courant de chaque étape les a rassurés du fait que nous avions tout essayé pour mener à bien le projet.

Et ce que les enfants ont appris aux adultes

« On apprend avec le corps, dehors, ensemble et en jouant ! »

Interrogé·e·s à la fin de l’année sur ce qu’elles et ils ont apprécié le plus, ce qui leur a manqué et ce qu’ils auraient aimé approfondir, le retour des enfants a été limpide.

Parmi les activités préférées, « Les jeux avec le corps » viennent en tête suivis par « les jeux dans l’espace, dans la cour (sur les usages, avec le banc à enjamber, serré·e·s dans un petit espace) et sur la Place (Si j’étais aveugle, Sentir…) une ville comme ». Ils déplorent de ne pas être sorti·e·s davantage. Ils nous font réaliser que ce sont là les outils qui leur conviennent pour réfléchir sur le monde. Dans la palette de nos propositions, les enfants ont su nous faire prendre conscience des chemins qui étaient les leurs. Fortes de ces constats nous avons pu faire émerger les axes fondamentaux sur lesquels construire les projets futurs.

Partons donc dans l’approfondissement de ces quatre axes : le jeu, le corps, le « nous » et le dehors.

Le jeu : s’amuser pour construire

Le jeu est un chemin privilégié pour expérimenter des thématiques et des concepts complexes. Les jeux proposés prennent des formes diverses permettant à chacun·e de s’en emparer et de se l’approprier. Pour être plus attentives aux besoins de tout le monde et court-circuiter les mécanismes qui mettent en avant les enfants qui maîtrisent les « codes scolaires », nous avons proposé à chaque séance des « manières différentes » d’expression : les jeux avec les corps, les jeux dans l’espace, les jeux avec les images, les jeux avec les mots, les jeux avec les matériaux.

Les enfants investissent avec plaisir et sérieux ces propositions. Ces jeux sont des supports à des réflexions profondes qui permettent l’émergence et la prise de conscience des problématiques traitées, de saisir plus aisément les questions que l’on partage et de rendre plus intelligible ce qui est complexe. Par exemple, à travers un jeu où l’on propose d’enjamber un banc « comme si..j’étais une maman avec le bébé, une personne âgée, un enfant avec une jambe cassée, etc ». les enfants ont expérimenté directement ce que signifie « se mettre à la place des autres ».

Les bilans des séances nous montrent que lorsque nous avons rencontré des difficultés de compréhension, ce qui était rare, celles-ci étaient causées soit par le manque de clarté d’une consigne, soit par le temps trop court, la place pas suffisamment importante réservée à un moment ludique. Prendre le temps pour investir les thèmes traités via un jeu, est fondamental car cela permet aux enfants de les expérimenter et de les « vivre ».

Nous avons réfléchi en amont, conçu, adapté et proposé ces jeux à des moments précis dans les séances pas seulement pour introduire des thèmes mais pour questionner les enfants et leur permettre de réfléchir à travers les chemins qui sont les leurs. Ces chemins sont fait d’expériences concrètes qui leur permettent d’apprendre par eux mêmes : d’ expérimenter comme le dit Tim Ingold « tenter certaines choses et observer ce qui arrive ». Plus on est dans ce faire[vii], dans le plaisir, dans le jeu, dans le bricolage, plus les enfants sont libres de s’exprimer, sont à l’aise, sont dans le processus qui les mène à s’investir dans le projet. Plus on utilise de mots et on se perd dans des concepts abstraits, plus on les éloigne.

Place aux Enfants a mis l’ expérimentation au cœur de la démarche méthodologique et cela s’est révélé fondamentale. L es enfants nous l’ont rappelé tout au long du projet.

Le corps : sentir avant de penser

La première approche de toute chose passe par le corps. L’approche “cérébrale” adoptée par les adultes est terriblement réductrice. Pour l’enfant, le passage par le corps est indispensable à la compréhension du monde et l’élaboration d’une pensée.

Cela met en valeur le plaisir comme moteur de tout apprentissage. Dans ce sens, à la fin de la première séance, une fille de la classe dit « je pense que tout le monde a pris plaisir cet après-midi et vous aussi ». On a toutes et tous pris beaucoup de plaisir pendant ces rencontres et c’est important.

Plus particulièrement, on a pu observer le plaisir sensuel de faire avec ses mains. Les enfants se sont littéralement jeté·e·s sur les matériaux pour couper, assembler, coller et créer des propositions d’aménagement avec leurs maquettes. C’était tellement joyeux et débordant que nous avons renoncé à organiser la chose en fonction du chemin que nous comptions lui faire prendre. Deux ans après le projet, je demande à un garçon qui y a participé quelle est la chose dont il se souvient le mieux : « les maquettes, nous avons eu beaucoup de liberté, normalement c’était pas comme ça en classe ».

Le plaisir de se déplacer dans l’espace, d’être en connexion avec les autres, de sentir les corps, les regards, la présence, les mouvements, les odeurs, l’air, la lumière. Le plaisir d’observer et de s’approprier des propositions qui ne sont pas les nôtres, le plaisir de la découverte. Le plaisir qui nous permet d’inventer des nouvelles formes d’expression de nous-même, d’avancer. Le plaisir de partager. Les enfants nous ont fait part de leurs réflexions, sensations, émotions, de ce qu’ils ont perçu quand nous leur avons fait ces propositions. Leurs retours ont été les balises pour notre chemin.

Le « nous » et le faire-ensemble : ce que les enfants apportent à la participation citoyenne

Par leur faculté à se mettre en lien, à chercher le contact avec les autres, les enfants nous ont rappelé que jouer ensemble, c’est mieux que jouer tout seul ; de la même façon, travailler ensemble, c’est mieux que de travailler seul. Ils nous ont permis de saisir un « nous », de revenir au lien originel et indispensable qui unit des individus, aujourd’hui paradoxalement dissimulé par des injonctions à la « co-construction », à la création de « lien social », ou encore à la recherche de « convivialité » (comme si les habitants attendaient les politiques publiques pour tisser des liens). Les enfants nous rappellent qu’un « nous » existe déjà, qu’il suffit de l’alimenter par le faire-ensemble, qu’il n’est pas une nécessité pour la réussite d’un projet, mais qu’il est, lui-même, un besoin fondamental de l’épanouissement des individus (et donc, de leurs projets). Le « nous », c’est le « nous » collectif qui porte et partage le projet, c’est le nous de la classe qui s’élargit au fur et à mesure des rencontres. « Oui, le « nous » ça fait du bien, ça chauffe le cœur, ça fait grandir, ça apprend, ça soutient, ça rend plus intelligent, ça nous fait rire aussi. » Ce n’est pas seulement mieux mais c’est essentiel, c’est ce que nous avons expérimenté ! … Nouons-nous ! [viii]

La préparation des séances était collaborative : un va-et-vient constant entre le binôme socle, les autres intervenantes, le maître, les retours des enfants, les autres membres de l’association. Cette réflexion et cette co-construction du projet a certes demandé beaucoup de temps et d’énergie mais elle a permis de le structurer et nous a soutenu.

Ce « nous » s’est révélé essentiel pour :

Ce « nous » s’est développé à travers le travail collaboratif que les enfants ont expérimenté tout au long du projet et qui les a amenés à réfléchir autrement. Des considérations qui, au début de l’année, étaient très auto-centrées ont laissé la place à l’écoute des autres. L’envie de construire un projet commun a surgi et a grandi. Le changement d’attitude d’un garçon montre bien cette évolution. Lors du jeu « Une ville comme… », il avait imaginé un circuit de formule 1, et pour la maquette de la « place des rêves » un énorme hypermarché de jouets. Suite aux échanges avec le groupe, il a pris conscience de l’impossibilité matérielle de l’inclure tel quel dans la maquette ; puis en fin d’année après avoir traversé tout le processus il a conclu : « je crois qu’en fait c’était pas une bonne idée de penser à ça pour cette place ».

Les enfants ont tout fait ensemble : le diagnostic du lieu, les maquettes, les rendus de chaque phase sous forme de panneaux où s’agençaient les dessins, les textes et les plans choisis parmi toutes les données produites.

Les enfants ont réalisé qu’une autre forme de travail était possible et satisfaisante, sans notes, sans jugements, sans compétition. Nous n’étions pas là pour les évaluer, ni pour leur enseigner/apprendre des choses, nous étions là pour les écouter, les accompagner, leur proposer des outils pour formuler leurs pensées, leurs idées, leurs propositions, dans le construction de ce « nous » qui s’ élargit [ix].

Dehors : des lieux d’apprentissage

« Dehors », c’est briser la séparation entre l’école et la ville et redécouvrir le potentiel éducatif des lieux où l’on vit, ainsi que des personnes qui habitent ces lieux. C’est créer des liens entre ce qui normalement est séparé dans les espaces comme dans le temps.

Dehors on appréhende l’espace avec tous nos sens, avec nos corps et avec nos émotions. A travers cet échange continu nous construisons notre connaissance du monde qui passe par les lieux que l’on côtoie au quotidien.

Le dehors est tellement important qu’à chaque séance, une partie des activités se déroulaient dans la cour, à l’air libre et non pas en classe. C’était un temps autre que celui de la récréation ;, un temps structuré dans un espace assez vaste pour réfléchir et ressentir les usages multiples de l’espace, les différentes mobilités, les densités, etc. « Les jeux dans la cour » font partie des moments que les enfants ont le plus apprécié. Des jeux différents que nous avons conçus en mêlant nos pratiques en danse et en théâtre.

Les deux sorties dans l’espace public ont été très riches et denses de rencontres et de production de matériel pour la recherche. La rencontre des lieux d’abord puis des gens qui font ces lieux a été le moteur des questionnements et de la prise de conscience des enfants sur les enjeux de la fabrication de la ville. La ville comme tableau de jeu et donc d’apprentissage. Être le plus possible dehors pour interroger le monde qui leur est proche. Les enfants ont exprimé clairement ce besoin de plonger dans la réalité c’est un point fondamental sur lequel appuyer les projets à venir. On rejoint par ce biais de nombreuses réflexions et actions portées depuis des décennies par différents mouvements [x].

En dehors du temps scolaire, certains enfants de la classe ont participé aux ateliers de l’association LesArchiMinots, à la création de la vidéo pour Ludantia (1ère Biennale d’éducation à l’architecture pour l’enfance et la jeunesse, qui s’est tenue à Pontevedra, en mai 2018) et à la rencontre à notre retour d’Espagne. Un repas à la cantine du midi suivi d’un moment de présentation de Ludantia a rassemblé adultes et enfants : nous avons échangé autour des projets et des recherches qui nous ont le plus marqué lors de la Biennale.

Les passerelles entre les séances proposées et les savoirs scolaires étaient assurées par l’enseignant qui a été pro-actif dans le projet et a partagé avec nous le plaisir de l’expérimentation. Il a continué pendant les heures de cours à développer et à « utiliser » le matériel produit pendant nos interventions et il s’en est appuyé pour développer les compétences des enfants en français, mathématiques et géographie. Le projet a généré la motivation des enfants pour écrire, analyser, calculer, réaliser des plans, faire des recherches à partir d’une expérience vécue, partagée et plaisante.

Transformer les acteurs institutionnels en alliés des projets nés par les marges : les pistes de travail et réflexion qui s’ouvrent

Un projet qui naît du bas et par les marges, grâce aux efforts communs entre associations et individus ou groupes engagés dans la vie de la cité, n’a pas les mêmes priorités et ambitions que d’autres projets imposés « par le haut ». L’aspect pédagogique, politique, collectif, primait sur l’aspect économique. C’est pourquoi, malgré le manque de financements, nous avons décidé de nous investir bénévolement avec un minimum d’auto-financement pour la première année.On a parié sur notre capacité à récolter des fonds pour poursuivre le projet la 2ème année, conscients de la difficulté mais désireux de tenter l’aventure. Les retours de toutes les démarches entreprises nous ont prouvé l’intérêt du projet mais l’un des points faibles qui nous a été signalé, a été le manque d’appui de la Mairie.

Même si Place aux Enfants n’a pas pu aboutir à des projets de réaménagement concrets tels que nous les avions imaginés, le processus a été si riche en apprentissages qu’aucun regret ne nous habite. Grâce aux enseignements tirés de cette expérience nous avons créé un projet de trois ans à Aix-en-Provence, co-construit avec les acteurs locaux, en associant la ville dès les prémisses du projet. Nous avons ainsi mené un diagnostic préalable à l’écriture pour pouvoir véritablement inscrire le projet dans le territoire et y associer les institutions.

Angela Uttke, urbaniste spécialisée dans la participation des enfants et des jeunes pour la transformation urbaine, nous montre à travers ses recherches que les enfants qui ont pu participer à des projets à l’échelle de leur quartier seront dorénavant mieux outillés pour lire et réfléchir à des projets de réaménagement urbain à plus grande échelle [xi]. Les enfants ont eu à cœur d’impliquer leurs familles, amis et voisins et ont pris conscience de l’importance des implications sociales, politiques et économiques du projet.

L’écoute et la prise en compte des besoins des autres a amené les enfants à réfléchir à des aménagements accessibles à tout le monde. Ils ont constaté que la viabilité du projet dépend de son financement et pour ce faire se sont impliqués dans la recherche de fonds à travers l’implication à différents concours. Peut-on réaliser un projet de ce type sans implication et volonté politique ?

Certainement pas. La question est donc de réfléchir aux outils qui permettent de créer des alliances entre les structures porteuses des projets, les écoles, les centres éducatifs et culturels, les universités et les institutions qui gouvernent la ville. Favoriser les échanges avec les pays déjà engagés dans cette démarche, compiler les expériences originales et variées, favoriser la circulation d’information entre les différents acteurs de l’éducation, former les techniciens, les élus et les éducateurs à ce type de projet sont autant de pistes de travail à suivre.

Les difficultés que nous avons rencontrées au niveau local nous ont poussées à regarder loin. Nous avons participé à la Biennale d’Éducation à l’Architecture pour l’Enfance et la jeunesse, qui s’est tenue à Pontevedra en 2018, où nous avons rencontré de nombreux acteurs du réseau des villes des enfants dans le monde ; nous avons pris conscience de l’importance de ce type de travail et de la nécessité de l’inscrire dans un mouvement de réflexion et de recherche-action plus vaste. Il nous semble que dans d’autres pays le débat public et l’intérêt vis à vis de la participation des enfants dans la fabrication de la ville soient plus développés. Il arrive même à questionner le domaine législatif en imposant de fait aux autorités la participation des enfants et des jeunes dans l’aménagement de leurs villes. En Allemagne, par exemple, un amendement au code fédéral stipule, depuis 2013, que les enfants font partie de la population à écouter lors des phases de concertation d’un projet.

Les enfants sont déjà des citoyens à part entière et non en devenir.



Références

[i] Voir Thierry Paquot (dir.), La ville récréative ; enfants joueurs et écoles buissonnières, Gollion (CH) , Infolio 2015.

[ii] Pour suivre leurs projets : Facebook Hors Gabarit, LesArchiMinots. Pour plus d’info: horsgabaritmarseille@gmail.com

[iii] Francesco Tonucci, La ville des enfants ; Pour une [r]évolution urbaine, Marseille, Parenthèses, 2019.

[iv] A travers les archives récoltées par l’Assemblée de la Plaine, vous pouvez parcourir la confrontation et la lutte qui a investi ce lieu emblématique de Marseille https://laplaine.noblogs.org/.

[v] Les enfants des ArchiMinots racontent le projet du Pavillon Yona et l’origine du projet Place aux Enfants, puis les enfants de la classe de l’école Leverrier racontent le début du projet dans la vidéo réalisée pour la Biennale d’Éducation à l’Architecture pour l’enfance et la jeunesse, Pontevedra 2018. https://www.youtube.com/watch?v=Wkq2dvSRHoE&t=2s.

[vi] L’italique dans le texte signale qu’il s’agit de parole d’enfants.

[vii] Tim Ingold, Faire Anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2019.

[viii] Marielle Macé, Nos cabanes, Lagrasse , Verier, 2017.

[ix] De la même manière ces pages se sont nourries des échanges, de ces va et vient entre les membres de ce « nous ».

[x] Le réseau de la città dei bambini e delle bambine (https://www.lacittadeibambini.org/), les villes éducatrices (www.edcities.org), la pédagogie active de Freinet, la pédagogie sociale et les nombreux groupes de travail sur les questions de l’éducation dans l’espace public (voir, par exemple, les actions présentées dans dn’autr école La revue de Questions de Classe(s) n°11, Hiver 2019, Agir et éduquer dans l’espace public).

[xi] Voir Angela Uttke Million, Ludantia 2018 https://www.youtube.com/watch?v=VMm-0bL4A5c

Par Annalisa Lollo