Place aux enfants : on apprend dehors & ensemble

La fabrique de la ville par ses enfants

Cet article propose un retour réflexif sur une démarche participative et expérimentale qui, au cours de l’année scolaire 2017/2018, a placé pour quelques mois des enfants au cœur de la fabrique de la ville. Portée par deux associations, Hors Gabarit et LesArchiMinots, le projet « Place aux enfants » a été principalement conduit par des élèves de CM1 de l’école Leverrier (4e arrondissement), devenus les acteurs principaux de la réflexion sur l’aménagement de la place de la Rotonde, au centre-ville de Marseille. Notre réflexion a posteriori sur cette expérience repose sur un parti-pris : tout comme les enfants ont été, pour quelques mois, les chevilles ouvrières de la réflexion sur la mise en valeur de la place de la Rotonde, nous choisissons de restituer cette expérience en nous appuyant sur leurs propos, et en cherchant à y déceler ce qu’ils nous ont appris. L’objectif de cet article est ainsi de faire apparaître les enjeux spécifiques de la participation des enfants à la fabrique de la ville[i]. Nous exposons tour à tour le contexte et les objectifs initiaux du projet, ses principaux acteurs, la méthodologie expérimentale mise en œuvre, pour en dévoiler les atouts et les écueils. Nous ouvrons ensuite quelques perspectives pour de futurs projets. Cet exercice porté sur une expérience singulière a pour objectif de joindre des réflexions plus larges sur la nécessité de développer dans les territoires des réseaux qui favorisent l’émergence de ces méthodologies qui relient les espaces et les acteurs éducatifs.

Des enfants au cœur d’une démarche de transformation de l’espace public

Hors Gabarit et LesArchiMinots sont deux jeunes et petites associations marseillaises[ii] avec des valeurs communes et des actions qui vont dans le même sens, autour de l’implication des enfants et des jeunes dans la transformation des espaces de vie. Nous nous sommes retrouvés notamment autour des principes énoncés par le psycho-pédagogue italien Francesco Tonucci « Une ville qui est attentive aux besoins des enfants est une ville plus inclusive et ouverte à tous ».[iii]

Le déroulement du projet s’est structuré autour d’un binôme socle afin d’instaurer une relation de confiance et de continuité avec les enfants, enrichi par des interventions ponctuelles d’autres professionnels. Le fondement de notre action reposait sur une équipe à identités multiples. Dans ce cadre, les enfants n’étaient pas « les bénéficiaires du projet » mais des acteurs à part entière. Ainsi, nous leurs avons demandé de participer de manière active dans ce projet et de tirer profit de toutes les différences en jeu. Un binôme socle composé d’une anthropologue et une danseuse a permis l’instauration d’un espace/temps que l’on attendait comme un rituel : « les lundis après-midi on refaisait le monde ensemble et c’était beau ».

Jenny, danseuse et plasticienne, utilise ses pratiques comme des outils originaux et pertinents pour interroger et investir le monde. De quelle manière le corps, l’imaginaire, le jeu et les bricolages de matériaux peuvent être des portes d’entrée pour appréhender et partager le monde ?

Anthropologue, j’ai conçu des ateliers et des jeux pour permettre aux enfants de s’exprimer sur leurs savoirs et compétences du territoire qu’ils habitent. Ma pratique d’artiste plasticienne et d’actrice dans le Théâtre de l’Opprimé sont des outils de réflexion et de transformation de la réalité que je partage dans les projets dans lesquels je m’engage.

Place aux Enfants nous a permis de fédérer nos compétences, nos expériences et nos références. Alors que bien souvent nos équilibres fragiles et nos précarités nous poussent à nous isoler et souligner nos différences, nous avons choisi de miser plutôt sur nos « communs », de mutualiser et de créer ensemble.

Les interventions ponctuelles ont apporté des compétences précieuses compte tenu de l’objet du projet, une place, un espace public : deux architectes, Vittorio et Laura, ont participé à la conception et à la mise en œuvre du projet. Ils sont ainsi intervenus dans plusieurs séances pour accompagner les enfants dans la réflexion à l’échelle du quartier et dans la réalisation des maquettes et des plans. Nicolas, paysagiste, a, quant à lui, montré aux enfants différents projets qu’il a réalisé et est ensuite revenu pour suivre les propositions des enfants, interpellé par leur intérêt et questionnements. Noelia est infirmière auprès d’un public de sans domicile fixe ; elle est intervenue à la demande des enfants pour échanger autour de son expérience dans ce domaine.

Les filles et les garçons de la classe de CM1 de l’école Leverrier ont brillé par leur créativité, leur implication et leur motivation. La richesse de leurs propositions a donné l’élan aux thèmes abordés. Le fourmillement d’idées, leur sérieux et leur concentration, ainsi que la générosité et la sagesse de reconnaître nos limites, nous ont accompagnés tout au long de cette expérience collective. Le rôle de l’enseignant des enfants, Fred, a été fondamental. Grâce à sa motivation et à sa capacité de s’emparer rapidement des pistes de réflexions ouvertes par nos séances, il a prolongé ce travail dans le temps scolaire. Les parents d’élèves, mobilisés par l’enthousiasme de leurs enfants, nous ont accompagnés lors des sorties et lors des restitutions du travail.

Faire (re)vivre l’espace public : un jeu d’enfant ? La genèse du projet

Nous sommes à Marseille. Le printemps 2017 porte déjà avec lui la chaleur de l’été à venir ; la Plaine n’a pas encore vu l’arrivée des travaux et la vie que ce lieu rassemble autour de lui, pendant les jours de marché, fait notre bonheur de vie de quartier. Ce sont les rencontres aux angles de rue, au bar, la tchatche, les « promos des chaussettes », les couleurs, les odeurs, les tissus au mètre, les vêtements pas chers, le fourmillement des badauds qui s’agglutinent autour des stands. Ce marché populaire avec la vie qui lui est propre a été importé par des importants travaux de rénovation urbaine qui ont débuté en octobre 2018 et qui ont sensiblement changé les habitudes des habitants et la manière de sociabiliser propre du quartier.

Le sort de la plus grande place de Marseille symbolise ainsi les tensions entre les institutions et les habitants dans « la fabrication de la ville ».[iv] La Plaine a été pour nous une histoire de lutte très intime à laquelle nous n’avons pas voulu mêler les enfants, la mairie ayant choisi un plan de réaménagement sans véritable concertation et décidé de réaliser son projet sans écouter d’autres propositions. Ce mépris constant que, de part et d’autre de la ville, les autorités ont réservé aux habitants, nous a fait réagir à notre manière.

Notre idée : donner la parole aux enfants, citoyens invisibles, pour réfléchir et proposer des aménagements au sein d’un espace public par excellence : la place. La possibilité de réaliser ce projet à la Plaine étant écartée à cause des travaux, notre choix s’est porté sur la « Place de la Rotonde », nom donné à ce lieu par les habitants, comme l’on fait avec les gens que l’on aime, officiellement Place Alexandre Labadie, dans le quartier des Réformés.

Pourquoi choisir cette place ?

C’est dans ce quartier populaire du centre ville marseillais qui accueille de nombreuses associations et d’ateliers d’artistes qui sont nées nos associations : Hors Gabarit et Les ArchiMinots, fruits de ce terreau fertile fait de rencontres et échanges dans ces petits lieux qui animent tant d’événements et d’actions culturelles tout au long de l’année. En particulier, les ateliers d’architecture proposés par Les ArchiMinots ont lieu dans une rue avoisinante de la place de la Rotonde, la plupart des enfants qui y participent habitent dans le quartier. En 2016, au Festival POC, Portes ouvertes Consolat, que chaque année permet de découvrir multiples artistes et créations in situ, les ArchiMinots ont imaginé une construction que les habitant.e.s et les associations du quartier pourraient s’approprier le reste de l’année. Le recyclage, l’économie de matières et d’énergies les ont poussés à chercher des matériaux simples, gratuits et manipulables par des enfants. L’idée d’auto-construction a ainsi émergé. Maquettes, prototypes et enfin une construction en taille réelle: le Pavillon Yona [v] .

C’est l’investissement des enfants dans ce projet qui nous a inspirées, et nous a poussées à imaginer plus loin. N’étant pas très pratiquée et ne faisant l’objet d’aucun projet de réaménagement urbain, la place de la Rotonde nous a paru un terrain propice pour un travail avec les enfants.

Cette place est fermée la plupart du temps par une grille en fer forgé. Deux portails cadenassés interdisent tout accès sauf pour certaines occasions : des associations ayant les clés « ouvrent » la place pour distribuer les paniers de l’AMAP ou bien pour y organiser un festival une fois par an. Le reste du temps elle sert de « décor » pour les tournages de film : les êtres humains ne font vivre ce lieu que pour apparaître sur des écrans. Le choix de garder la place fermée est motivé par la soit disant « préservation de l’espace » qui pourrait être dégradé et par les nuisances qui effrayent les voisins. La présence de toxicomanes, personnes sans domicile fixe et prostituées dans les alentours de la place et les rues avoisinantes est également utilisée par la mairie comme argument pour sa clôture. Inviter les enfants à s’interroger sur cet espace public fermé, avec l’objectif de proposer des projets de réaménagements bien concrets aux institutions, tel a été notre objectif de départ. Nous avons contacté les enseignant·e·s des écoles du quartier et avons rencontré l’enthousiasme et la disponibilité de l’école Leverrier. C’était parti !

S’interroger, débattre, enquêter : ce que les adultes ont proposé aux enfants

Le projet consistait à faire en sorte que les enfants puissent s’affirmer en tant qu’acteurs dans la vie de la cité, à travers 14 séances variées, alternant des moments collectifs, travail en petits groupes, en binôme ou en autonomie.

Pour décrire le cheminement dans son expression concrète nous utilisons nos notes et bilans des séances, les mots des enfants provenant de moments d’échange et leurs textes[vi].

Quelle ville je veux ? Quelle ville veulent les autres ?

La première rencontre est pétillante : « on a vu sur un diaporama des endroits dans le monde qui ont été rénovés à partir de propositions d’enfants, on a fait des jeux sur l’espace et ce qu’on peut y faire. On a joué à « une ville comme… » ! Ce jeu est une invitation à se déplacer de part et d’autre de la salle pour signifier son désir ou non, d’avoir une ville comme une forêt par exemple, cela permet de s’exprimer sur la ville telle qu’ils la voudraient et de formuler aussi des propositions imaginaires.

« On est sorti pour découvrir ou mieux connaître la place ». Beaucoup de parents ont participé à ces sorties! Le soleil d’automne brille et la place est remplie de notre présence : « on a visité la place comme si on était aveugles et on a touché, écouté et senti ce qu’il y avait. On a mesuré la place et ce qu’il y avait à l’intérieur. On a dessiné différents endroits de la place. On a fait la liste de ce qu’on aimait et de ce qu’on n’aimait pas dans la place ».

Après avoir collecté ces éléments sur des panneaux, nous rencontrons le paysagiste et l’architecte : « on a fait des maquettes de la place comme on voudrait qu’elle soit dans nos rêves ». Ce travail est mené en petits groupes dans lesquels il faut argumenter, trouver comment satisfaire chacun·e, apprendre à faire des concessions et à réaliser une proposition commune. Puis nous recevons les familles pour présenter le travail accompli : nous expliquons, nous questionnons, nous échangeons.

Les enfants se demandent comment interroger les autres, pour connaître leurs rêves pour cette place. Nous leur présentons différentes modalités d’enquêtes. Leur choix se porte sur un questionnaire qui est écrit par les enfants et distribué à l’école et dans leur entourage. Leur motivation est explicite : « Comme nous voulions présenter notre projet à la mairie, nous avons réalisé que dans nos rêves, il y a des choses qu’on ne pourra pas faire : il faudra que le projet ne coûte pas trop cher et que les installations ne soient pas dangereuses. Il faudra aussi, que les personnes qui vivent autour de la place soient d’accord avec nos idées de rénovation ».

Les enfants préparent aussi des panneaux munis de « Boite à idées » placés dans des lieux stratégiques du quartier et dans les écoles. Pendant la sortie « enquête », les enfants interrogent les commerçants, les associations du quartier ainsi que des passants, des habitants et une classe de CM1 de l’école des Abeilles. Au cours de ce travail, les enfants remarquent la présence de sdf mais n’osent pas aller les interroger. Cela nous conduit à inviter Noelia pour échanger autour de son travail d’infirmière auprès de ceux-ci..

Les résultats de l’enquête : ouvrir la place au public

Dans un deuxième temps, nous élargissons la réflexion autour de la place à l’ensemble du quartier, puis les séances de fin d’année sont consacrées à l’analyse et à la visualisation des résultats de l’enquête menée auprès de 127 habitant·e·s du quartier ! Le travail de concertation des enfants dépasse celui de nombreux bureaux d’études payés par les municipalités. « Voici le questionnaire, (ainsi qu’il a été conçu et écrit par les enfants) il va nous permettre de réaliser notre projet.

– Avez-vous des amis ou de la famille qui habitent près de la place de la Rotonde ?

– Qu’est-ce qui vous plaît sur la place telle qu’elle est ?

– Qu’est-ce qui ne vous plaît pas sur cette place ?

– Qu’est-ce que vous rajouteriez sur la place ?

– Qu’est-ce que vous aimeriez enlever sur la place ?

– Si vous pouviez l’aménager, que feriez-vous ?

– Préféreriez-vous que la place soit ouverte ou fermée ? Pourquoi ? »
A la fin du questionnaire, il a été demandé aux participants de noter leur âge, sexe, s’ils sont habitants, travailleurs et/ou usagers du quartier. Au verso du questionnaire les enfants invitaient les participant à dessiner leurs idées sur la page qui contenait déjà un rond vide,dessiné pour permettre à l’imagination de le remplir.

En plus des réponses que nous présentons ci-dessous, les enfants ont observé et intégré dans les panneaux de restitution, diverses propositions visuelles.

Ce qui en ressort: 113 personnes souhaitent que la place soit ouverte. Cinq grandes revendications émergent : des aménagements autour de la convivialité, plus de plantes et de verdure, des jeux pour enfants, la présence de l’eau et l’interdiction d’accès aux voitures autour de la place, accompagnée d’une piétonisation de cet espace .

Les enfants synthétisent les rêves et les propositions des uns et des autres par groupe en réalisant des panneaux très visuels : « Place de la convivialité », « Place des jardins verts », « Place des jeux », « Place de l’eau », « Autour de la place ». Chaque groupe expose son projet à la classe. Au fur et à mesure, les avancés du projet sont affichées dans les couloirs de l’école.

Les panneaux de restitutions finales sont montrés lors de la fête de fin d’année aux parents et au reste de l’école.

Ce projet auto-financé par nos associations pour la 1ère année n’a pu poursuivre son chemin malgré les efforts et la mobilisation de tous pour trouver des subventions. L’absence d’intérêt et de soutien de la mairie a joué un rôle certain dans l’échec de nos demandes de financement. Les enfants étaient tristes de ne pas poursuivre le projet, au même temps, le fait d’avoir participé à la recherche de financements, au concours et d’avoir été tenu au courant de chaque étape les a rassurés du fait que nous avions tout essayé pour mener à bien le projet.

Et ce que les enfants ont appris aux adultes

« On apprend avec le corps, dehors, ensemble et en jouant ! »

Interrogé·e·s à la fin de l’année sur ce qu’elles et ils ont apprécié le plus, ce qui leur a manqué et ce qu’ils auraient aimé approfondir, le retour des enfants a été limpide.

Parmi les activités préférées, « Les jeux avec le corps » viennent en tête suivis par « les jeux dans l’espace, dans la cour (sur les usages, avec le banc à enjamber, serré·e·s dans un petit espace) et sur la Place (Si j’étais aveugle, Sentir…) une ville comme ». Ils déplorent de ne pas être sorti·e·s davantage. Ils nous font réaliser que ce sont là les outils qui leur conviennent pour réfléchir sur le monde. Dans la palette de nos propositions, les enfants ont su nous faire prendre conscience des chemins qui étaient les leurs. Fortes de ces constats nous avons pu faire émerger les axes fondamentaux sur lesquels construire les projets futurs.

Partons donc dans l’approfondissement de ces quatre axes : le jeu, le corps, le « nous » et le dehors.

Le jeu : s’amuser pour construire

Le jeu est un chemin privilégié pour expérimenter des thématiques et des concepts complexes. Les jeux proposés prennent des formes diverses permettant à chacun·e de s’en emparer et de se l’approprier. Pour être plus attentives aux besoins de tout le monde et court-circuiter les mécanismes qui mettent en avant les enfants qui maîtrisent les « codes scolaires », nous avons proposé à chaque séance des « manières différentes » d’expression : les jeux avec les corps, les jeux dans l’espace, les jeux avec les images, les jeux avec les mots, les jeux avec les matériaux.

Les enfants investissent avec plaisir et sérieux ces propositions. Ces jeux sont des supports à des réflexions profondes qui permettent l’émergence et la prise de conscience des problématiques traitées, de saisir plus aisément les questions que l’on partage et de rendre plus intelligible ce qui est complexe. Par exemple, à travers un jeu où l’on propose d’enjamber un banc « comme si..j’étais une maman avec le bébé, une personne âgée, un enfant avec une jambe cassée, etc ». les enfants ont expérimenté directement ce que signifie « se mettre à la place des autres ».

Les bilans des séances nous montrent que lorsque nous avons rencontré des difficultés de compréhension, ce qui était rare, celles-ci étaient causées soit par le manque de clarté d’une consigne, soit par le temps trop court, la place pas suffisamment importante réservée à un moment ludique. Prendre le temps pour investir les thèmes traités via un jeu, est fondamental car cela permet aux enfants de les expérimenter et de les « vivre ».

Nous avons réfléchi en amont, conçu, adapté et proposé ces jeux à des moments précis dans les séances pas seulement pour introduire des thèmes mais pour questionner les enfants et leur permettre de réfléchir à travers les chemins qui sont les leurs. Ces chemins sont fait d’expériences concrètes qui leur permettent d’apprendre par eux mêmes : d’ expérimenter comme le dit Tim Ingold « tenter certaines choses et observer ce qui arrive ». Plus on est dans ce faire[vii], dans le plaisir, dans le jeu, dans le bricolage, plus les enfants sont libres de s’exprimer, sont à l’aise, sont dans le processus qui les mène à s’investir dans le projet. Plus on utilise de mots et on se perd dans des concepts abstraits, plus on les éloigne.

Place aux Enfants a mis l’ expérimentation au cœur de la démarche méthodologique et cela s’est révélé fondamentale. L es enfants nous l’ont rappelé tout au long du projet.

Le corps : sentir avant de penser

La première approche de toute chose passe par le corps. L’approche “cérébrale” adoptée par les adultes est terriblement réductrice. Pour l’enfant, le passage par le corps est indispensable à la compréhension du monde et l’élaboration d’une pensée.

Cela met en valeur le plaisir comme moteur de tout apprentissage. Dans ce sens, à la fin de la première séance, une fille de la classe dit « je pense que tout le monde a pris plaisir cet après-midi et vous aussi ». On a toutes et tous pris beaucoup de plaisir pendant ces rencontres et c’est important.

Plus particulièrement, on a pu observer le plaisir sensuel de faire avec ses mains. Les enfants se sont littéralement jeté·e·s sur les matériaux pour couper, assembler, coller et créer des propositions d’aménagement avec leurs maquettes. C’était tellement joyeux et débordant que nous avons renoncé à organiser la chose en fonction du chemin que nous comptions lui faire prendre. Deux ans après le projet, je demande à un garçon qui y a participé quelle est la chose dont il se souvient le mieux : « les maquettes, nous avons eu beaucoup de liberté, normalement c’était pas comme ça en classe ».

Le plaisir de se déplacer dans l’espace, d’être en connexion avec les autres, de sentir les corps, les regards, la présence, les mouvements, les odeurs, l’air, la lumière. Le plaisir d’observer et de s’approprier des propositions qui ne sont pas les nôtres, le plaisir de la découverte. Le plaisir qui nous permet d’inventer des nouvelles formes d’expression de nous-même, d’avancer. Le plaisir de partager. Les enfants nous ont fait part de leurs réflexions, sensations, émotions, de ce qu’ils ont perçu quand nous leur avons fait ces propositions. Leurs retours ont été les balises pour notre chemin.

Le « nous » et le faire-ensemble : ce que les enfants apportent à la participation citoyenne

Par leur faculté à se mettre en lien, à chercher le contact avec les autres, les enfants nous ont rappelé que jouer ensemble, c’est mieux que jouer tout seul ; de la même façon, travailler ensemble, c’est mieux que de travailler seul. Ils nous ont permis de saisir un « nous », de revenir au lien originel et indispensable qui unit des individus, aujourd’hui paradoxalement dissimulé par des injonctions à la « co-construction », à la création de « lien social », ou encore à la recherche de « convivialité » (comme si les habitants attendaient les politiques publiques pour tisser des liens). Les enfants nous rappellent qu’un « nous » existe déjà, qu’il suffit de l’alimenter par le faire-ensemble, qu’il n’est pas une nécessité pour la réussite d’un projet, mais qu’il est, lui-même, un besoin fondamental de l’épanouissement des individus (et donc, de leurs projets). Le « nous », c’est le « nous » collectif qui porte et partage le projet, c’est le nous de la classe qui s’élargit au fur et à mesure des rencontres. « Oui, le « nous » ça fait du bien, ça chauffe le cœur, ça fait grandir, ça apprend, ça soutient, ça rend plus intelligent, ça nous fait rire aussi. » Ce n’est pas seulement mieux mais c’est essentiel, c’est ce que nous avons expérimenté ! … Nouons-nous ! [viii]

La préparation des séances était collaborative : un va-et-vient constant entre le binôme socle, les autres intervenantes, le maître, les retours des enfants, les autres membres de l’association. Cette réflexion et cette co-construction du projet a certes demandé beaucoup de temps et d’énergie mais elle a permis de le structurer et nous a soutenu.

Ce « nous » s’est révélé essentiel pour :

Ce « nous » s’est développé à travers le travail collaboratif que les enfants ont expérimenté tout au long du projet et qui les a amenés à réfléchir autrement. Des considérations qui, au début de l’année, étaient très auto-centrées ont laissé la place à l’écoute des autres. L’envie de construire un projet commun a surgi et a grandi. Le changement d’attitude d’un garçon montre bien cette évolution. Lors du jeu « Une ville comme… », il avait imaginé un circuit de formule 1, et pour la maquette de la « place des rêves » un énorme hypermarché de jouets. Suite aux échanges avec le groupe, il a pris conscience de l’impossibilité matérielle de l’inclure tel quel dans la maquette ; puis en fin d’année après avoir traversé tout le processus il a conclu : « je crois qu’en fait c’était pas une bonne idée de penser à ça pour cette place ».

Les enfants ont tout fait ensemble : le diagnostic du lieu, les maquettes, les rendus de chaque phase sous forme de panneaux où s’agençaient les dessins, les textes et les plans choisis parmi toutes les données produites.

Les enfants ont réalisé qu’une autre forme de travail était possible et satisfaisante, sans notes, sans jugements, sans compétition. Nous n’étions pas là pour les évaluer, ni pour leur enseigner/apprendre des choses, nous étions là pour les écouter, les accompagner, leur proposer des outils pour formuler leurs pensées, leurs idées, leurs propositions, dans le construction de ce « nous » qui s’ élargit [ix].

Dehors : des lieux d’apprentissage

« Dehors », c’est briser la séparation entre l’école et la ville et redécouvrir le potentiel éducatif des lieux où l’on vit, ainsi que des personnes qui habitent ces lieux. C’est créer des liens entre ce qui normalement est séparé dans les espaces comme dans le temps.

Dehors on appréhende l’espace avec tous nos sens, avec nos corps et avec nos émotions. A travers cet échange continu nous construisons notre connaissance du monde qui passe par les lieux que l’on côtoie au quotidien.

Le dehors est tellement important qu’à chaque séance, une partie des activités se déroulaient dans la cour, à l’air libre et non pas en classe. C’était un temps autre que celui de la récréation ;, un temps structuré dans un espace assez vaste pour réfléchir et ressentir les usages multiples de l’espace, les différentes mobilités, les densités, etc. « Les jeux dans la cour » font partie des moments que les enfants ont le plus apprécié. Des jeux différents que nous avons conçus en mêlant nos pratiques en danse et en théâtre.

Les deux sorties dans l’espace public ont été très riches et denses de rencontres et de production de matériel pour la recherche. La rencontre des lieux d’abord puis des gens qui font ces lieux a été le moteur des questionnements et de la prise de conscience des enfants sur les enjeux de la fabrication de la ville. La ville comme tableau de jeu et donc d’apprentissage. Être le plus possible dehors pour interroger le monde qui leur est proche. Les enfants ont exprimé clairement ce besoin de plonger dans la réalité c’est un point fondamental sur lequel appuyer les projets à venir. On rejoint par ce biais de nombreuses réflexions et actions portées depuis des décennies par différents mouvements [x].

En dehors du temps scolaire, certains enfants de la classe ont participé aux ateliers de l’association LesArchiMinots, à la création de la vidéo pour Ludantia (1ère Biennale d’éducation à l’architecture pour l’enfance et la jeunesse, qui s’est tenue à Pontevedra, en mai 2018) et à la rencontre à notre retour d’Espagne. Un repas à la cantine du midi suivi d’un moment de présentation de Ludantia a rassemblé adultes et enfants : nous avons échangé autour des projets et des recherches qui nous ont le plus marqué lors de la Biennale.

Les passerelles entre les séances proposées et les savoirs scolaires étaient assurées par l’enseignant qui a été pro-actif dans le projet et a partagé avec nous le plaisir de l’expérimentation. Il a continué pendant les heures de cours à développer et à « utiliser » le matériel produit pendant nos interventions et il s’en est appuyé pour développer les compétences des enfants en français, mathématiques et géographie. Le projet a généré la motivation des enfants pour écrire, analyser, calculer, réaliser des plans, faire des recherches à partir d’une expérience vécue, partagée et plaisante.

Transformer les acteurs institutionnels en alliés des projets nés par les marges : les pistes de travail et réflexion qui s’ouvrent

Un projet qui naît du bas et par les marges, grâce aux efforts communs entre associations et individus ou groupes engagés dans la vie de la cité, n’a pas les mêmes priorités et ambitions que d’autres projets imposés « par le haut ». L’aspect pédagogique, politique, collectif, primait sur l’aspect économique. C’est pourquoi, malgré le manque de financements, nous avons décidé de nous investir bénévolement avec un minimum d’auto-financement pour la première année.On a parié sur notre capacité à récolter des fonds pour poursuivre le projet la 2ème année, conscients de la difficulté mais désireux de tenter l’aventure. Les retours de toutes les démarches entreprises nous ont prouvé l’intérêt du projet mais l’un des points faibles qui nous a été signalé, a été le manque d’appui de la Mairie.

Même si Place aux Enfants n’a pas pu aboutir à des projets de réaménagement concrets tels que nous les avions imaginés, le processus a été si riche en apprentissages qu’aucun regret ne nous habite. Grâce aux enseignements tirés de cette expérience nous avons créé un projet de trois ans à Aix-en-Provence, co-construit avec les acteurs locaux, en associant la ville dès les prémisses du projet. Nous avons ainsi mené un diagnostic préalable à l’écriture pour pouvoir véritablement inscrire le projet dans le territoire et y associer les institutions.

Angela Uttke, urbaniste spécialisée dans la participation des enfants et des jeunes pour la transformation urbaine, nous montre à travers ses recherches que les enfants qui ont pu participer à des projets à l’échelle de leur quartier seront dorénavant mieux outillés pour lire et réfléchir à des projets de réaménagement urbain à plus grande échelle [xi]. Les enfants ont eu à cœur d’impliquer leurs familles, amis et voisins et ont pris conscience de l’importance des implications sociales, politiques et économiques du projet.

L’écoute et la prise en compte des besoins des autres a amené les enfants à réfléchir à des aménagements accessibles à tout le monde. Ils ont constaté que la viabilité du projet dépend de son financement et pour ce faire se sont impliqués dans la recherche de fonds à travers l’implication à différents concours. Peut-on réaliser un projet de ce type sans implication et volonté politique ?

Certainement pas. La question est donc de réfléchir aux outils qui permettent de créer des alliances entre les structures porteuses des projets, les écoles, les centres éducatifs et culturels, les universités et les institutions qui gouvernent la ville. Favoriser les échanges avec les pays déjà engagés dans cette démarche, compiler les expériences originales et variées, favoriser la circulation d’information entre les différents acteurs de l’éducation, former les techniciens, les élus et les éducateurs à ce type de projet sont autant de pistes de travail à suivre.

Les difficultés que nous avons rencontrées au niveau local nous ont poussées à regarder loin. Nous avons participé à la Biennale d’Éducation à l’Architecture pour l’Enfance et la jeunesse, qui s’est tenue à Pontevedra en 2018, où nous avons rencontré de nombreux acteurs du réseau des villes des enfants dans le monde ; nous avons pris conscience de l’importance de ce type de travail et de la nécessité de l’inscrire dans un mouvement de réflexion et de recherche-action plus vaste. Il nous semble que dans d’autres pays le débat public et l’intérêt vis à vis de la participation des enfants dans la fabrication de la ville soient plus développés. Il arrive même à questionner le domaine législatif en imposant de fait aux autorités la participation des enfants et des jeunes dans l’aménagement de leurs villes. En Allemagne, par exemple, un amendement au code fédéral stipule, depuis 2013, que les enfants font partie de la population à écouter lors des phases de concertation d’un projet.

Les enfants sont déjà des citoyens à part entière et non en devenir.



Références

[i] Voir Thierry Paquot (dir.), La ville récréative ; enfants joueurs et écoles buissonnières, Gollion (CH) , Infolio 2015.

[ii] Pour suivre leurs projets : Facebook Hors Gabarit, LesArchiMinots. Pour plus d’info: horsgabaritmarseille@gmail.com

[iii] Francesco Tonucci, La ville des enfants ; Pour une [r]évolution urbaine, Marseille, Parenthèses, 2019.

[iv] A travers les archives récoltées par l’Assemblée de la Plaine, vous pouvez parcourir la confrontation et la lutte qui a investi ce lieu emblématique de Marseille https://laplaine.noblogs.org/.

[v] Les enfants des ArchiMinots racontent le projet du Pavillon Yona et l’origine du projet Place aux Enfants, puis les enfants de la classe de l’école Leverrier racontent le début du projet dans la vidéo réalisée pour la Biennale d’Éducation à l’Architecture pour l’enfance et la jeunesse, Pontevedra 2018. https://www.youtube.com/watch?v=Wkq2dvSRHoE&t=2s.

[vi] L’italique dans le texte signale qu’il s’agit de parole d’enfants.

[vii] Tim Ingold, Faire Anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2019.

[viii] Marielle Macé, Nos cabanes, Lagrasse , Verier, 2017.

[ix] De la même manière ces pages se sont nourries des échanges, de ces va et vient entre les membres de ce « nous ».

[x] Le réseau de la città dei bambini e delle bambine (https://www.lacittadeibambini.org/), les villes éducatrices (www.edcities.org), la pédagogie active de Freinet, la pédagogie sociale et les nombreux groupes de travail sur les questions de l’éducation dans l’espace public (voir, par exemple, les actions présentées dans dn’autr école La revue de Questions de Classe(s) n°11, Hiver 2019, Agir et éduquer dans l’espace public).

[xi] Voir Angela Uttke Million, Ludantia 2018 https://www.youtube.com/watch?v=VMm-0bL4A5c

Par Annalisa Lollo

L'aventure de Belle-Beille

Ce travail a été réalisé dans le cadre du labex Les passés dans le présent et a donc bénéficié de l’aide de l’État géré par l’ANR au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-LABX-0026-01

Résumé

Après quarante ans de souvenirs épars et d’informations dispersées, les habitant⋅e⋅s du quartier Belle-Beille à Angers ont vu réapparaître un terrain d’aventure pendant quelques semaines durant l’été 2019 suite à une première expérimentation l’année précédente. Cet article se propose de revenir sur ces expérimentations et les cheminements parcourus par l’équipe instigatrice de ce dispositif atypique dans le paysage des institutions contemporaines qui accueillent des enfants ou des jeunes durant leur loisir, dans un lieu dédié au jeu.

Introduction

Angers, le 29 juillet 2019. Après quelques kilomètres, nous avons rejoint le point de repère qu’est le centre social Jacques Tati, entouré de petits immeubles et de barres HLM. Inévitablement, des images de Mon Oncle (1958) reviennent en mémoire alors même que ce quartier est issu des opérations d’urbanisation à la sortie de la guerre et de la construction de grands ensembles pour soutenir le développement d’une zone industrielle. À défaut de rencontrer Gérard et M. Hulot au détour de la place de la Dauversière, nous avons croisé Jason, un jeune garçon de 16 ans, poussant un chariot rempli de palettes et de rebuts dont des meubles destinés aux encombrants. Entre le poids et les chutes d’objets, nous ne pouvions que l’aider et suivre son chemin. Il allait justement jusqu’au square Champagny, nous nous en doutions au regard de son chargement hétéroclite, lieu d’implantation d’une expérience renouvelée d’un terrain pour l’aventure. À travers le dédale du quartier apparaît bientôt l’objet de notre visite, bien encadré par des barres d’immeubles et ombragé par quelques arbres. Invisible pour le néophyte, entouré d’une clôture symbolique, une simple canisse, un panneau annonçait heureusement l’entrée du terrain d’aventure. La présence des enfants, de cabanes en construction et de toutes sortes de matériaux de récupération confirmaient immédiatement que nous étions arrivés à bon port.

Le cœur un peu serré, nous avions l’impression de faire un bond dans le temps. En effet, le terrain d’aventure était jusque-là lié à des archives et au passé révolu d’une expérience pédagogique et d’animation des années 1970-80 qui n’avait pas eu de suite en France. Immédiatement, la sensation d’être en terrain connu s’imposait. Un air de familiarité s’installait avec les photos, les rares vidéos et les quelques ouvrages des années 1980 consultés. Le passé était tout à coup conjugué au présent et le terrain d’aventure prenait une tournure concrète. Des cabanes en tous genres, du tipi à la construction à étage, des filets et des cordages, des balançoires, des guirlandes de scotch, des installations plus ou moins éphémères, des endroits pour se poser et flâner, discuter ou se restaurer… et une diversité de matériaux entreposés et triés, adossés à un container détenant les outils nécessaires pour construire et bricoler. Le tableau d’ensemble, pour le moins bigarré, hétéroclite et un peu anarchique, ressemblait plus à un joyeux chantier qu’à un espace de jeu pour enfants. Cette sensation était d’autant plus renforcée que le terrain était installé face à une aire de jeux ordinaire, bien sage, respectant la normalisation actuelle résumée par les « 4S » (Barbara Solomon, citée par Romagny, 2019, p. 7) : son toboggan, son ressort et sa structure à grimper, sans angles ni aspérités, sur un lit de sable… Comme un fait exprès, nous avions ainsi sous les yeux, accolés à quelques mètres d’écart, deux modèles idéal-typiques du jeu et de l’enfance : deux conceptions contrastées du jeu et de sa matérialisation concrète, deux représentations de l’enfance et des usages de la ville. Ce square, perdu au cœur d’un quartier d’Angers témoignait tout à coup à lui seul de l’évolution historique et des changements vécus dans les conceptions du jeu et de l’aménagement urbain consacré aux enfants ces 50 dernières années (Delaunay, 2018). Cette année encore, pour la troisième année consécutive, le terrain d’aventure de Belle-Beille a réouvert ses portes début juillet malgré la pandémie du covid-19.

Photo 1- Le terrain d’aventure d’Angers et l’aire de jeu normalisé (Belle-Beille, août 2020, cliché Gilles Raveneau)

L’objectif de cet article est de rendre compte de cette expérimentation originale et des conditions qui ont permis son avènement aujourd’hui après des dizaines d’années de (quasi-)disparition. Il s’agit de présenter et de décrire les pratiques du terrain d’aventure et la vie quotidienne du terrain d’aventure pour tenter de comprendre l’originalité de ce dispositif ludique et pédagogique au regard des autres institutions qui accueillent des enfants et des adolescents durant leurs loisirs. Mais avant cela, nous replacerons cette aventure dans la perspective d’une histoire plus longue de ces terrains. Cela permettra de faire apparaître le contraste entre cette expérience et celles des années 1970-80 et de réfléchir, dans la dernière partie de l’article, aux raisons pour lesquelles elle conserve toute sa pertinence aujourd’hui. Écrit à plusieurs mains, cet article est aussi une trace de la collaboration entre des professionnel⋅le⋅s de l’animation et des professionnel⋅le⋅s de la recherche. Il témoigne de l’intérêt de la recherche qualitative et des acteurs sociaux dans l’expérimentation et de la transformation des conditions sociales dans la perspective du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. En effet, la temporalité et l’intérêt des initiatives sociales et pédagogiques et ceux de la recherche se trouvent avec bonheur parfois, comme c’est le cas ici avec le projet de recherche TAPLA (Terrains d’aventure du passé/pour l’avenir) dont ce numéro rend compte également et qui fait le pendant à cet article.

Des traces éparses des années 1970

Pour qui s’intéressait aux terrains d’aventure en France, on ne pouvait que constater le faible nombre de ressources et leur caractère daté. En passant outre les références à l’escalade en pleine nature ou le réaménagement d’un jardin public parisien, la plupart des références françaises datent des années 1980 : des ouvrages relatant des expériences terminées (D’Allaines-Margot, 1975 ; Savoye, 1978 ; Vergnes et al., 1975), quelques articles et documents sous l’égide du CoDEJ (Comité de Développement d’Espaces pour le Jeu, en particulier), des photos parfois compilées (Flatard & Prémel, 1982) et de rares vidéos d’un terrain à la Meinau[1] ou à Courbevoie lors de la construction du quartier de La Défense… Aux yeux de n’importe quel⋅le professionnel⋅le, ces images peuvent relever d’un passé révolu post-68 aux accents libertaires ou d’un idéal disparu. En quelque sorte, on peut dire que le « mythe » a même été entretenu par le blog des Petits Pierrots[2], dernier terrain parisien fermé en 2012 après plusieurs mois de mobilisation des habitant⋅e⋅s (Grandeau, 2020) en plus des articles de presse présentant quelques aires de jeux « novatrices » qui s’inspiraient d’anciennes tentatives[3] .

Aujourd’hui, le terrain d’aventure – le dispositif comme son histoire – est et reste méconnu par les dernières générations de l’animation socioculturelle à l’image des expériences dite des 1000 clubs ou des républiques d’enfants (Boussion et al., 2020). Devant les constructions de bric et de broc, leur hauteur, une tyrolienne ou des balançoires géantes, un toboggan artisanal autrement large et pentu, des outils en main et à disposition, les visages salis et les vêtements tâchés, la présence d’un feu ou d’animaux, animatrices et animateurs ne peuvent que remettre en question l’existence de ces réalisations en mettant en avant – ou en cause – la réglementation considérée comme restrictive, les risques encourus, les perceptions – souvent négatives – des parents ou des positions pédagogiques… Qui plus est, ces pratiques sont difficilement imaginables au sein des « accueils collectifs de mineurs » (ACM) actuels, renvoyant cette éventualité à un passé révolu, peut-être un souvenir nostalgique. Peut-on raisonnablement transposer un dispositif à partir d’anciennes références, plus de 40 ans plus tard, à une société dont les préoccupations ont indéniablement et largement évolué ?

Si l’on s’extrait du contexte français, la personne curieuse découvrirait que les pratiques du terrain d’aventure sont toujours présentes et développées dans d’autres pays européens : Allemagne, Angleterre, Pays de Galles, Belgique ou Suisse, par exemple. Autrement dit, par rapport aux pays voisins, la France se distingue plutôt par la disparition de ce dispositif qui s’est pourtant maintenu ailleurs. Si les causes de cette disparition sont multiples et constituent l’objet de la recherche TAPLA, leur persistance interroge, malgré tout, les manières française de faire et de penser, qu’elles concernent les aires de jeu, le loisir des enfants et les professions qui les encadrent, le partage de l’espace public ou encore le rapport au risque… Si ce n’est pas l’objet de ce texte d’aborder les spécificités de ces pratiques, elles ont néanmoins été d’un appui important pour le renouvellement des pratiques françaises.

Le terrain de Belle-Beille

Comment en vient-on à rapprocher plus de 1000 personnes différentes dont une centaine d’habitué⋅e⋅s, à leur permettre d’occuper un espace de 1600 m² et d’utiliser des kilos de clous et de vis, des kilomètres de cordes et des centaines de palettes pendant l’été ? Avant de présenter l’installation et le fonctionnement du terrain d’aventure qui a pris place au square Champagny, nous revenons sur les premières tentatives pour en appréhender au mieux son histoire. Objectif à long terme formulé au début des années 2010, il s’est peu à peu concrétisé au fil des voyages, des rencontres et des partenariats pour aboutir à son installation et, peut-être, à sa pérennisation.

Les premières tentatives « ceméatiques »

Dans le cadre du dispositif européen Léonardo da Vinci (intégré à Erasmus+ depuis), plusieurs militant⋅e⋅s de l’association régionale des Ceméa Pays de la Loire ont pu partir en Allemagne et prendre part aux actions de Bauspielplatz à Hambourg et sa banlieue durant l’automne 2012. Ces quelques semaines ont été l’occasion de découvrir le travail des Sozialpädagogin (pédagogues sociaux, voir Ott, 2011) et l’accueil des enfants – parfois dans un cadre périscolaire – le temps d’une (demie-)journée. À la suite de ces stages et de nombreux échanges maintenus avec les organisations hambourgeoises, ces militant⋅e⋅s ont souhaité poursuivre leurs réflexions en continuant à se réunir, à réfléchir aux différences nationales et aux potentialités existantes, mais aussi à faire partager l’intérêt de tels lieux dont témoignent des articles publiés peu après (Cadier, 2013, 2014 ; Martinon, 2013 ; Anim’Acteur⋅ice, 2013). Autant de signes d’une volonté de concrétiser un terrain d’aventure adapté au contexte français.

En bénéficiant d’un autre financement européen (Grundtvig), une semaine de formation a pu être organisée en mai 2013 dans la Sarthe en regroupant une vingtaine d’animatrices et d’animateurs européen⋅ne⋅s autour des spécificités des terrains d’aventure. Durant l’été 2013, plusieurs installations éphémères ont été éprouvées en Loire-Atlantique, notamment au Croisic pendant une semaine et à Chéméré pendant un mois dans le cadre d’accueils de loisirs destinés à des enfants. Puis, en étant plus proche des principes originels, un terrain a été monté pendant quelques jours lors d’un festival à Paimbœuf, accueillant une variété de publics et des familles. Dans le même temps, les échanges ont continué avec la fédération des terrains hambourgeois pour approfondir les analyses et les réflexions après ces premiers essais dans une logique de recherche-action.

Quand bien même réussies, ces expérimentations restaient limitées par leur caractère éphémère. S’est alors posée la question d’établir plus concrètement et durablement l’existence d’un terrain d’aventure sur un territoire. À l’occasion d’autres actions de formation et par l’intermédiaire des réseaux de l’association, la possibilité d’investir le terrain d’un bailleur social dont des bâtiments allaient être détruits prochainement s’est présentée. Cette opportunité a conduit à tenter une nouvelle expérimentation, à la fin juillet 2018 pendant cinq jours, dans le quartier de Belle-Beille à Angers.

L’inscription dans le quartier

Comme pour une partie des terrains explorés à Hambourg ou les premiers apparus en France (Paris, Rennes, Bordeaux…), le terrain d’aventure s’est installé dans un quartier (historiquement) populaire et ouvrier d’Angers. Construit dans les années 1950, il fait partie de la première vague de construction de grands ensembles pour répondre aux problématiques de logement dans le contexte de l’Après-guerre. Il se structure le long d’une avenue, bordée par des tours et des barres imposantes et réunit des équipements (écoles, cinéma, piscine, centre social…) qui cohabitent avec des maisons autoconstruites (maisons castors d’ouvriers) et quelques maisons individuelles. Depuis les années 2000, et devant la vétusté des logements bâtis, le quartier a connu plusieurs opérations – conséquentes – de « rénovation urbaine » pour détruire, réhabiliter et construire de nouveaux logements, mais aussi réaménager les espaces publics et les accès aux transports en commun. Présentement, le quartier reste principalement composé de logements sociaux, collectifs, loués, et est inclus comme « quartier prioritaire » dans plusieurs dispositifs de politique de la ville, dont celui de zone franche urbaine.

Avec une part importante de jeunes (41 % de la population a moins de 25 ans en 2015[4]), les habitant⋅e⋅s de Belle-Beille sont néanmoins marqués par un faible taux d’emploi (44 %) et plusieurs formes de précarité alors que près de 41 % de la population se situait sous le seuil de pauvreté (2014). Même si une entreprise informatique avait participé à l’essor économique du quartier dans les années 1960 en étant le principal pourvoyeur d’emploi, elle a été rachetée par d’autres entreprises concurrentes, réduisant au fur et à mesure ses effectifs. Par ailleurs, on peut s’apercevoir que 43 % (en 2015) des ménages sont des personnes seules, ce qui pose un enjeu fort autour du développement du lien social dans le quartier. Ce contexte socio-économique induit inévitablement des difficultés d’accès à plusieurs équipements, en particulier pour les enfants et les jeunes.

Ainsi, par l’intermédiaire des animations organisées par le centre social, notamment au pied des bâtiments « Belle-Beille Plage », il a été constaté comment des enfants et des jeunes n’accédaient pas aux activités proposées, à la fois par méconnaissance mais aussi en raison du tarif qui pouvait être un frein non négligeable, une partie de la population du quartier ne pouvant partir en vacances. À plusieurs reprises, les souhaits exprimés (ou non) par les enfants démontraient une forte envie d’avoir une prise avec leur environnement. D’ailleurs, plusieurs enfants « s’encabanaient » (Bachelart, 2012) déjà dans des lieux « cachés » qui ont pu être identifiés, mais ceux-ci étaient bien souvent rapidement détruits car « non-autorisés », par des agents garants de la « propreté ». Dans le contexte des démolitions et de nouvelles constructions, ces pratiques ont pu profiter des lieux, porteurs de mémoire, laissés en friche durant quelques années dans l’attente de nouveaux aménagements. Et d’ici quelques années, il en sera de même pour les barres qui entourent le square Champagny, vouées à être démolies.

Des liens tissés

Présent à Belle-Beille depuis plus de 40 ans, le centre social Jacques Tati est à l’origine et le porteur du projet de terrain d’aventure. Au jour le jour, il a pour ambition d’accompagner les habitant⋅e⋅s – quel que soit leur âge – dans leurs quotidiens et de développer le lien social sur le quartier. Si ces actions prennent place « dans les murs » (ateliers, clubs, etc.), il a aussi vocation à intervenir « hors les murs », en allant à la rencontre des personnes ainsi qu’en initiant des interventions dans la rue. Qui plus est, le centre est aussi en lien avec les autres institutions du quartier, que ce soient les établissements scolaires et leurs accueils périscolaires ou d’autres établissements de loisirs ou culturels voisins. Grâce au relais de ces derniers comme à l’accueil de plusieurs groupes (sur le temps scolaire ou périscolaire) avant la période estivale, des enfants ont pu découvrir et situer plus rapidement ce nouveau terrain de jeu.

À destination des parents, des sessions de porte-à-porte ont été réalisées auprès du voisinage et aux alentours du centre social afin de les informer du projet et de son ouverture, avant une réunion d’information sur le square. De manière générale, l’accueil du terrain par les habitant⋅e⋅s a été très positif, car il répondait aussi à une forte demande d’activités de loisir au plus près de chez soi.

Par ailleurs, à un autre niveau institutionnel, le centre social et les Ceméa avaient pu se réunir avec la CAF (Caisse d’Allocations Familiales) et la DDCS (Direction départementale de la Cohésion Sociale), en charge – notamment – de l’accueil des enfants en dehors de leur domicile. Ces deux institutions responsables de l’organisation d’offres de loisirs adressés aux enfants, par l’intermédiaire des ACM par exemple, se sont montrées très intéressées pour suivre le développement de cette expérimentation. En y associant le bailleur social, propriétaire du terrain, ces partenaires ont constitué un comité de pilotage qui, réuni régulièrement, a suivi son organisation et son évaluation.

Le quotidien d’un terrain

Le principe du terrain d’aventure tel qu’il a été proposé est simple : c’est un village de jeux et d’expérimentation permanent, qui évolue avec le temps, en fonction des besoins, des désirs, des nécessités aussi… Il est encadré par des limites visibles (barrières) et des personnes (animateurs et animatrices, bénévoles, parents) qui sont là pour proposer aux enfants un espace de liberté, de créativité, d’inventivité, en toute sécurité.

Après la fête d’ouverture où plus d’une centaine de personnes étaient présentes et les premiers accueils de groupes, le terrain est ouvert du lundi au jeudi de 11 h à 19 h, le vendredi de 11 h à 21 h et le samedi de 14 h à 18 h. Au total, cela correspond à 46 heures par semaine et, pour le temps d’expérimentation à près de 260 heures d’ouverture. Dès les préparations, c’était une des conditions de réussite repérée car sans une grande amplitude horaire, ou à défaut de disponibilité, le risque était que les habitant⋅e⋅s ne puissent pas s’approprier les lieux. Au regard de la fréquentation du terrain, par âge et par sexe, il s’avère que le but a été atteint en comparaison à d’autres équipements de loisirs du quartier. Dès le démarrage, plusieurs espaces ont été délimités et aménagés sommairement : bar à peinture, lieu de stockage (un container verrouillable), lieu pour visser, clouer, etc., lieu de repos, toilettes sèches, point d’eau… Sans être fixés ou immuables, ils étaient les supports des constructions.

Au quotidien, des rituels se sont rapidement institués, non sans liens avec la pédagogie institutionnelle promue par les Ceméa afin que les enfants investissent pleinement le dispositif. Ainsi, tout accueil de nouvelle personne (enfant comme adulte) était l’occasion d’une présentation – par une animatrice ou un enfant – du terrain, du cadre, des règles, des horaires, des possibilités. Un temps de rangement journalier a été établi ainsi que des réunions hebdomadaires avec les participant⋅e⋅s. Il s’agissait de pouvoir questionner le cadre du terrain, de discuter de l’avenir des constructions, ou encore d’organiser des événements festifs particuliers. Les enfants étaient interrogé⋅e⋅s sur leurs envies en amont de la réunion afin de définir un ordre du jour, et un compte-rendu était affiché sur le terrain à la vue de tou⋅te⋅s. Ce type de réunion avait également été envisagé à destination de l’ensemble des publics du terrain, mais seul⋅e⋅s les enfants s’en sont vraiment emparés. En parallèle, des « métiers » ont été proposés au fur et à mesure des expériences afin d’organiser, au mieux, le fonctionnement du terrain. En voici quelques exemples :

En lien avec le magasin et ses outils, leurs usages étaient dépendants d’un « permis ». Avant de pouvoir utiliser les outils en toute autonomie, les personnes devaient passer un « permis » qui consistait en une présentation de l’outil, de son fonctionnement, et de ses règles de sécurité. Une mise en pratique était effectuée pour vérifier que l’outil était utilisé correctement. Évidemment, aucun papier n’était donné pour attester du passage, mais il reposait sur une confiance mutuelle et il pouvait être retiré temporairement avant d’être repassé. Une fois la présentation du terrain et les « permis » (selon les outils convoités) passés, les personnes étaient libres d’aller et venir à l’envi sur le terrain.

L’équipe d’animation était surtout dans une posture d’accompagnement des habitant-e-s et de démonstration des techniques de constructions (maniement des outils, pour scier une planche ou arracher un clou, etc.) sachant que, le plus souvent, quelques nœuds suffisaient pour établir les assemblages temporaires recherchés. L’équipe d’animation faisait principalement vivre le projet en « l’alimentant », en assurant la gestion du matériel et son approvisionnement. Aidé⋅e⋅s par les habitant⋅e⋅s,des matériaux divers ont régulièrement été apportés : du bois (palettes, planches, tasseaux, madriers…), des rouleaux de tissus, du cordage, de la moquette ou du lino, de la peinture, des bâches, gouttières et autres tuyaux en PVC, des pneus, des bidons (plastique et/ou métal), et des kilos de visserie… La liste n’est pas exhaustive. De même et dans le désordre des constructions réalisées sur le terrain, on dénombre : 18 tipis, 29 petites cabanes, 7 grosses cabanes, 32 meubles, 9 balançoires, 6 chars et bateaux, une centaine d’épées et de boucliers, 1 hamac géant en scotch… Au niveau de la sécurité, et en plus de la présence lors des fabrications, un tour des structures était effectué à chaque fin de journée afin de s’assurer de leur solidité, et en cas de besoin, démontaient ou modifiaient les constructions si un danger était repéré. Aussi, les animatrices et animateurs ont eu un rôle dans l’écoute, l’information et l’orientation auprès des habitant⋅e⋅s à l’occasion de leurs passages sans que cela concerne directement le terrain.

Belle-beille

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Photo 3 – Des constructions et des cabanes (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Baptiste Besse-Patin)

Ainsi, à la différence de la plupart des structures et espaces dédiés aux loisirs et aux vacances aujourd’hui en France, sur le terrain de Belle-Beille, il n’y a pas besoin d’inscription ni de file d’attente, il n’y a pas de prix à payer, même modique, il n’y a pas d’horaires hormis ceux de la présence de l’équipe d’animation. Cet espace rompt donc avec les structures classiques type « accueils de loisirs » ou « centres socio-culturels » par plusieurs points. D’abord, l’absence de murs et de portes à franchir pour y entrer et en sortir, au-delà du symbole, l’animation « hors les murs » offre la possibilité d’être là où sont les habitant⋅e⋅s, au pied de leurs logements, à portée de voix de leurs fenêtres. L’espace de loisirs n’est plus un endroit spécialisé ou dédié, mais un lieu de vie quotidien pouvant devenir un espace de loisir.

Le terrain reste accessible même lorsqu’il est – symboliquement – fermé (en dehors du container contenant les outils). Cette accessibilité a, semble-t-il, facilité son appropriation alors que les habitant⋅e⋅s (enfants comme adultes) se sont saisis des aménagements et des constructions en dehors des heures d’ouverture. Il permet à chaque personne de pouvoir, même temporairement, investir et agir sur cet espace, en bas de chez soi. Et au fil du temps, un mini-village voit le jour au pied des immeubles, avec son auberge, son bar et sa cabane de sieste…

Vers de nouvelles expériences

À la suite de ces premières expériences, un important travail de documentation a été réalisé pour garder des traces, consigner et rapporter les événements qui ont entouré l’installation et traversé le terrain durant les semaines d’ouverture. En plus des rapports rendus aux différentes institutions partenaires, l’équipe organisatrice a souhaité élaborer un ensemble d’outils pouvant permettre à d’autres personnes de mettre en place un terrain d’aventure. Afin de poursuivre les réflexions et la diffusion de ces outils, une journée d’étude a été organisée en février 2020 et a été l’occasion d’engager la rédaction d’une charte ainsi qu’un travail autour de la réglementation avec les partenaires institutionnels réunis dans le comité de pilotage. À défaut de pouvoir bénéficier d’un cadre légal établi, qui fait écho aux difficultés rencontrées par les terrains pionniers dans les années 1970, se dessine peu à peu un cadre commun entre un organisateur et son assurance, la collectivité ou le bailleur propriétaire du terrain, la CAF et les services étatiques déconcentrés dédiés à la jeunesse. Par ailleurs, en écho aux Enfants bâtisseurs de Flatard & Prémel (1982), un nouveau livre collectif – suivant sur une maquette similaire – a été édité par les éditions Cafard : Terrains d’aventure (Collectif, 2020).

Avec une volonté de diffusion affichée, tous ces travaux réactualisent et renouvellent les rares documents des années 1980. S’ils valorisent le terrain d’aventure de Belle-Beille, ce sont autant d’outils qui soutiennent d’autres projets d’aventure dans la région, une future délégation d’élu⋅e⋅s d’Angers à Hambourg comme la constitution d’un réseau français autour de ce dispositif atypique.

Un terrain de jeu peu ordinaire

Peut-on avancer que le terrain d’aventure est le terrain de jeu idéal ? Pour répondre à cette question, il convient d’abord de s’accorder sur la manière dont on appréhende les pratiques ludiques, et ensuite, montrer en quoi et comment un terrain d’aventure, à travers le cas de Belle-Beille, soutient ces pratiques ludiques en offrant un espace et un contexte favorables à leur développement. Pour cela, précisons déjà ce que l’on entend par « jeu ». Le seul terme apposé pour décrire une pratique sociale ou un objet vendu ne saurait garantir à lui seul que des personnes en viennent effectivement à jouer. Avant d’entrer dans les détails, on peut déjà noter que, « le jeu est une affaire de coproduction » (Brougère, 1994, p. 80) entre des joueurs et des joueuses et que celle-ci est indissociable d’un contexte social et culturel, historique et spatial. Dès les premiers mois, les enfants ont peu à peu appris à jouer avec leurs parents et, au gré des expériences, jouent essentiellement à partir des pratiques et des références qui constituent leur environnement. En d’autres termes, le jeu est aussi « une co-construction avec l[es] adulte[s]” (Brougère, 2005, p. 82) qui au-delà du jeu, encadrent sa pratique à des degrés variables.

Photo 4 : Des enfants au milieu des constructions (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Klo Artières)

Toujours à l’appui des travaux de Brougère (2005), notons que le jeu n’est pas tant une activité distincte ou spécifique qu’une dimension ou une forme que peut prendre toute activité sociale. Comme l’avance Reynolds (1976), « [l]e caractère ludique d’un acte ne provient pas de la nature de ce qui est fait mais de la manière dont s’est fait… Le jeu ne comporte aucune activité instrumentale qui lui soit propre. » En ce sens, une caractéristique fondamentale du jeu est le « second-degré » : bien que réelle, le sens de l’activité est à comprendre à un degré second à la manière de l’humour ou du théâtre. Marcher et jouer à marcher se différencient par le sens ludique attribué au deuxième, suite aux décisions du ou de la joueuse. En effet, plutôt que d’invoquer la délicate notion de liberté, Brougère (2005) mobilise un deuxième critère qui est la décision, autrement opérationnelle et observable. Sans elle, on imagine difficilement une personne forcée à jouer contre son gré, mais il s’agit aussi de décider de continuer à jouer et de prendre part aux actions engagées sur un mode ludique. Partant de là, jouer – entendu comme la transformation d’une situation sur un mode ludique – est une activité réalisable en tout temps et en tout lieu (avec un canapé dans un salon comme avec de la nourriture à table), même si elle peut s’adosser à des supports (jouets) ou d’autres pratiques (loisirs, sports, etc.).

Pour reprendre les propos introductifs, contrairement aux aires de jeux, conçues pour cet usage et adressées spécifiquement aux enfants (voire à des tranches d’âge), le terrain d’aventure ne met pas à disposition d’équipements ludiques d’ores et déjà définis, déterminés et ne prescrit aucun usage particulier. Il s’agit moins d’une aire bâtie qu’un espace à construire où il est possible d’inventer et de fabriquer les équipements souhaités, voire de les démonter (ou les détruire) pour en assembler de nouveaux. Selon les périodes, les conditions météorologiques ou, évidemment, les participant⋅e⋅s, le terrain va être façonné et il va évoluer au gré des envies et des négociations enfantines. Partant de là, on comprend mieux comment les matériaux récoltés et amassés offrent une grande « jouabilité » (Besse-Patin & Delaunay, 2020). Alors qu’ils sont détachés de leurs fonctions premières, démontés, parfois indéterminés, les matériaux mis à disposition doivent être (ré)assemblés pour acquérir une nouvelle signification et une nouvelle utilité grâce à quelques outils. S’il arrive que, d’un point de vue extérieur, les objets récupérés et (r)amassés donnent une allure de « dépotoir », il reste à toute personne de faire œuvre de compréhension pour saisir le sens ludique donné aux assemblages fortuits et aux constructions bricolées, même de façon sommaire. Quelques planches peuvent devenir une arme de Fortnite, des cordes se transforment en pont ou en balançoire, des roulettes aident à fabriquer une carriole… Autant de supports qui alimenteront les histoires mises en scène à l’ombre des cabanes… Autrement dit, l’espace accordé comme les ressources mises à disposition donnent l’occasion d’en décider les usages et de les (ré)investir d’un sens personnel, distinct de leur conception initiale et potentiellement partagé avec les autres participant⋅e⋅s. On retrouve ici la « théorie des éléments indéterminés » proposée par Nicholson (2010 [1972]) sur laquelle s’est largement appuyé le playwork, profession développée à partir des terrains d’aventure au Royaume-Uni (Newstead, 2019). Qui plus est, on retrouve aussi les « trois conditions essentielles à la source des activités et à la réussite d’un terrain d’aventure » qu’avait pu repérer Raveneau (2020, p. 85), à savoir : “[m]ilieu transformable, matériaux à disposition et liberté d’action ».

Photo 6 – Des constructions en cours (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Klo Artières)

Aux deux critères de second-degré et de décision qui fondent la forme ludique d’une situation, Brougère y associe trois critères qui en découlent. Une pratique ludique est réglée, qu’elle suive une règle d’un jeu traditionnel transmis depuis plusieurs générations ou la décision d’un enfant supposant « et on dirait que… ». Un accord souvent tacite et fluctuant oriente et guide les participant⋅e⋅s qui peuvent tout aussi bien s’arrêter et négocier un nouveau sens à donner à la situation. De ce fait, et on l’imagine sans mal pour les plus jeunes enfants, selon les événements et l’enchaînement d’actions, le jeu est marqué par une incertitude quant à son issue. C’est une évidence pour une rencontre sportive ou une partie de jeu de société (à quoi bon jouer quand on connaît déjà le résultat). Il en va de même pour un terrain d’aventure dont l’organisation temporelle souple et l’absence de programmation d’activités ouvrent un espace des possibles, autorisant les imprévus ; obligeant les animatrices et les animateurs à les accueillir et les accompagner.

Enfin, reste la frivolité. Futile ou à utilité discutable, jouer n’a pas ou peu d’effets ou d’incidences sur le cours de nos vies ou, avec un autre terme, il est autotélique et se suffit à lui-même. Forcément associé au plaisir, jouer peut être considéré comme une maîtrise de celui-ci : par ses décisions et le second-degré ajouté, une personne peut le faire advenir et, pour ce faire, pourra puiser dans les ressources disponibles comme sa culture ludique. Et c’est parce qu’il y a cette frivolité, une « minimisation des conséquences » (Brougère 2005, p. 56), que le ou la joueuse pourra d’autant plus transformer, voire subvertir le cadre ordinaire : devenir un⋅e héro⋅ïne, dompter des animaux, adopter de nouveaux rôles, etc. C’est en ce sens que Bruner (1983, p. 83) y voit un « superbe moyen d’exploration » mais c’est aussi un élément fragile « dès que l’éducateur s’y intéresse » (Brougère 1997, p. 50). Sans s’étendre sur les « jouets éducatifs » ou les « jeux pédagogiques » (voire « sérieux » dans la formation d’adultes), la formalisation éducative des jeux, notamment par les animatrices ou animateurs qui attribuent des objectifs (pédagogiques) aux pratiques ludiques, peut affecter et minorer cette frivolité tout comme les décisions possibles des participant⋅e⋅s et le sens attribué aux objets ou à la situation : l’enseignant⋅e ou l’animatrice ayant décidé d’une histoire ou d’un thème, du déroulement et d’une « fin »… (Besse-Patin 2018). Dans le cadre du terrain d’aventure, la description précédente a bien souligné comment les postures des animateurs et des animatrices ont évolué ou se sont différenciées de celles, plus ordinaires, des centres de loisirs en se fondant sur l’accompagnement.

Même si l’article de Hayward et al. (1974) est déjà ancien, c’est une des rares études comparatives s’intéressant aux pratiques ludiques des enfants dans des aires de jeux – « traditionnelles » et « contemporaines » – et un terrain d’aventure à partir d’observations systématiques des comportements et des entretiens. Sans confirmer leurs résultats, ils permettent toutefois de conforter les propos précédents. D’une part, les pratiques des enfants sont fortement dépendantes de l’aire de jeux, de ses équipements, des adultes encadrants ou la présence de loose parts. D’autre part, les auteurs notent une complémentarité des activités effectuées sur chacun des lieux et montrent comment le terrain d’aventure permet des pratiques autrement « libres » et « ouvertes » qui sont recherchées par les enfants et jeunes plus âgé⋅e⋅s, et peuvent décider de leurs appropriations. En résumé, on note la forte congruence entre le dispositif du terrain d’aventure, ou sa forme d’organisation, et le jeu ou la forme ludique composée des cinq critères retenus par Brougère (2005). Même si la traduction française n’en conserve pas le terme, l’adventure playground est un espace ouvert et dédié au « jouer », qui donne les opportunités – matérielles et relationnelles – de transformer, au moins symboliquement, voire concrètement, son environnement. Il devient ainsi l’occasion – un temps et un espace dédié – prompte à générer et supporter des expériences ludiques d’enfants et de jeunes qu’il serait difficile de vivre ailleurs.

Conclusion : un renouveau du jeu en extérieur

Pour finir, la dimension ludique du terrain d’aventure est indissociable de ses dimensions sociale et spatiale. En plus d’offrir un contexte favorable aux initiatives décidées par des enfants (ou des jeunes), il offre aussi l’opportunité de rencontrer d’autres personnes de tout âge, d’autres habitant⋅e⋅s au-delà des sociabilités familiales ou scolaires habituelles mais aussi de construire une autre relation à son environnement proche dont témoignent les personnes et qui sont rapportées dans les bilans ou le livre publié (Collectif, 2020). En somme, et cela resterait à approfondir, il peut être considéré comme une forme d’appropriation du square, voire de réappropriation de l’espace public, pour des personnes et des groupes sociaux qui en sont souvent écartées et éloignées.

Photo 8 – Une cabane à étage (Belle-Beille, juillet 2019, cliché Baptiste Besse-Patin)

Aujourd’hui, quels lieux permettent à des enfants ou des jeunes de prendre place ? de s’installer et monter des cabanes ? d’investir un lieu et de s’arranger un territoire pour leurs usages ? Ainsi, en plus d’une frivolité ludique, le terrain d’aventure porte une autre considération des enfants (ou des mineur⋅e⋅s) et défend leur « droit à la ville » en prenant le contre-pied de processus sociaux qui les ont peu à peu exclus de l’espace public (Paquot, 2015). De nombreux travaux récents des géographies de l’enfance ont montré leurs incidences sur les rapports des enfants (ou des jeunes) à l’espace urbain. Ces dernières décennies, en réponse à l’urbanisation croissante associée à l’augmentation du trafic routier, la restriction de la mobilité autonome, la réduction et la sécurisation des lieux pour jouer, se sont largement développées une sociabilité intérieure et une « culture de la chambre » (Glévarec, 2009) avec l’élargissement des logements et la spécialisation d’activités en direction des enfants (structures dédiées, fermées, avec des professionnelles et des orientations éducatives marquées). En somme, Zeiher (2003) dénote cette « archipélisation » (islandization) des enfants, déplacés par des adultes en voiture entre plusieurs îlots intérieurs, tenus à l’écart de leurs environs, voire déconnectés de l’espace public.

Au regard de ces processus spatiaux, établir un lieu pour jouer – dans le sens le plus simple et mécanique du terme (voir Henriot, 1989) – relève de la gageure. Introduire du « jeu », un intervalle dans les rouages de la ville contemporaine où l’on peut prendre de la distance avec les contraintes est un pari ambitieux pour le terrain d’aventure, à l’opposé de la discipline proposée par les aires de jeux normalisées et sécurisées (Cavallo, 1981 ; Murnaghan, 2016). Par le « vide » de significations et l’absence de fonctions, les ressources mises à disposition sont autant d’interstices ou de marges propices à des usages ludiques que les enfants ou les jeunes peuvent rechercher et investir (Maurin, 2010). Autrement dit, le terrain d’aventure se distingue des « lieux (conçus) pour les enfants » (spaces for children) et visent à être un « lieu (investis par des) d’enfants » (children’s spaces) (Rasmussen, 2004) à l’image des terrains vagues de Mon Oncle (1958).

Enfin, plus largement, cette expérience atypique peut être associée à d’autres actualités qui indiquent un mouvement de fond conséquent concernant les opportunités de jouer offertes aux enfants. Sans exhaustivité, on peut évoquer, dans un premier lieu, le mouvement des “rues aux enfants”[5] réservant ponctuellement (ou de façon récurrente) une rue dans l’espace public pour les pratiques ludiques enfantines et familiales en France ainsi qu’en Angleterre avec l’association Playing Out [6]. En deuxième lieu, les réfections et le réaménagement des cours de récréation que ce soit à Paris avec les cours OASIS[7] ou à Grenoble[8]. Aménagement qui peut aussi concerner la présence de matériaux ludiques dont des « loose parts » comme peut le proposer le dispositif des « boîtes à jouer » (voir Brougère et al., 2016). En dernier lieu, ces actions participent probablement d’un mouvement et d’une réflexion plus larges sur la place des enfants dans la ville, notamment à Rennes[9], et prolongent des travaux déjà anciens, mais récemment traduits, de Tonucci (2019), auquel le terrain d’aventure de Belle-Beille contribue à son échelle.

Références


Renvois

[1]L’INA en a conservé et diffusé une vidéo sur internet : https://www.dailymotion.com/video/xfe2w8

[2]Voir le site internet : http://lespetitspierrots.blogspot.com/

[3]On peut se reporter aux articles de presse de Claire Levenson (2014, http://www.slate.fr/culture/85803/enfants-aventure), Julie Pêcheur (2015, http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2015/02/17/les-nouvelles-aires-de-jeux_4574455_4497916.html) et Vincent Romagny (2016, https://www.la-croix.com/Journal/Les-aires-jeux-beaucoup-evolue-2016-11-15-1100803391).

[4]On se réfère dans ce paragraphe aux chiffres collectées par le service d’information géographique de la politique de la ville : https://sig.ville.gouv.fr/Cartographie/QP049001

[5]Voir le site : http://www.ruesauxenfants.com/

[6]Voir le site : https://playingout.net/

[7]Voir le site du CAEU de Paris : https://www.caue75.fr/ateliers-a-l-ecole/ateliers-cours-oasis

[8]Voir l’article de presse : https://www.liberation.fr/france/2020/07/20/grenoble-fini-le-bleu-et-le-rose-la-recre-passe-au-vert_1794785

[9]Voir l’article de presse : https://www.liberation.fr/futurs/2020/07/14/rennes-la-ville-taille-enfant_1794145

Par Klo Artières, Baptiste Besse-Patin, Rémi Cadier, Thomas Charlot, Simon Guillon, Damien Lule, Gilles Raveneau